L'écologie ou la mort

Sols : l'origine du monde se meurt

Illustration : Yime

Pollués, érodés, artificialisés, les sols sont massivement dégradés à l’échelle de la planète. Ces lieux de biodiversité souvent méconnus ont pourtant un rôle écologique de premier ordre, pour ne pas dire vital. Notre alimentation, nos matériaux, notre énergie, notre eau et jusqu’à notre atmosphère en dépendent : s’ils sont menacés, la planète et nos vies le sont aussi.

Cet article est issu de notre hors-série 12 : L'écologie ou la mort avec en rédactrice en chef invitée, Camille Étienne. Disponible en librairies et sur notre site


Des dizaines d’enfants de familles roms installées sur un terrain vague de Méry-sur-Oise (95) sont atteints de saturnisme ; des centaines d’autres, dans les villes voisines, ont possiblement été contaminés au plomb. Une enquête de Libération confirmait récemment les craintes d’associations locales, qui alertaient depuis des années sur la pollution des sols. Car certains quartiers de communes du Val-d’Oise accueillent aujourd’hui des milliers de familles sur d’anciennes plaines d’épandage des eaux usées parisiennes. Ce scandale sanitaire est loin d’être un cas isolé. En France, de la chlordécone qui empoisonne la Guadeloupe et la Martinique aux zones résidentielles construites sur d’anciennes décharges ou sites industriels, la pollution des sols rend malade et tue. Cette vaste contamination, souvent inodore et invisible, dépasse largement nos frontières. Elle n’est cependant pas la seule en cause dans la mauvaise santé des sols. À l’échelle du globe, le phénomène est massif, alarmant : un quart des terres émergées libres de glace est désormais dégradé par les activités humaines, tandis que les dérèglements climatiques accélèrent ce processus. 

Est-ce parce qu’ils sont sous nos pieds, en partie soustraits à notre vue, que les sols sont autant négligés, méprisés, et menacés ? Pour Marc-André Selosse, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, auteur de L’Origine du monde. Une histoire naturelle du sol à l’intention de ceux qui le piétinent(Actes Sud, 2021), notre rapport aux sols vient en partie de leur opacité, au sens propre : cette fraction souterraine de l’écosystème nous est invisible, sans compter que la plupart de ses habitants sont microscopiques. Les sols abritent en effet quatre fois plus de microbes, en masse, que l’atmosphère. Espace de déchets et de sépultures, la terre est aussi perçue comme « sale », dans la culture occidentale du moins.Alors, à l’heure d’éveiller les consciences, les sols semblent moins mobilisateurs que les océans ou les forêts... Sauver les baleines et les bonobos, oui ! Mais les vers de terre ? Signe de ce désintérêt, voire de ce désamour, il aura fallu attendre 2001 pour que la France se dote d’un outil national pour évaluer leur qualité, le Groupement d’intérêt scientifique sols (Gis Sol). 

« La terre fait la Terre »

Les sols, pourtant, rappelle Marc-André Selosse, sont l’origine de notre monde. « Si tout finit souvent dans les sols, tout y commence aussi : de l’atmosphère à la vie en passant par le paysage, la terre fait la Terre », écrit-il. La terre nourrit : on y puise directement 95 % de notre alimentation, et les 5 % restants – la faune et la flore marines – dépendent de sa fertilité. Alors, quand les sols sont abîmés ou disparaissent, c’est l’écosystème planétaire, et nos vies avec, qui sont en péril. C’est déjà le cas, à grande échelle. Selon l’IPBES, la dégradation des sols causée par les activités humaines menace le bien-être d’au moins 3,2 milliards d’humains, notamment du fait de l’insécurité alimentaire – elle a déjà entraîné une réduction de la productivité agricole sur 23 % de la surface terrestre. 

