Mujeres Libres : Les féministes révolutionnaires

Espagne : 1936-1939
« Le problème de l’émancipation féminine est identique à celui de l’émancipation prolétarienne, ceux qui veulent être libres doivent faire le premier pas. »
Un outil : La double révolution féministe et anarchiste
À lire : Les éditions de leur revue éponyme Mujeres Libres : 13 numéros publiés entre 1936 et 1938 (consultables sur Internet)
Créée en 1936 dans le sillage du soulèvement face au putsch des militaires de Franco, Mujeres Libres est une organisation d’éducation féministe, autonome et libertaire. Elle naît à Barcelone à l’initiative de trois militantes anarcho-syndicalistes : Lucia Sánchez Saornil, Mercedes Comaposada et Amparo Poch y Gascón. Réunissant essentiellement des femmes issues de classes populaires – prolétaires, paysannes, prostituées, étudiantes –, le mouvement vise à libérer les femmes du « triple esclavage » du patriarcat, du capitalisme et de l’ignorance.
Article de notre n°69 « Éducation populaire », disponible en kiosque, sur notre boutique et sur abonnement.

Très vite, des groupes se forment à travers tout le territoire espagnol. L’organisation atteindra 20 000 adhérentes et joue un rôle clé pour « éduquer et former politiquement des milliers de femmes ». Les militantes déploient une multitude d’activités parmi lesquelles des cours d’alphabétisation, des enseignements généraux divers (grammaire, langues étrangères, histoire, philosophie, etc.) ainsi que des « sections féminines de travail » destinées à former les femmes dans une variété de domaines : transport, santé, métallurgie, électricité, agriculture, etc. L’organisation réfléchit également à de nouvelles formes d’apprentissage pour enfants et adultes compatibles avec des idéaux révolutionnaires et antifascistes (comme la suppression du système de notation). Mujeres Libres défend une pédagogie exempte de sanction, de compétition et d'autoritarisme.
Durant la guerre civile espagnole, les femmes du mouvement montent au front et s’organisent pour assurer la solidarité auprès des milices via des cliniques, des garderies ou des cantines. Mujeres Libres finit par s’auto-dissoudre lors de l’échec de 1939, et de nombreuses militantes seront contraintes à l’exil.
Élise et Célestin Freinet : Les instituteurs libres

France : 1898-1983 et 1896-1966
« Sans la révolution à l’école, la révolution politique et économique ne sera qu’éphémère. »
Un outil : Le « tâtonnement expérimental » et « l’imprimerie »
Un héritage : L’École Freinet
En 1925, l’amour pour la pédagogie et la révolution scelle l’union du couple Freinet et son engagement pour transformer l’éducation. Les deux instituteurs français, syndicalistes et membres du Parti communiste, critiquent l’éducation officielle pour son « gavage » intellectuel et la fausse neutralité de l’enseignement qui ne fait que servir les politiques d’un État capitaliste.
Ensemble, ils s’impliquent dans une école modeste au Bar-sur-Loup dans les Alpes-Maritimes, où ils mettent en place une éducation basée sur « l'expression libre » des élèves et l’autogestion. Ils introduisent des techniques d’apprentissage alternatives inédites, comme l’imprimerie pour éditer un journal scolaire de façon collective et autonome. Ou bien les « classes-promenades » pour faire connaissance avec le « milieu local », c’est-à-dire la nature, les bâtiments, les activités, tout ce qui fait le monde environnant. L’expérience est fructueuse mais dérange, et le couple est contraint d’abandonner à cause d’attaques menées à leur encontre.
En 1934, dans le village de Vence, ils créent leur propre école alternative, l’École Freinet, dédiée aux enfants des classes prolétaires. Plus que des connaissances, et loin des manuels scolaires, l’école leur transmet un mode de vie anticapitaliste fondé sur l’entraide communautaire, l’autonomie et le travail libre. L’objectif est d’offrir un environnement sain pour le corps et l'esprit au contact des autres et de la nature pour former des individus capables de s’affranchir de l’exploitation de la société.
Jouissant d’une notoriété au niveau national et européen, ils créent en 1947, l’Institut coopératif de l’école moderne (Icem) dans l’espoir d’initier un mouvement de masse.
Paulo Freire : L'allié des opprimés

