Bascules #2

Françoise d'Eaubonne : la lutte des sexes avant la lutte des classes

Illustration : Maria Fade

Inventrice du concept d’écoféminisme, Françoise d’Eaubonne (1920-2005) a élaboré ses thèses croisant domination patriarcale et destruction écologique avec le souci de les ancrer dans le temps long. Le texte que nous présentons, extrait de l’introduction à Histoire de l’art et lutte des sexes, jamais réédité depuis sa parution en 1978 aux éditions de la Différence, est emblématique de cette réflexion historique et anthropologique. Compilant plusieurs sources, notamment La Société contre nature (1972) de Serge Moscovici, Françoise d’Eaubonne soutient que la lutte des sexes précède la lutte des classes. Elle anticipe les études de genre en montrant comment cette domination patriarcale accouche d’une « idéologie de sexe » prescriptive favorisant les hommes.

Balisons le terrain : il faut avant tout commencer à établir dans la lutte qui de tout temps divisa l’humanité, la priorité chronologique de la lutte des sexes sur la lutte de classes, puisqu’il ne s’agit pas seulement pour les femmes d’avoir été de simples biens de consommation, mais fondamentalement des signes d’échange. Certes, le marxisme a raison de souligner que la mise en esclavage des femmes commence par un fait économique, celui de l’appropriation, par les hommes, de l’agriculture 1. « La femme était esclave avant que l’esclave fût. » Mais c’est bien de son esclavage à elle, le premier de tous, qu’est né celui de l’homme par l’homme : Engels et [August] Bebel avaient déjà souligné ce que les marxistes d’aujourd’hui, en général, n’ont que trop tendance à oublier.

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Il sortirait du cadre de ce travail d’examiner, fût-ce en survol, ce que nous avons déjà essayé de dénoncer dans Le Féminisme ou la Mort [1974] et dans Les Femmes avant le patriarcat [1976] à savoir : l’exploitation et l’assassinat massif de la nature accompagnant l’exploitation et l’assassinat massif des femmes sous le poids des maternités depuis cinq millénaires, malfaisances parallèles qui aboutissent aujourd’hui à notre catastrophe écologique, l’épuisement des ressources et la surnatalité. Il s’agit là des conséquences directes de ces deux découvertes fondamentales qui cimentèrent le patriarcat : la maîtrise de l’agriculture et la découverte du processus de la paternité 2. Il est pourtant intéressant de signaler qu’aujourd’hui, de plus en plus, et à divers niveaux, les recherches écologiques confirment dans l’angoisse cette analyse qui hier encore indignait (cf. par exemple dans Science et Vie de mars 1975, l’étude consacrée à la désertification du Sahara comme conséquence d’une exploitation agricole démentielle et non plus, comme on l’avait jusqu’alors soutenu, d’un simple changement de climat ; il y a longtemps que nous avions attiré l’attention sur le fait que cette surexploitation avait commencé dans l’Antiquité sitôt que la charrue masculine succéda à la houe des agricultrices.)

« L’axe central de la civilisation patriarcale universelle est, depuis 5000 ans, cette volonté d’exploitation illimitée. »

L’axe central de la civilisation patriarcale universelle est, depuis 5 000 ans, cette volonté d’exploitation illimitée qui contredit violemment le narcissisme grec (qui ne connut d’expansionnisme qu’avec Alexandre), mais reconduit de façon bien plus viable, pendant des siècles, l’hostilité anti-féminine obligée évidemment à s’occulter bien davantage devant les nécessités du développement industriel et capitaliste après sa première phase, l’accumulation du Capital exigeait l’intégration de tous et de toutes à la production. L’évolution de cette situation est telle qu’aujourd’hui le livre, ou n’importe quel discours, n’a de valeur que comme appui de l’action directe ; et c’est le cas de celui que nous entreprenons. Dans les très antiques débris de la civilisation mésopotamienne mis au jour dans les années 1960, ainsi que dans la culture de Jéricho I, contemporaine de la houe féminine, on ne trouve encore aucune trace de guerre ou d’esclavage, si on y constate l’empreinte indéniable d’une « gynocratie » due à l’agriculture matriarcale (cf. Evelyne Reed : « Les Femmes, caste, classe ou sexe ? » in revue Partisans, janvier-­février 1971) 3.

