Vous avez tous les deux travaillé dans le milieu de l’éducation populaire : comment expliquer que l’écologie politique soit encore peu visible au sein de ce mouvement ?
Guillaume Sabin J’ai d’abord connu ce milieu en tant que jeune éducateur, salarié d’une association à Brest, puis lors d’une longue expérience en Amérique latine, notamment en Argentine. Or, dans le contexte latino-américain, l’éducation populaire est toujours couplée à la notion de mouvement social, et donc aux luttes environnementales.
La première fois que j’ai entendu parler d’Agenda 21 (« plan d’action » pour le XXIe siècle adopté au sommet de la Terre en 1992, NDLR), c’était du côté des mouvements paysans autochtones argentins qui se revendiquaient très clairement de l’éducation populaire. D’ailleurs, certaines personnes avaient été directement formées par le pédagogue brésilien Paulo Freire. Or en France, certaines organisations d’éducation populaire, en se concentrant sur des domaines très spécifiques, la jeunesse ou les loisirs, se sont déconnectées des luttes environnementales.
Article de notre n°69 « Éducation populaire », disponible en kiosque, sur notre boutique et sur abonnement.

Irène Pereira Comme le souligne Guillaume, les mouvements d’éducation populaire dans le contexte latino-américain et étasunien se sont intéressés de longue date à l’écologisme des pauvres, puis à l’« éco-pédagogie » à la suite de Paulo Freire.
En France, des personnes dans le mouvement associatif ont pu être influencées par des penseurs comme André Gorz ou Françoise d’Eaubonne dès les années 1960, mais l’intersection entre justice sociale, racisme et environnement s’est faite plus tardivement. Par exemple, la notion de racisme environnemental1, qu’on retrouve aujourd’hui dans certains dispositifs d’éducation populaire, n’a vraiment émergé que très récemment avec des personnalités comme Fatima Ouassak (lire Socialter n°62).
Plusieurs collectifs qui se revendiquent de l’éducation populaire – qu’il s’agisse de coopératives comme Le Pavé ou les Groupes de pédagogie et d’animation sociale, insistent sur l’importance de sensibiliser les participants aux affects, au soin (care), et à l’attention portée à son « milieu », comme vous l’écrivez Guillaume. Quel lien faites-vous entre ces pratiques et les luttes écologistes ?
G.S. Quand on parle d’environnement, on pense souvent aux « milieux naturels ». Les sorties se font en forêt, en montagne, à la mer… Mais l’approche environnementale telle que j’ai pu la pratiquer avec la pédagogie sociale, c’est celle plus générale du « dehors », qu’il soit rural ou urbain. Cela pousse à une forme d’attention aux choses et aux gens.
Ce type de pratiques pédagogiques – quand les enfants ou les adolescents prennent un bus pour aller au quartier voisin ou découvrent le quotidien d’un ouvrier du BTP, d’un pêcheur ou du boulanger – cela les invite à se soucier de l’environnement immédiat, humain et non humain. Ils se confrontent à l’altérité, à la réalité des injustices, aux modes de consommation, aux normes instituées.
Pourquoi les poubelles sont-elles ramassées plus souvent dans tel quartier en centre-ville et pas chez moi ? Prêter attention aux êtres et aux choses est une façon d’aller à rebours de tout ce qui constitue le monde capitaliste, qui incite à se désintéresser des conditions de vie, des modes de production, etc. Ainsi, sans le savoir, de nombreux mouvements écologistes font de l’éducation populaire et des mouvements d’éduc’ pop font de l’écologie politique.
Irène, vous questionnez dans votre ouvrage la façon d’aborder la place systémique du capitalisme dans l’effondrement écologique : comment transmettre ce sujet ?