Brésil : 1921-1997
« Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde. »
Un outil : La conscientisation
À lire : La Pédagogie des opprimés (1970), considéré comme le troisième ouvrage le plus cité au monde dans le champ des sciences humaines et sociales.
Le combat de Paulo Freire prend racine dès son enfance au Brésil. Ayant grandi dans une famille modeste frappée par la crise de 1930, il se lie d’amitié avec des enfants de travailleurs pauvres et développe une conscience aiguë des inégalités sociales et de l’oppression des plus marginalisés.
À partir de 1960, il imagine une méthode d’alphabétisation pour adultes à une époque où la moitié des habitants du pays est illettrée. Elle repose sur un apprentissage de la lecture et de l’écriture en amenant les personnes à verbaliser et dialoguer à partir de leur vécu, afin de leur permettre de « conscientiser » leurs conditions de vie. Le concept est une réussite et il le déploiera dans tout le pays, mais un coup d’État militaire y met fin et le contraint à l’exil pendant seize ans.
Il poursuit alors ses expériences d’éducation au Chili jusqu’à la publication de La Pédagogie des opprimés en 1970. Pierre angulaire de sa pensée, il y défend un apprentissage libéré des rapports de domination entre éducateurs et apprenants, et défend une éducation dont le rôle est de construire une lecture critique du monde pour mieux le transformer et lutter contre ses injustices. Sa pédagogie le conduit à superviser des campagnes d’éducation pour adultes dans plusieurs pays d’Afrique (Guinée-Bissau, Angola, Mozambique).
À son retour d’exil en 1985, il participe activement à la vie publique brésilienne. Il cofonde le Parti des travailleurs et sera chargé de la transformation de l’enseignement municipal à São Paulo. Plus de vingt-cinq ans après sa disparition en 1997, il reste une figure mondialement reconnue de l’éducation dont la pensée subversive, remarquable d’actualité, inspire à travers le monde.
Helena Radlińska : L’éducatrice intégrale

Pologne : 1879-1974
« Une nation qui veut vivre et se développer doit s’opposer au gouvernement policier par ses propres forces culturelles »
Un outil : La bibliothèque ouvrière
À lire : L’Éducation sociale. Fonctions, méthodes, et organisation (1913) : ouvrage collectif, fondateur sur les pratiques d’éducation dans les milieux pauvres, ruraux et analphabètes.
Dans une Pologne étouffée par l’occupation russe depuis 1815, Helena Radlińska, issue de l’élite intellectuelle, comprend dès son plus jeune âge que l’oppression ne se combat pas uniquement par les armes, mais aussi par l’éducation. Son immersion précoce dans les salons d’éducation clandestins et les luttes sociales de son cercle familial marquent le début d’une vie militante consacrée à l’instruction populaire et à l’émancipation du peuple polonais.
À sa majorité en 1897, elle s’engage dans diverses actions pour venir en aide aux classes défavorisées et soutenir l’indépendance polonaise. Elle fonde l’Union des associations d’entraide sociale, prend des cours d'infirmière pour soigner les plus démunis, et joue un rôle central au sein de l’Université populaire Adam-Mickiewicz, pionnière de l’éducation ouvrière à Cracovie. Elle y repense notamment l’organisation des bibliothèques. Pour elle, « une bibliothèque publique doit être équipée et pourvue de telle sorte qu’un intellectuel et un ouvrier s’y retrouvent et en tirent un égal profit ».
Très vite, elle imagine le concept qui la rendra célèbre : la pédagogie sociale. Celle-ci tient compte du milieu de vie des apprenants pour les amener à améliorer et transformer leurs conditions d’existence. Elle inscrit ainsi l’apprentissage dans un champ d’action à la fois social et culturel hors des seuls murs de l’école.
Après l’indépendance polonaise de 1918, sans jamais quitter le terrain, son combat mûrit aussi dans le champ académique, et sa pédagogie prend une dimension internationale.
Saul Alinsky : L'instigateur des luttes