Cependant, en revanche, nous trouvons une société de castes dans l’antique matriarcat de Mithila, au nord du Népal, dont les ethnologues ont redécouvert l’art entièrement féminin et l’ont fait connaître dans une exposition au Petit Palais de Paris, mai 1975. Cette exposition qui a fait quelque bruit peut renverser totalement les préjugés universitaires concernant l’archéologie ; et, s’il existe encore des gens qui y croient, les préjugés sur l’absence biologique et congénitale de créativité chez les femmes. Voici donc un pays de 20 millions d’habitants qui, depuis 1 500 ans avant notre ère, vit en matriarcat ; un État géographiquement situé, nullement inaccessible, connu de tout temps si ce n’est très fréquenté par l’Occident ; une région où, de tradition millénaire, toutes les femmes sont peintres, et tous les peintres sont des femmes. Or, on continuera encore à enseigner dans les universités que le matriarcat est un mythe et que le patriarcat a succédé partout à la promiscuité chaotique de l’âge de pierre, et cet entêtement aura pour unique motif le fait que Bachofen 4, celui qui au XIXe siècle alla le plus loin à contre-courant de cette pieuse baliverne, confondit « matriarcat » et « lignée matrilinéaire » 5.

Toute la science officielle, depuis lors, s’est empressée de piétiner l’hypothèse du matriarcat en l’assimilant aux erreurs de Bachofen, et même Simone de Beauvoir dans LeDeuxième Sexe tranche en faveur de l’analyse officielle. Est-ce l’effet d’un hasard si la « découverte » de Mithila se fit au moment où, depuis cinq ans, se multipliaient dans le monde les mouvements en faveur de la libération des femmes ? Si, voici quatre ans, l’ethnologue allemand Von Puttkamer a soumis à l’Académie des Sciences de Berlin sa trouvaille des dernières grottes d’Amazones (autre mythe) photographiées dans la jungle brésilienne ? Si enfin le pouvoir international, inquiet d’un courant d’idées qui remet en question les rôles fondamentaux de notre société, tente d’apaiser les esprits par une lénifiante « Année de la Femme » ? À peine de telles clartés se lèvent sur l’abîme où se sont englouties, par la volonté de quelques-uns, tant de vérités historiques, que les difficultés surgissent en foule. Nous venons de voir que la nécessité de repenser la médiation de la lutte des sexes entre la praxis6 et les pratiques pour éclairer davantage du domaine de la lutte des classes. Mais comment étudier la conséquence immédiate de cette mainmise patriarcale sur la conception de l’esthétique, et dans la perspective de la culture qui l’exprime, nous qui en faisons partie et en avons été nourries ? Comment expliquer la multiplication de l’image féminine dans cette culture, devant ce paradoxe d’une absence éclatante du sexe féminin dans la création des mêmes images, soit dans « l’art » qui est la signification la plus présente de nos cultures ?

On peut rapprocher cette difficulté, certes, de celle rencontrée en étudiant l’histoire de l’art à la lumière de la lutte des classes : l’absence non moins éclatante du peuple dans la création desdites œuvres d’art dont il constitue souvent l’objet. Virginia Woolf, dans Une Chambre à soi, que nous tenons pour une des pierres angulaires de l’analyse féministe, a déjà lié ces deux paradoxales absence-­présence 7. Il n’y a pas de grands poètes féminins pour la même raison qu’il n’y a pas de grands poètes du peuple, ou très peu et morts jeunes, soutient-elle (en 1927), pour la même raison : les femmes, même riches, sont pauvres puisqu’elles ne tiennent leur fortune que d’un autre qu’elle ; le peuple est pauvre ; or, pour créer, il faut un minimum assuré et « une chambre à soi ». Les femmes, comme le peuple, sont dépossédées du fruit de leur travail (pour elles : la reproduction, non seulement la production, ajouterons-nous). On peut rêver sur un si judicieux propos devant les chefs-d’œuvre de Mithila dont toute la population féminine, riche ou pauvre, et quelle que soit la caste de l’artiste, crée des peintures dont l’entreprise est interdite aux hommes.