I.P. Peut-être en questionnant la place du travail. Et l’un des endroits pour le faire, c’est le syndicat. Ces organisations ont d’ailleurs une filiation directe avec l’éducation populaire. C’est là que se fabriquent le collectif et surtout une « éducation à la citoyenneté radicale » en contraste avec l’éducation à la citoyenneté telle qu’elle est développée à l’école où l’on n’aborde pas certains droits collectifs devenus fondamentaux : faire grève, manifester…
« C’est dans les syndicats que se fabrique une “éducation à la citoyenneté radicale” en contraste avec celle développée à l’école, où l’on n’aborde pas certains droits collectifs fondamentaux : faire grève, manifester… »
Comme l’a rappelé Paul Guillibert dans un ouvrage récent, Exploiter les vivants (Amsterdam, 2023), les travailleurs ont un pouvoir important de modification de l’appareil de production, ils peuvent s’organiser pour repenser la place du travail au sein de la crise écologique. La notion de « transition juste » est d’ailleurs issue du mouvement syndical : c’est un cadre qui englobe les moyens et besoins des travailleurs face aux industries et leurs conséquences pour l’environnement comme pour la santé. C’est une notion que l’on mobilise aussi dans l’éco-pédagogie car cela montre une autre articulation entre éducation populaire, syndicalisme et écologie.
Votre livre balaie différentes séquences d’éco-pédagogie fondées sur un corpus important, mais aussi des exercices pratiques…
I.P. Oui, ce sont des formats ludiques ou didactiques destinés aux militants ou collectifs et à tous ceux qui s’intéressent à l’enseignement des enjeux écologiques. Il s’agit d’amener les participants à se poser certaines questions qui se trouve au croisement de plusieurs sujets économiques, sociaux, philosophiques, à travers des activités à réaliser en petits groupes.

Par exemple, avec des mises en situation face à une injustice environnementale. Quels sont les modes de réaction existants ? Faire grève, interpeller les élus, occuper un espace ? Autre possibilité : imaginer des fictions, des utopies socio-environnementales sur les projets de société écologiques auxquels on aspire et les comparer ensuite. Ces repères permettent d’aborder les causes de l’effondrement écologique et de les articuler à des questions philosophiques plus larges. En mobilisant les « pratiques philosophiques dans la cité », qui est un courant de l’éducation populaire, on essaie de rendre accessibles à tout le monde des concepts philosophiques qui peuvent être assez compliqués.
Guillaume, dans Dévier, c’est plutôt le quotidien, la pratique manuelle et la façon de s’extraire des « normes » que vous mobilisez comme vecteurs d’éducation populaire…
G.S. Mon approche de l’écologie se fait plutôt au « ras de terre ». L’expression m’importe car elle implique la notion d’attention au monde et au non-vivant, créant une nouvelle écologie des relations : observer, écouter, récupérer, nouer des liens… Dans ce livre, j’ai partagé le quotidien de personnes ayant suivi la formation « Éducation populaire et transformation sociale » (cursus qu’il a coordonné entre 2015 et 2019 à l’Université de Rennes, NDLR).
Je montre comment elles agissent, fabriquent du lien et du collectif en adoptant d’autres modes de vie, pas tout à fait assujettis au travail discipliné, plus autonomes et refusant la hiérarchie. Ces individus, trentenaires ou plus âgés parfois, effectuent ce mouvement qui fonde certaines formes d’éducation populaire : une manière de remettre en cause la séparation du travail « manuel » et « intellectuel ». Leurs activités mobilisent sans cesse l’intelligence, la réflexivité, c’est d’ailleurs ce qui définit le bricolage et l’artisanat en général.
Cela passe par des gestes : auto-construire son habitat, s’essayer à de nouvelles activités, qui mobilisent le corps et l’esprit (cuisine, boulange, maraîchage, mécanique…). Ces activités nécessitent du temps : pour apprendre, entretenir des amitiés, se mobiliser contre des grands projets inutiles…
Quels sont selon vous les outils d’éducation populaire (on pense à l’arpentage ou les conférences gesticulées lire p.32) qui vous semblent pertinents dans les luttes écologiques actuelles ?