États-Unis - 1909-1972
« Aucun individu, aucune organisation ne peut négocier sans le pouvoir d’imposer la négociation. »
Un outil : L’organisation populaire
À lire : Rules for Radicals (1971) : « écrit pour ceux qui n’ont rien, pour leur permettre de prendre le pouvoir aux nantis ».
Saul Alinsky est un militant américain, considéré comme le père du community organizing. Cette méthode d’intervention sociale vise à aider les populations des quartiers pauvres à se mobiliser pour faire valoir leurs droits. Son approche repose sur l’idée que le changement social ne viendra jamais des élites, mais de l’organisation collective des habitants autour de leurs intérêts communs.
Il mène l’une de ses premières expérimentations en 1939 à Chicago dans le quartier d’immigrés Back of the Yards. Il fait naître le conseil de quartier de Back of the Yards (Back of the Yards Neighborhood Council, BYNC) grâce auquel les habitants s’organisent et appliquent diverses tactiques, comme le sit-in devant le domicile d’un propriétaire crapuleux ou le boycott d’une enseigne. Ils obtiennent des améliorations significatives de leur quotidien : l’augmentation des salaires dans les entreprises locales, la rénovation des logements ou la baisse de prix dans les magasins.
Fort de ce succès, Alinsky réplique sa méthode auprès de dizaines de communautés à travers les États-Unis. Il fonde ensuite la Industrial Area Foundation, une organisation qui forme ceux qu’il nomme des « organizers », des animateurs sociaux chargés d’accompagner les habitants d’un quartier dans leurs modes d’action afin de mener à bien leurs luttes. Quelques mois avant sa mort, il publie son ouvrage majeur, Rules for Radicals (1971), manuel de bonnes pratiques où il partage ses expériences et sa vision critique de la lutte sociale.
Bell hooks : La pédagogue transgressive

États-Unis - 1952-2021
« L’éducation comme pratique de la liberté est un moyen d’enseigner que quiconque peut apprendre. »
Un outil : La transgression
À lire : Une trilogie éducative : Teaching to Transgress: Education as the Practice of Freedom, Teaching Community: A Pedagogy of Hope,Teaching Critical Thinking: Practical Wisdom (2004).
Féministe, antiraciste, bell hooks est une brillante intellectuelle et infatigable pédagogue noire-américaine. Enfant, c’est dans les écoles noires de l’Amérique ségréguée qu’elle découvre « l’apprentissage comme révolution ». Adulte, elle invite à briser les carcans du monde éducatif traditionnel en incitant à la « transgression » de son autorité et de son élitisme. Son objectif ? Aider ses élèves à construire une pensée critique du monde pour éradiquer ses oppressions.
Elle s’inspire de l’éducation « comme pratique de la liberté » de Paulo Freire qu’elle reconfigure depuis une perspective féministe radicale croisant la lutte contre le racisme, le sexisme et la société de classe. Sa pédagogie mêle étroitement la théorie à la pratique et la pensée à l’expérience vécue. D’après elle, pour assurer son rôle émancipateur, l’enseignement doit offrir une expérience intellectuelle exaltante et un espace d’apprentissage mutuel dans le respect de chacun.
Si son approche pédagogique a été principalement conçue et pensée pour une salle de classe, bell hooks encourage une éducation partout « où les gens sont » en mobilisant des pratiques qui s’adaptent à tous les publics. Dans ses écrits, elle s’efforce d’employer une écriture simple en refusant d’appliquer les normes universitaires qui complexifient la lecture. En dehors de son parcours académique, elle se rend dans les églises, les écoles de quartiers populaires, et autres lieux de vie, pour partager son savoir, notamment auprès des communautés noires défavorisées. Jusqu’à la fin de sa vie, elle mettra tout en œuvre pour cultiver le pouvoir politique de l’éducation.
Soutenez Socialter
Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !
S'abonnerFaire un don