« Dans la société où nous vivons, un comportement est réservé à l’individu selon le sexe auquel il appartient. »

On peut ajouter ce commentaire : au-delà d’un si juste parallèle (car la riche Anglaise, qui ne l’est que parce que fille ou épouse d’un riche Anglais et ne dispose pas d’une chambre à soi est plus réifiée que cette pauvre Indoue du Népal qui peint accroupie dans le respect millénaire de son geste, ce qui remet en question profondément le sens du mot pauvre dont les marxistes se défient avec raison), il nous faut discerner les cas nombreux où ces deux absences dans la création – absence du peuple, absence de femmes – ont des motivations différentes, et surtout établir ce qui les rend non identifiables l’une à l’autre. Entre autres, si le peuple est peint ou chanté, c’est grâce à une occasion historique comme par exemple celle d’un changement de régime, dans le passé ; ce qui n’a rien à voir avec l’obsession de tout art, surtout l’occidental : l’image féminine, qui surgit de partout, surtout à la fin de la culture grecque où elle se partageait la représentation des canons de la beauté avec les adolescents.

Poursuivant nos investigations, nous découvrirons bientôt l’existence d’une idéologie de sexe qui nous est donnée comme double, à savoir :

Pour résumer schématiquement, dans la société où nous vivons, un comportement est réservé à l’individu selon le sexe auquel il appartient ; symétriquement – et à travers beaucoup de variations dues aux différences de culture – le comportement du sexe auquel l’individu n’appartient pas lui est en principe interdit. (Cette interdiction est très lâche en ce qui concerne le dominant – le mâle – ainsi qu’il est logique ; elle ne fonctionne avec une certaine rigueur que dans le domaine du comportement sexuel qui est davantage sanctionné que le social, quand il s’agit du sexe dominant, selon le précepte de noblesse oblige.) Pour employer la terminologie de Young 8, nous dirons qu’en gros l’homme s’attribue le rôle et la fonction d’Animus, soit : le commandement, la combativité, l’exercice de l’intelligence analytique et organisatrice, la création, la recherche et la découverte ; et qu’en revanche il réserve à sa compagne, l’Anima, soit : la conservation, la passivité, le dévouement, l’abnégation, le polissement des mœurs et de la culture 9. (Cet ensemble, il va de soi, se place dans la perspective essentielle de la cellule familiale, base de la société sexiste, donnée comme vocation naturelle mais non unique de l’homme, naturelle et unique de la femme.)

« L’idéologie de sexe existe donc, en tant que superstructure du sexisme. »

Voici donc deux systèmes de valeurs qui ont été décidés exclusivement par les auteurs du premier, à savoir les fondateurs et les répartisseurs du patriarcat ; ils ne se sont pas du tout instaurés sans lutte, ou selon l’effet d’une évolution logique, insensible et irréversible marquée par les étapes successives du « progrès ». Même après la victoire définitive du système phallocratique (environ 30 siècles avant J.C.) les résistances furent nombreuses et leur histoire en a été plus ou moins niée et occultée. Cette lutte des sexes qui n’a jamais cessé fut tantôt passée sous silence, tantôt attribuée à d’autres motivations, comme le sexocide des sorcières 10, placée sous l’étiquette mystificatrice de « persécution religieuse » ou « superstition obscurantiste », donc mise sur le compte d’un simple fanatisme clérical, au lieu d’en faire apparaître le caractère de génocide gynophobien 11 qui en est l’origine, comme auparavant, bien qu’à un degré moindre, la mise à mort de Bacchantes sous la République et l’Empire romains. Ensuite, dans la forme que toute révolution a donné à cette guerre sexuelle, elle fut toujours classée parmi les conflits de tendances ; la répression des femmes, à la fin de la Révolution française, c’est un compte réglé entre l’aile droite de la Convention et les Enragés ; le code napoléonien ?