I.P. Certains dispositifs, comme les techniques de brise-glace, sont devenus très mainstream : le risque est grand qu’ils se retrouvent aussi dans des formations managériales sans aucune charge politique. C’est l’écueil de réduire l’éduc’ pop à un ensemble d’outils. Mais ce qui me semble le plus intéressant relève peut-être de l’enquête sociale qu’aborde Paulo Freire et qui est d’ailleurs présente dès le XXe siècle.
Il s’agit pour les participants de mener une enquête sur leurs conditions sociales d’existence. Ce sont des démarches qui croisent outils d’éducation populaire, méthodes en sciences sociales et luttes sociales.
Paulo Freire écrit : « Personne ne se libère seul, personne ne libère autrui, les hommes se libèrent ensemble, par l’intermédiaire du monde. » Comment fonctionne ce type d’enquête ?
G.S. Paulo Freire disait aussi qu’aucun système de domination ne supporterait que tous les dominés se mettent à dire « pourquoi ? ». Ainsi, lorsque les individus s’interrogent sur la pollution d’une rivière, d’une plage, d’une forêt et commencent à dérouler des fils, ils entrent dans cette logique d’enquête. Dans les luttes actuelles, on fait appel à des naturalistes, à des chercheurs, à des militants aguerris, on fait réseau, on mène une enquête, on problématise. Or, problématiser, c’est refuser le consensus, c’est poser des questions qui font mal.
L’enquête est à la fois corrosive et subversive, c’est un bon moyen de construire de l’égalité, car les gens parlent de leur situation, ils sont sujets d’une lutte, ce sont les premiers concernés et cela ne les empêche pas d’aller chercher des alliés. Beaucoup de luttes locales aujourd’hui produisent un nombre impressionnant d’enquêtes collectives ! C’est une expérience de mobilisation qui est relativement neuve et qui tient compte finalement du niveau d’instruction élevé de nos sociétés contemporaines.
« L’enquête est à la fois corrosive et subversive, c’est un bon moyen de construire de l’égalité »
I.P. Le mouvement féministe et ses pédagogies, avec les groupes de conscience et de parole, ont permis aussi de développer cette approche, de faire le constat que des expériences individuelles étaient aussi des expériences collectives et d’objectiver des situations. En passant par des éléments factuels, on peut les articuler avec d’autres formes de savoirs : artistiques, scientifiques, quotidiens, personnels.
G.S. Il ne faut en effet pas confondre le besoin d’éducation qui est énorme, avec le besoin « d’éducateurs » dont on peut se passer. Se mobiliser pour une lutte réactive une nécessité et un désir d’acquérir des compétences, de prêter attention à qui nous entoure : du savoir-faire du voisin au diagnostic des forces en présence, des alliés possibles… Je pense par exemple à des espaces de formation collective comme l’Atelier Paysan, où l’on construit des machines agricoles en copyleft2. Chacune et chacun pourra expérimenter et à son tour devenir passeuse ou passeur de connaissances.

D’ailleurs, sur ce point, les Gilets jaunes sont un autre très bon exemple d’éducation populaire : personne n’est venu les éduquer, ils ont créé des connaissances à partir de leur expérience sur les ronds-points. Les cahiers de doléances nés de ce mouvement sont le témoignage d’une appropriation politique, d’un désir d’égalité… rien d’étonnant à ce que le pouvoir en place ne soit pas pressé de les rendre publics ! (Le 11 mars 2025, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité une résolution demandant la diffusion et la restitution de ces cahiers, NDLR.)
Quels sont les défis de l’éducation populaire dans le contexte actuel de restriction des libertés, notamment dans l’espace public ?
G.S. Depuis la crise du Covid, les pédagogues de rue (qui pratiquent la pédagogie sociale, NDLR) doivent montrer patte blanche dans l’espace public qui est leur lieu de travail depuis trente ans et où ils n’avaient, jusqu’à présent, pas à se justifier de leur présence et des activités qu’ils y menaient.