L’une des menaces majeures qui pèsent sur les sols, et dont l’homme est largement responsable, est l’érosion, un phénomène naturel mais exacerbé à l’extrême par certaines pratiques agricoles telles que le labour. Ce dernier, en cassant les organismes filamentaires comme les champignons et les systèmes racinaires qui permettent de retenir le sol, accélère le rythme de l’érosion jusqu’à 100 fois, par rapport à celui des sols non cultivés, et jusqu’à 20 fois, par rapport aux sols cultivés sans labour. « Le labour s’est développé sous nos latitudes car ses effets pernicieux sont lents sur nos terres : il dégrade les sols, mais à l’échelle des siècles. On l’observe aujourd’hui sur le pourtour méditerranéen. En revanche, dans certaines régions du monde où les terres sont dépourvues d’argile aux effets protecteurs, quelques années suffisent à détruire un sol »,précise Marc-André Selosse. Mais si l’érosion peut être spectaculairement rapide, entre 200 ans et plusieurs milliers d’années sont nécessaires pour générer un unique centimètre d’un nouveau sol en bonne santé. « C’est un bien qui n’est pas renouvelable à l’échelle humaine », résume Julien Demenois, chargé de mission pour l’initiative « 4 pour 1000, les sols pour la sécurité alimentaire et le climat », au sein du Cirad, centre de recherche agronomique français.

La salinisation est un autre facteur majeur de dégradation des terres. Quand l’irrigation est mal contrôlée, les sels minéraux présents dans l’eau s’accumulent dans les sols, ce qui les rend impropres à la croissance des plantes. « 2 000 hectares de terre agricole sont perdus chaque jour à cause de la salinisation ; 20 % des surfaces irriguées sont condamnées à être salinisées ou sont déjà en cours de salinisation », assène Marc-André Selosse. Les sols disparaissent aussi, y compris les plus fertiles d’entre eux, sous l’effet de l’artificialisation : recouverts d’infrastructures routières, ferroviaires, bétonnés et émiettés par l’étalement urbain, ils sont rendus imperméables. Ils étouffent. Chaque année, en France, au moins 16 000 hectares de terrains naturels ou agricoles sont artificialisés, et le chiffre grimpe jusqu’à plus de 60 000 hectares selon les méthodes d’observation. De quoi grignoter l’équivalent de la superficie de la Corrèze ou de la Charente en une décennie. À l’échelle du globe, ce sont des millions d’hectares qui sont artificialisés chaque année. 

Enfin, les sols n’échappent pas, comme le reste de la planète, à la pollution liée à l’ensemble de nos activités, notamment industrielles et extractives. Les métaux lourds et les microplastiques, présents massivement, sont particulièrement néfastes. Et comme si cela ne suffisait pas, on observe des « synergies » entre les dégradations : un sol est souvent menacé à plus d’un titre ; déjà fragilisé, il sera d’autant plus sensible à d’autres atteintes. Comme démonstration de ces réactions en chaîne, Marc-André Selosse détaille dans L’Origine du monde qu’une « réduction de 30 % de la diversité microbienne des sols supprime jusqu’à 40 % de la minéralisation de la matière organique et donc du recyclage des sels minéraux, 50 % de la productivité végétale et 40 % de la stabilité du sol face à l’érosion… » L’ingénieur Julien Demenois confirme : « La perte de couvert forestier s’accompagne d’une perte de fertilité des sols : ce cercle négatif se perpétue si rien n’est fait. » En d’autres termes, la dégradation du sol contribue à la dégradation de son environnement, laquelle renforce sa dégradation, etc. 

Une richesse essentielle

Cette interdépendance est liée aux nombreuses fonctions que remplissent les sols. Certaines d’entre elles, parfois qualifiées de « services d’approvisionnement » sont assez évidentes : le sol porte les animaux, les végétaux et les champignons qui nous nourrissent ; il nous procure des matériaux (la terre en elle-même, mais aussi le bois, la paille et les fibres), de l’énergie, à travers les combustibles végétaux et les biocarburants. Certaines avancées médicales lui sont dues : la plupart des antibiotiques sont issus de microbes souterrains. Il faut dire que le sol, cette mince pellicule qui recouvre la roche terrestre sur quelques millimètres et jusqu’à une centaine de mètres selon les zones, contient la majeure partie de la biosphère. Pour certains, c’est une « zone critique », pour d’autres, un « écotone » (une zone de transition et de contact entre deux écosystèmes). Marc-André Selosse évoque plus prosaïquement une « orgie, un festival, un débordement, un excès, une efflorescence, une myriade vivante ».