Ce n’est que le reflet des humeurs d’un cocu ou de la misogynie de « tante Urelure », Cambacerès 12 ; enfin, tout dernier tour de passe-passe, le « Women’s Lib » et les mouvements de libération qui en découlent, ce n’est qu’une récupération tentée par la bourgeoisie capitaliste des USA pour résorber le militantisme féminin et « détourner les masses travailleuses féminines de leurs légitimes revendications ». L’idéologie de sexe existe donc, en tant que superstructure du sexisme 13. Celui-ci répartit les tâches selon le sexe, et en second lieu le comportement général. Informulée mais réelle, efficace et véhiculée par les religions dominantes, les règles de la morale en cours, les proverbes et dictons, le discours mâle de l’élite ou du peuple, elle a pris en Occident sa forme pratiquement définitive entre le XVe et le XVIe siècle par une apparente concession destinée à la renforcer : la division entre idéologue mâle et idéologie féminine. Voyons maintenant en quoi l’histoire prouve que le sexe, aux origines, a précédé la classe, et comment l’idéologie de sexe, bien que très profondément façonnée par la lutte des classes, demeure le problème prioritaire 14, y compris dans le domaine de la création esthétique.

Les découvertes de l’anthropologie moderne ont mis en valeur l’impossibilité de rattacher la répartition des tâches – à savoir le sexisme de base – à des « conditions biologiques » qu’infirme l’infinie diversité de cette répartition, bien que demeure un phénomène étonnamment universel : quelle que soit la tâche féminine, elle est décriée ou frappée d’insignifiance (ce qui a entraîné au XVIe siècle occidental un besoin de revalorisation aboutissant à l’apparition d’une « idéologie féminine » avec les écrits semi-mystiques d’un Heroët ou d’une Marguerite de Valois).

« Le matériel ethnologique nous laisse entrevoir qu’un grand nombre sinon tous les traits essentiels que nous avons décrits comme étant réservés à l’un ou à l’autre sexe sont aussi faiblement liés au sexe lui-même que le sont, par exemple, les vêtements, les manières ou le genre de coiffure qu’une certaine communauté prescrit, à un moment donné à l’homme ou à la femme. »15

Aussi les anthropologues ont-ils cherché d’autres motivations à la discrimination sexuelle du travail.

« La collection de nourriture…ne crée  pas une division sexuelle du travail, car les deux sexes procèdent de la même façon. »16

Cependant, une série de transformations venue du fond des âges attribuera la cueillette aux femmes et la chasse aux hommes ; et, avant l’instauration du phallocratisme, l’agriculture aux femmes, le pastorat aux hommes. « La séparation ne va pas sans antagonisme », reconnaît Serge Moscovici 17. Il en énumère quelques-uns : si « le chasseur, le pasteur, l’agriculteur sont des personnages clés, leurs rapports des thèmes récurrents » comme le montrent les travaux de Vernant, Détienne et Vidal-Naquet sur la philosophie grecque et ses racines profondes, les chasseurs entreront en conflit avec les collecteurs dont ils dévastent les territoires, et plus tard encore les agriculteurs pâtiront de la concurrence des artisans.

