Entretien avec Serge Morand, écologue et biologiste

Serge Morand : « Il faut se préparer à l'apparition de nouvelles pandémies »

Serge Morand
Serge Morand

Et si le coronavirus n’était qu’un aperçu des nombreux pathogènes avec lesquels nous allons devoir cohabiter à l’avenir ? Serge Morand, écologue et biologiste, s’intéresse aux liens entre la biodiversité et la santé des humains, des animaux domestiques et de la faune sauvage. Il tente, à travers son analyse, de nous éclairer sur le siècle qui s’ouvre à l’aune des catastrophes sanitaires et écologiques.

Un entretien à retrouver dans notre hors-série "L'écologie ou la mort", sous la rédaction en chef de la militante Camille Étienne. 


Les animaux sauvages ont toujours hébergé de nombreux virus. Pourtant, lors de l’émergence du SARS-CoV-2, les chauves-souris ou encore les pangolins ont été pointés du doigt comme responsables…Les aurions-nous accusés à tort ?

Au cours des dernières décennies, on a pu observer une hausse du nombre d’épidémies chez les humains, qu’elles soient liées aux animaux (zoonoses) ou vectorielles, c’est-à-dire transmises par les moustiques et les tiques. Entre 2005 et 2020, le nombre de notifications d’épidémies au niveau mondial a beaucoup augmenté. Beaucoup de virus, de bactéries et de champignons émergent, et ils n’affectent pas seulement les humains. Toute la production animale est touchée, y compris les poissons, ainsi que les animaux sauvages, comme les batraciens et les chauves-souris dont la mortalité est aujourd’hui très importante. Le facteur primordial, dans tout cela, n’est pas lié à la faune sauvage en elle-même, mais au changement dans l’usage des terres : la déforestation, l’agriculture ou l’élevage intensifs et la simplification des systèmes agronomiques (essentiellement pour l’exportation). En Thaïlande, par exemple, le système d’alternance des cultures a été remplacé par une production intensive de maïs, uniquement destinée à l’alimentation des animaux et à l’exportation, les Thaïlandais eux-mêmes ne consommant pas cette céréale. Enfin, l’urbanisation participe, elle aussi, à l’émergence des pathogènes. Les pays intertropicaux enregistrent une énorme hausse de la population dans les villes, dans des endroits riches en biodiversité avec une forte densité d’animaux, ce qui crée des conditions idéales de transmission.


Pourquoi l’élevage, en particulier, a-t-il renforcé le risque de pandémie ?

L’augmentation du nombre d’animaux en élevage est faramineuse. En 1960, il y avait moins d’un milliard de bovins ; ils sont plus de 1,5 milliard aujourd’hui. Le poids des vaches sur la planète est désormais supérieur à celui de tous les humains. Les poulets sont passés de près de 5 milliards en 1960 à 30 milliards en 2020, estime la FAO. Si l’on compare ce chiffre avec le nombre d’oiseaux sauvages, cela devient encore plus effarant. Estimés à 300 milliards en 1997, ils ne sont plus que 40 milliards aujourd’hui. Le principal fardeau, c’est donc l’animal domestique. Il est d’ailleurs possible d’établir un lien entre le temps de domestication de chaque espèce animale et le nombre de maladies infectieuses qu’elle a déjà partagées avec l’humain [plus une espèce est domestiquée depuis longtemps, plus elle nous a transmis ses maladies, et moins il lui en reste à nous transmettre, ndlr]. Le chien étant évidemment la plus ancienne de ces espèces. Les animaux domestiques ont par ailleurs leurs cousins proches sauvages, comme nous avons les primates pour cousins proches. C’est cette communauté d’animaux domestiques, en lien avec des espèces sauvages, qui explique l’émergence des virus. Le virus influenza a ainsi d’abord circulé chez les oiseaux sauvages avant de se répandre chez les domestiques, puis d’être transmis à l’humain.

C’est cette communauté d’animaux domestiques, en lien avec des espèces sauvages, qui explique l’émergence des virus

Une étude a par ailleurs révélé que l’élevage de saumons accroissait la transmission et la virulence de virus qui, une fois en contact avec les saumons sauvages, les affectaient plus gravement. Mais ce n’est pas tout : s’il y a une augmentation du nombre d’animaux domestiques, le nombre d’espèces, lui, diminue. Selon la FAO, 30 à 40 % d’entre elles sont en voie de disparition. Cela signifie une perte de diversité, de ressources génétiques. Les conséquences de cette simplification génétique sont identiques à celles associées à la perte d’espèces sauvages. Nous perdons une propriété intrinsèque de la diversité biologique : celle de réguler et de diluer la transmission des agents infectieux. De plus, quand les animaux sont stressés et immunodéprimés, comme dans les élevages en batterie, ils sont, comme les humains, plus sensibles au développement des maladies.

La destruction des habitats appauvrit la biodiversité. Quelle est la conséquence de la baisse des effectifs des différentes espèces ?

Quand l’humain simplifie un paysage – en transformant une forêt en champ de culture mono­spécifique, par exemple –, nous perdons d’abord les grands prédateurs. Lorsqu’ils ne sont plus présents, un aspect important de la biodiversité disparaît : l’interaction dite « de prédation ». Aujourd’hui, il n’y a quasiment plus de prédation sur les réservoirs à agents pathogènes ou les hôtes intermédiaires, comme les tiques, porteuses de nombreux agents infectieux – dont celui responsable de la maladie de Lyme. Un autre type d’interactions s’amoindrit : celle dite « de compétition » [pour les ressources, ndlr]. Certaines espèces sont de très bonnes compétitrices des espèces généralistes [capables de prospérer dans une grande variété de conditions, ndlr] qui aiment cohabiter avec les humains, comme les rats et les souris. Ces espèces deviennent alors complètement libérées de la prédation et de la compétition. Elles se reproduisent donc plus facilement et, plus nombreuses, elles favorisent la transmission d’agents microbiens infectieux.