Une débauche de mots pour dire l’extrême richesse de la biodiversité souterraine, qui rassemble de 60 à 80 % de la biomasse des écosystèmes terrestres, et plus d’un quart des espèces connues, alors que l’on a identifié moins de 1 % de ses espèces microbiennes. « Il y a plus d’organismes vivants dans une cuillère à soupe de sol que d’humains sur Terre », résume la FAO sur son site. Cette bio­diversité ouverte sur le monde rend aussi des fonctions de régulation, moins tangibles que ce que l’on vient d’évoquer. Parce qu’un sol en bonne santé peut stocker de 50 à 400 litres d’eau par mètre carré, c’est un excellent régulateur du parcours de l’eau, qu’il contribue à purifier. Parce qu’il stocke la matière organique et en absorbe le carbone, il joue un rôle-clef dans la limitation de l’effet de serre et plus largement dans les changements climatiques. Il atténue aussi les effets de perturbations variées, telles que les températures extrêmes. « Au total, les services écosystémiques des sols du globe se chiffrent en milliards d’euros par an. Personne ne paie ni n’encaisse cette somme : elle est offerte gratuitement aux utilisateurs. En revanche, on en paie tout ou partie, sous forme d’une baisse de revenu, quand on laisse s’altérer le fonctionnement des sols »,observe Marc-André Selosse en mobilisant le lexique économique.

Révolution agroécologique

« Il y a urgence. Nous sommes en chute libre, mais nous pouvons encore ouvrir le parachute », alerte le biologiste face aux dangers qui pèsent sur les si précieux sols terrestres. À l’échelle du globe, « ouvrir le parachute » peut prendre, entre autres, la forme de l’initiative « 4 pour 1000 ». Cette dernière, lancée en 2015 lors de la COP21, regroupe un ensemble d’actions visant à augmenter le niveau de carbone contenu dans les sols, à travers des pratiques ciblées dans le domaine de l’agroécologie et de l’agroforesterie, telles que la plantation d’arbres dans les champs et la mise en place d’un couvert végétal temporaire sur les terres labourées. Elle part d’un constat simple : les sols mondiaux contiennent deux à trois fois plus de carbone que l’atmosphère. « Si ce niveau de carbone augmentait de 0,4 % par an dans les premiers 30 à 40 centimètres de sol, l’augmentation annuelle de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère serait considérablement réduite », lit-on sur le site de l’organisme. La démarche vise trois effets majeurs, explique Julien Demenois : « Améliorer la sécurité alimentaire, aider l’agriculture et la foresterie à s’adapter au changement climatique, et contribuer à l’atténuation de ce dernier. » Alors que plus de trois milliards d’humains vivent en zone rurale, viser les pratiques agricoles comme levier de préservation des sols s’avère indispensable. 

Mais pour l’ingénieur du Cirad, mettre en œuvre le « 4 pour 1000 » nécessite de changer la vision encore majoritaire du sol comme un capital qu’on peut exploiter à l’infini. « Cela implique une révolution majeure. À l’opposé du bond technologique de la révolution verte, elle s’appuie sur la réintroduction d’une diversité d’espèces et sur la connaissance des interactions interespèces », explique-t-il. Ce changement radical, sans mode d’emploi unique, passe par des adaptations au cas par cas, pour protéger ou restaurer la santé des sols. « Cela représente une prise de risque de la part des agriculteurs, même si le système actuel n’est pas viable. Mais l’urgence climatique ne laisse pas le choix », conclut Julien Demenois. Demain, la possibilité de nourrir 10 milliards d’humains dépendra de notre capacité à garder les sols vivants

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