« Demeure un phénomène étonnamment universel : quelle que soit la tâche féminine, elle est décriée ou frappée d’insignifiance. »

Mais le même auteur ne retient pas le conflit originel, si essentiel dans la lutte des sexes dont il constitue le début paroxystique, entre l’agriculture et la cueillette d’une part, réservée aux femmes, et la chasse-pastorat de l’autre, apanage des hommes 18 ; conflit entre deux groupes exploitant chacun la terre à sa manière, et ayant chacun son rapport particulier à la nature, traduit par des affrontements armés dont toutes les civilisation gardent le souvenir, et que le phallocratisme repoussa dans le domaine de la légende : l’amazonat.

« En remontant plus haut dans le passé, on trouverait que telle ou telle civilisation faisait aussi un choix entre les techniques nobles et les techniques non nobles. » 19

On peut évoquer en passant la tradition de mépris du forgeron, une des très rares activités « abjectes » qui soient restées essentiellement masculines. Le même auteur rappelle le cas des Hébreux qui « considéraient la terre comme maudite » et valorisaient le pastorat, alors que le Second Testament traduit une revanche de l’agriculteur. Nous voyons là un autre exemple de la liaison effectuée par la haute Antiquité entre tel mode d’exploitation et tel ou tel sexe : la terre est la femme, c’est « Lilith » la première femelle humaine créée par Yahweh en argile comme Adam, et détruite pour son insoumission afin d’être remplacée par la côte surnuméraire comme dans la tradition ésotérique juive (nouveau rappel du conflit avec les amazones agricultrices) ; l’homme est un pasteur (Abel) voire un chasseur (Esaü). Avant de s’emparer de la terre, les hommes ont commencé par la dévaloriser ; la conquête de l’agriculture a marqué la fin de l’autonomie et de l’indépendance des femmes (sinon du matriarcat auquel crurent Bachofen et Bebel) au même moment où le mâle découvrait sa part personnelle dans le processus de la fécondation et s’empressait d’assimiler sa compagne à la terre nourricière recevant sa semence divinisée. Et Serge Moscovici énonce cette vérité primordiale :

« Séparation, antagonisme, hiérarchie, symptômes et moyens ont partie liée avec la division naturelle, quel que soit le sexe ou la classe sociale auxquels appartiennent les groupes concernés. »20

Quel que soit le sexe : nous voyons le mépris où est tenu le forgeron. Mais c’est là une exception. En revanche, combien plus intéressant est de développer l’absence de motivation sociale :

« En tant que catégorie de possesseurs de talents spécifiques et de producteurs, les femmes, comparées aux hommes, ont été rejetées à un rang inférieur. »21

On ne peut donc guère dire « quel que soit le sexe ». C’est là que se saisit la motivation « le sexe avant la classe ». Est-ce là la position anti-marxiste ? Alors rappelons Friedrich Engels lui-même : « La division du travail entre sexes est conditionnée par des raisons autres que la position de la femme dans la société. » S. Moscovici, pour expliquer cet « écart », a recours à l’appel aux sociétés d’affiliation, institution où le sexisme plongerait ses racines profondes. Ces sociétés qui « rejettent les jeunes mâles à leur périphérie » les incitent à la complicité avec le clan des femelles, des mères ; à la puberté ils deviennent l’enjeu de la lutte des sexes, et pour assurer le recrutement des hommes, les adultes mâles instituent une cérémonie et des rites d’initiation qui visent à masculiniser l’enfant, soit à lui procurer « une seconde naissance » qui le rend fils de l’homme, et non plus de la femme. La première division de la chasse et de la cueillette aurait eu lieu dans ce « cadre d’une hiérarchie de participation » et cette rivalité pour la progéniture mâle.

Aux contemporaines qui s’indignent aujourd’hui d’entendre parler de « littérature féminine » ou de « cinéma féminin » (qui sonnent aussitôt selon l’écho familier : ouvrage de dames) ainsi qu’aux peintres appartenant au deuxième sexe, on peut citer cette observation de l’anthropologie : dans ces sociétés dites primitives il existe « une agriculture ou un artisanat “féminin” de même qu’une agriculture ou un artisanat “masculin”, comme étant l’apanage exclusif de l’un ou l’autre sexe et marqué de son sceau ». Aussitôt, comme nous le savons depuis longtemps avec le phallocratisme, la société se prend pour une nature ; ces divisions sont dites « naturelles » ; la nature elle-même s’organise en société. Ce double mouvement qui va de la socialisation à la naturalisation, l’homme-mâle le projettera partout, sur la terre et au ciel, à travers l’espace et le temps : tout devient ou masculin ou féminin. « L’épistémologie est sexuée, la physique aussi, et l’astronomie, la technologie, la biologie. »22.