Nous avons besoin de réinvestir l’espace public, car c’est un lieu crucial pour rencontrer des personnes en désaccord ou éloignées de nos cercles, de nos convictions, de nos univers. Ne pas le faire, c’est laisser s’installer les divisions que le modèle dominant affectionne tant. Un autre écueil serait de se dire qu’il suffirait que les gens aient pris conscience des inégalités ou des injustices pour qu’ils agissent. Or, il est nécessaire de passer de la pensée au geste, ça n’a rien de simple, cela nécessite de multiplier les expériences concrètes, de solidarité, d’apprentissages mutuels pour pouvoir réellement commencer à construire ce que pourrait être un monde post-capitaliste.
I.P. Je suis d’accord, il n’y a pas de lien mécanique entre la prise de conscience et l’action ! La conscientisation doit être suivie d’organisation, d’union, de coopération, de travail de la culture des mouvements sociaux. Franck Lepage et Christian Maurel (théoriciens et praticiens de l’éduc’ pop, NDLR), le rappelaient aussi : il faut travailler la dimension culturelle des mouvements. Et pour reprendre Gramsci, « tout rapport d’“hégémonie”est nécessairement un rapport éducatif ». L’enjeu maintenant est d’analyser les pédagogies mythifiantes de l’extrême droite et de produire des contre-pédagogies afin de les démythifier.
Notes et définitions
1. Nées dans le sillage des mouvements de lutte pour les droits civiques aux États-Unis, les notions d’écoracisme ou racisme environnemental permettent de caractériser des dégradations environnementales, implantations d'industries polluantes ou pollutions visant spécifiquement des lieux fréquentés par des minorités ethniques.
2. Dispositif permettant d’utiliser, d’étudier, de modifier et de diffuser son œuvre, dans la mesure où cette même autorisation reste préservée.
Écologisme des pauvres
Dans un ouvrage éponyme (Les Petits Matins, 2014), l’historien de l’économie Joan Martínez Alier démontre que les mobilisations écologistes s’inscrivent dans une logique de survie pour les populations démunies des pays du Sud. Il met en lumière de nombreux conflits « écologico-distributifs » menés par des groupes autochtones, des paysans ou des pêcheurs dont la subsistance est menacée par le développement industriel et développe l’idée de « dette écologique » des riches envers les pauvres.
Éco-pédagogie
L’éco-pédagogie est un courant en éducation environnementale développé par Francisco Gutiérrez, un chercheur du Costa Rica, spécialiste de la pensée du pédagogue brésilien Paulo Freire (1921-1997). Ce courant croise les sujets de justice sociale et de justice écologique, en plaçant la notion de capitalocène au centre des débats. Un ensemble de questions types permet de sensibiliser, « conscientiser » selon les termes de Freire, les participants. Qui souffre ? Qui profite ? Qui doit faire des efforts ? Qui doit agir ? Quelles modalités d’action ? Quel projet de société ?
Pédagogie sociale
La pédagogie sociale est apparue en Pologne au début du XXe siècle. Elle s’inspire des principaux praticiens et théoriciens des pédagogies alternatives comme Helena Radlińska, Janusz Korczak, Célestin Freinet, ou encore Paulo Freire. Elle conçoit l’apprentissage comme une relation d’égal à égal, qui se fait en extérieur, et se base sur le principe d’observation participante.
Irène Pereira
Philosophe, elle a travaillé sur le courant éducatif appelé « écopédagogie » dans un livre éponyme (Academia, 2024). Elle suggère des méthodes d’apprentissage croisant différents enjeux philosophiques pour se former à l’écologie politique.
Guillaume Sabin
Auteur de La Joie du dehorset deDévier (2019 et 2025, Libertalia), ethnologue et magasinier à l’association la Réserve des matériaux (ressourcerie du BTP), il creuse les aspects qui, au quotidien, permettent de s’émanciper des normes de la société capitaliste. Il s’appuie notamment pour cela sur son expérience en pédagogie sociale.
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