Les États ont parfois eu des réactions inattendues à la suite de la pandémie. Aux États-Unis, par exemple, le gouvernement a interrompu le programme de recherche épidémiologique Predict, financé par l’Agence des États-Unis pour le développement international,  qui devait pourtant servir à l’identification des pathogènes capables de s’adapter à nos organismes…

Malheureusement, la majorité de ces programmes sont biaisés. Les épidémies touchent les pays du Nord (l’Europe, les États-Unis, le Japon…) mais viennent en grande partie des pays du Sud. Ce type de programmes vise à détecter et à bloquer les virus pathogènes avant qu’ils n’émergent, certes, mais surtout à éviter qu’ils parviennent jusqu’aux pays du Nord. Cette approche ne prend pas en compte les causes premières. Le long du Mékong, par exemple, nous avons identifié environ 500 000 virus différents rien que sur les rongeurs. Comment tous les surveiller ? Mieux vaut se préparer à avoir des systèmes de santé publique résilients, car aucun programme de prédiction n’a fonctionné pour le moment. Nous savons que de nouveaux pathogènes vont émerger, mais nous sommes incapables de savoir quand, où et comment.

Mieux vaut se préparer à avoir des systèmes de santé publique résilients, car aucun programme de prédiction n’a fonctionné pour le moment.

Pourquoi y a-t-il aussi peu de politiques publiques sanitaires allant dans ce sens en Europe ?

Depuis l’invention des insecticides et des médicaments, nous sommes passés d’une santé publique basée sur l’hygiène (avec l’épuration des eaux, par exemple) à une logique d’éradication. C’est une vision qui tend à une séparation d’avec la nature. Des chercheurs ont tenté de la matérialiser sur des rongeurs en essayant de les rendre complètement aseptiques, c’est-à-dire en leur retirant toutes leurs bactéries. Finalement, les rongeurs sont morts, car, comme les humains, ils fonctionnent en symbiose avec des milliards de microbes. La leçon du Covid-19, finalement, c’est qu’il va falloir réapprendre à vivre ensemble et à diminuer nos vulnérabilités.

En voulant nous protéger, nous sommes-nous donc fragilisés davantage ?

Nous sommes plus sensibles aux épidémies à cause de notre régime alimentaire peu diversifié, mais aussi des modes de production alimentaire que nous avons choisis : au lieu de cultiver des plantations variées, nous avons sélectionné des espèces et utilisé des intrants et des pesticides pour contrôler la production. Notre microbiote, aujourd’hui, s’en trouve fragilisé et cela facilite l’émergence de nouvelles maladies. Pourtant, en cultivant différentes variétés de riz, par exemple, des paysans ont prouvé que les cultures avaient moins de maladies et une meilleure rentabilité. Sauf que dans ce cas, le machinisme ne fonctionne pas : il faut réintroduire du travail humain, et donc changer de système. Notre sensibilité s’explique aussi par notre faible exposition à la diversité microbienne et virale. Le fait d’être soumis à des virus respiratoires éduque le système immunitaire : cette éducation aux microbes – pas forcément pathogènes – est importante. Il ne faut pas croire qu’en aseptisant le plus possible nos environnements, nous allons éviter les épidémies. 

Une autre incertitude concerne la fonte du pergélisol, ce sol gelé en permanence qui renfermerait des microbes potentiellement pathogènes, parfois âgés de plus de 30 000 ans...

On est encore loin d’avoir une bonne estimation du risque. Cependant, une chose est sûre : moins nous irons sur ces terrains, plus nous limiterons notre exposition, et donc les risques. C’est aux gouvernements d’interdire l’exploitation minière des zones où le pergélisol est présent. Car il ne renferme pas seulement des virus, mais aussi des bactéries antibio­résistantes dont nous connaissons déjà les potentiels effets désastreux. 

Que peut-on craindre si rien n’est fait ?

Le contexte actuel est tout à fait propice à l’émergence de nouvelles pandémies. L’intensification de l’élevage, les circulations d’animaux, la baisse de diversité génétique, sont autant de facteurs qui accroissent les risques d’émergence de nouveaux virus. Le climat est également très important : les dérèglements climatiques accélèrent les cycles viraux et favorisent surtout la présence des hôtes intermédiaires, comme les tiques et les moustiques. Le moustique tigre est aujourd’hui aux portes de Paris, et nous pouvons donc nous attendre à des épidémies de dengue, de zika ou de chikungunya en France dans les décennies à venir. Les sommets internationaux sur l’environnement, comme la COP26, évoquent de plus en plus les aspects sanitaires, car les causes de ces catastrophes-là et du dérèglement climatique sont les mêmes. Cela devrait nous permettre d’établir un lien plus manifeste entre les dégradations de la diversité biologique, de la diversité des habitats et de la diversité culturelle. Car, pour le moment, nous continuons à nous fragiliser avec la mondialisation les transports et les échanges d’animaux. Nous avons créé les conditions locales de transmission, et les conditions globales de pandémies répétées. Si on ne travaille pas sur les deux, le local et le global, il n’y a aucun doute que nous connaîtrons de nouvelles pandémies.   

Soutenez Socialter

Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !

S'abonnerFaire un don

Abonnez-vous à partir de 3€/mois

S'abonner
NUMÉRO 62 : FÉVRIER -MARS 2024:
L'écologie, un truc de bourgeois ?
Lire le sommaire

Les derniers articles