Lévi-Strauss affirme que, dans le cas de la société de castes autant que dans celui du groupe totémique, « il faut admettre que le système des fonctions sociales correspond au système des espèces naturelles, le monde des êtres au monde des objets ». Et Moscovici l’appuie : le rang de l’être humain, dans la société, correspond à ses occupations et à l’honneur qu’il en tire, ou au déshonneur qui le sanctionne ; et ceci « avant que la distance des possédants aux non-possédants reflète fidèlement l’état de la propriété ». Donc, avant la société de classes existe déjà un rang social, rattaché à la division du travail, et cette division elle-même rattachée au sexe. Pourquoi le sexe féminin est-il exclu de l’Art, dévolu à l’inférieur, au méprisé, au décrié ? Pourquoi, avant même l’exploitation de l’homme par l’homme ? Qu’est-ce qui l’a fait passer « du monde des êtres au monde des objets » ? L’explication du sexuel, ou plutôt de la « réification sexuelle » ne fait que repousser la difficulté, puisque cette réification n’est pas une fatalité du sexuel, mais du vécu de ce sexuel, donc du social.

« Avant la société de classes existe déjà un rang social, rattaché à la division du travail, et cette division elle-même rattachée au sexe. »

C’est là qu’il faut évoquer la structure de parenté comme origine directe des sociétés d’affiliation et du sexisme phallocratique. Le marxiste Maurice Godelier, dans son essai Sur les société primitives (1970), rappelle sans se poser de questions, comme une chose allant de soi, que le contrôle de l’accès aux femmes par la société est toujours exercé par les hommes, et que « la réciprocité n’existe qu’entre hommes ». Et que, dans tout système de parenté, en renonçant à leurs droits sur certaines femmes (mères, sœurs, filles) « les hommes d’un groupe les rendent disponibles, les offrent et acquièrent des droits sur les femmes d’autres groupes ». C’est le fameux échange destiné à maintenir l’exogamie et à prohiber l’inceste. Mais, qui leur a donné ces droits ? Ou quoi ? L’ethnologue Mary Douglas fait écho : « Dans les cultures primitives, la distinction entre les sexes est, presque par définition, la première de toutes les distinctions sociales. » Les tabous de la pollution 23 bien antérieurs – au tabou judaïque, et d’une universalité quasi planétaire – ont pour but de tenir les femmes le plus possible à l’écart des hommes, donc de leurs nobles activités qu’elles perturberaient[,] ce qui prouve que partout l’appartenance au sexe l’emporte sur l’appartenance au même totémisme.

Bien entendu, les antiques appartenances à tel ou tel mode de production renforcent une millénaire infériorisation : il a été calculé que les femmes occupent une position plus basse qu’ailleurs dans 73 % des communautés agraires, et dans 87 % des communautés pastorales. Quand Lévi-Strauss a découvert que les femmes s’échangeaient entre les groupes mâles non seulement comme des biens mais comme des signes, il a souligné le lien qui apparaissait entre langage et maîtrise de la procréation. Cette maîtrise n’est pas, dans les cultures dites primitives, celle de l’augmentation ou de la baisse de la natalité, mais celle de l’orientation : tournée vers l’extérieur de ce même clan les femmes étrangères en vue d’être fécondées ; l’inceste est écarté, et avec lui la menace de la coalition toujours possible entre femmes et adolescents contre l’adulte mâle. Mais cette circulation de femmes, l’anthropologie actuelle a eu le mérite d’en découvrir l’aspect de langage : un groupe de femmes envoyé au loin est comme un message demandant alliance – alliance sexuelle, guerrière, ou demande de biens de consommation. Les femmes, avant même l’apparition de la société de classes, sont donc traitées en idéogrammes, voire en images, ces images constituant l’écriture primitive. On arrivera à la comparaison facile et un tantinet humoristique d’un véritable « tableau vivant », investissement d’une propriété comme une peinture de maître en stade capitaliste.

« Ce n’est pas parce que ces tâches sont méprisables qu’on le leur réserve ; c’est parce qu’on le leur réserve qu’elles deviennent méprisées. »

Autrement dit, la femme-image est marchandise, comme le plus « sublime tableau d’art », l’art étant production d’images. Dévolues de la sorte au rôle d’emblèmes du statut mâle, passées du monde des êtres au monde non seulement des objets mais des signes, échangées comme des paroles, donc privées de voix, comment s’étonnerait-­on que les femmes se voient attribuer les tâches les plus propres à les ravaler à un rang inférieur ? Ce n’est pas parce que ces tâches sont méprisables qu’on le leur réserve ; c’est parce qu’on le leur réserve qu’elles deviennent méprisées. Comme pour le tabou de pollution, il importe de tenir le deuxième sexe à sa place qui est difficile par son ambiguïté, puisque sans cesse à demi dans un monde et à demi dans l’autre : d’une part êtres de chair et de sang, d’autre part réduites à l’état abstrait de signes ou d’images.

Chargées de signifier, elles sont donc condamnées à l’insignifiance ; dans la plupart des communautés il leur est interdit de participer aux fêtes religieuses ni aux discussions claniques des hommes ; dans beaucoup, hommes et femmes sont censés manger à part, et aux îles Banks on appelle « période d’ignominie » celle où l’homme, chassé de la maison commune, prend ses repas avec les femmes ; chez les Guyacurus et dans les Caraïbes les mâles vont jusqu’à créer deux langages pour les deux sexes ; cet excès de ségrégation a peu à voir avec la crainte de pollution, elle traduit la hantise de maintenir le sexe féminin dans un écart qui seul peut assurer sa soumission à sa métamorphose toujours latente d’êtres en signes de langage, destinés à partir au loin. Ce qui équivaut pour les hommes, comme dit Geza Roheim, à exclure les femmes d’un groupe uni autour d’un nouveau totem « le pénis matérialisé » (Journal of psychoanalysis, 1932). Ce qui n’est pas sans rappeler la condition féminine dans des civilisations militaires modernes, comme par exemple l’Empire dont l’axe fut ce totem : Napoléon, « pénis matérialisé ». Cette réduction ne va pas sans résistance ni lutte. Mary Douglas note ceci qui est très important : à propos de la peuplade qu’elle a étudiée, les Hazda, ils « sont séparés en deux classes hostiles dont chacun peut à l’occasion s’organiser en vue de la défense ou de l’attaque virulente contre l’autre ». Ces classes sont les deux sexes.


Le courant marxiste s’est dès l’origine intéressé, par la figure de Friedrich Engels (1820-1895), au sujet patriarcal. Influencé par les thèses de Johann Jakob Bachofen (voir note 5) et de l’anthropologue américain Lewis Morgan (1818-1881), Engels soutient dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884) que les femmes, originellement prééminentes, ont commencé à être opprimées avec l’apparition des civilisations et de la propriété privée.
[Sauf mention contraire, les notes sont de Youness Bousenna, NdE]

2 Françoise d’Eaubonne reprend une thèse selon laquelle le patriarcat serait né de la prise de conscience tardive du rôle des hommes dans la procréation, et donc de l’incertitude sur la paternité des nouveau-nés, conduisant à un besoin de contrôler les femmes. Cette thèse, populaire au sein des courants féministes, demeure controversée et se heurte à la faiblesse des preuves préhistoriques. 

3 Cf. également notre contribution : Les Femmes avant le patriarcat, Payot. [note de l’autrice]

Le juriste suisse Johann Jakob Bachofen (1815-1887) a soutenu que nos sociétés patriarcales ont été précédées de communautés antérieures matriarcales. Exposée dans Le Droit maternel (1861), cette thèse a exercé une grande influence, notamment en raison de sa reprise par Friedrich Engels et le courant marxiste (voir note 1).

Au sens strict, le matriarcat désigne la détention des pouvoirs – politique, économique, spirituel – par des femmes. La matrilinéarité signifie la transmission des statuts et des fonctions sociales, par exemple le nom de famille, de mère à fille. Françoise d’Eaubonne, elle, ne considère pas le matriarcat comme un patriarcat inversé, mais comme « le non-pouvoir aux femmes afin que la planète reverdisse pour tous ».

Dans la tradition marxiste, la praxis renvoie aux pratiques par lesquelles l’humain transforme la nature et le monde.

7 Dans l’essai Une chambre à soi (1929), Virginia Woolf tente d’élucider les raisons expliquant le faible nombre de femmes écrivaines.

Cette graphie désigne le célèbre psychologue suisse Carl Jung (1875-1961).

« On ne nous demande pas de briller mais de faire briller ce qui est autour de nous » (Gina Lombroso). [note de l’autrice]

10 Françoise d’Eaubonne, qui écrit Le Sexocide des sorcières, fantasme et réalité en 1999, a été pionnière dans la réappropriation de la figure de la sorcière par le courant féministe. Le néologisme de « sexocide » anticipe celui de féminicide.

11 Soit l’hostilité et la violence envers les femmes.

12 Explication psychologique analytique. L’explication marxiste vulgaire sera la nécessité de réduire les femmes au silence et à la fécondité en temps de guerre perpétuelle. [note de l’autrice]

13 Ce concept est élaboré par Karl Marx, qui analyse la société comme un ensemble formé par une structure – soit les rapports de production économiques et sociaux –dont découle une superstructure, à savoir les formes de conscience qu’elle génère et qui se cristallisent dans le droit, la politique, les idées.

14 L’apparition du deuxième système de valeurs (l’idéologie de l’Anima) exprimera à la fois un besoin de compensation dans le début d’une « conscience de sexe », et la récupération immédiate par le système sexuel mâle. [note de l’autrice]

15 Margaret Mead, Sex and temperament in the primitives societies, 1936 […] [note de l’autrice].

16 J.H. Steward, Causal Factors and Processes in the Evolution of the Pre-farming Societies. Avec l’apparition de la société de classe, on verra pourtant une hiérarchie sexuelle à l’intérieur d’un même travail que les deux sexes accompliront de la même façon : l’inégalité des salaires. [note de l’autrice]

17 Serge Moscovici (1925-2014)fut un psychologue social et un philosophe des sciences, en même temps que l’une des figures de l’écologie politique naissante des années 1970. Les citations sont issues de son ouvrage La Société contre nature (10/18, 1972).

18 De même que pour le débat sur la connaissance de la paternité (voir note 3), la réalité longtemps admise d’un partage sexué des tâches – interdisant notamment aux femmes les activités faisant couler du sang – est aujourd’hui rediscutée. Ainsi, la découverte dans les Andes en 2020 des restes d’un squelette féminin entouré d’objets servant à la chasse au gros gibier a fait l’objet d’une controverse, d’abord liée à l’extrême difficulté d’interpréter les traces d’époques si reculées (voir « Female hunters of the early Americas », Science Advances, 4 novembre 2020).

19 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques [1958]. [note de l’autrice, qu’elle cite à travers un extrait reproduit dans La Société contre nature, de Serge Moscovici]

20 La Société contre nature, op. cit.

21 Ibid.

22 Ibid.

23 La « pollution » semble ici se rapporter aux menstruations.

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