Agroécologie Dépasser les limites du foncier

Agroécologie : Dépasser les limites du foncier

Nicolas Brulois

Considérée comme le deuxième secteur économique le plus polluant en France, l'agriculture se heurte à une double contrainte : écologique d’une part, mais aussi de concentration des terres agricoles. L’une des solutions envisage de faciliter l’insertion de pratiques agroécologiques dans les contrats fonciers agricoles.

En seulement 40 ans, le nombre d'agriculteurs en France a été divisé par quatre. On pourrait penser que ce n’est que le résultat de la mécanisation, qui a permis aux exploitations de s’agrandir et de produire plus. En partie seulement, car la profession peine aussi à recruter de nouveaux agriculteurs : un tiers d'entre eux avaient plus de 55 ans en 2016, selon un recensement. Parallèlement, les exploitations existantes ne cessent de croître – allant jusqu’à doubler leur surface entre 1988 et 2016. Les terres agricoles sont quant à elles progressivement artificialisées au profit de logements, de centres commerciaux, de nouvelles routes… L’enquête Teruti-Lucas – menée par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation – estimait une perte annuelle de 66 000 hectares par an depuis 1982.

Cette concentration des terres s’inscrit évidemment dans un contexte plus global. L’agriculture conventionnelle, largement majoritaire en France, tend à détériorer les terres agricoles et leur écosystème. Et les conséquences sont multiples : érosion des sols et baisse de leur fertilité, destruction de la biodiversité, pollution des nappes phréatiques…

L'agroécologie – un contre-modèle proposant un changement de pratiques agricoles, une meilleure compréhension écosystémique et un recours à une agronomie non productiviste - tente de se déployer en réponse à cette agriculture productiviste conventionnelle. Elle peine cependant à trouver sa place. L’une de ses formes les plus connues, l’agriculture biologique (AB), ne représente en 2020 que 9.5% des surfaces cultivées françaises. Bien en dessous des 15% fixés par la précédente politique agricole commune (PAC) de 2015. “En France, l’accès au foncier est relativement régulé. Mais il est régulé en faveur d’un groupe social : les familles d’agriculteurs, explique Adrien Baysse-Lainé, chargé de recherche au CNRS en géographie, or, ce n’est pas majoritairement ce groupe qui met prioritairement en œuvre des pratiques agroécologiques, contrairement aux nouveaux agriculteurs hors cadre familial, plus enclins à cette pratique”. 

Mais le marché foncier est difficile à cerner pour un agriculteur fraîchement arrivé. La prise de décision quant au futur propriétaire se partage entre une multitude d’acteurs : les Sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer), les services déconcentrés de l’État, les syndicats agricoles (FNSEA, Jeunes agriculteurs et de façon plus minoritaire la Confédération Paysanne et la Coordination rurale) et les agriculteurs. Leur influence et leur implication ne sont cependant pas comparables d’une région à l’autre. Difficultés d’accès au foncier agricole, baux inadaptés, aides financières de la PAC plus faibles, rendements moindres, les freins sont multiples à l’intégration des néoruraux, et sont le fruit d’outils fonciers aujourd’hui inadaptés à la pratique de l’agroécologie. 


Un héritage inadapté

Dès les années 60, la gestion du foncier agricole français est régie par un cadre législatif visant à préserver une transmission et ainsi faire en sorte que les enfants d’agriculteurs puissent reprendre l’exploitation familiale, l’agrandir et la faire prospérer. Afin de garantir cette mission, les Safer ont été créées en France afin de réguler l’accès aux terres. Le projet a été jusqu’à présent une réussite : 80% des terres françaises sont restées des exploitations avec une main d’oeuvre familiale et le prix à l'hectare reste parmi les plus bas d’Europe, soit 6080€ en 2020, contre des prix pouvant atteindre jusqu’à 60 000€ l’hectare en Italie ou aux Pays-Bas. 

Mais malgré la présence des Safer, la concentration des terres ne cesse de progresser en France. Le format familial des exploitations tend à diminuer au profit de structures sociétaires plus en accord avec les besoins du secteur — les enfants d’agriculteurs se détachant de plus en plus de l’exploitation familiale. “Ce passage des exploitations vers un statut juridique sociétaire est un problème pour les Safer, note Adrien Baysse-Lainé, elles ne peuvent faire valoir son droit de préemption sur ce marché. C’est ce qu’on appelle un contournement.” D’autres contournements, moins licites, permettent une concentration des terres et donnent généralement accès à de plus importants avantages financiers. On peut parler du “pas-de-porte”, de baux oraux, de sous-location des terres, ou de travail délégué à une entreprise agricole. Ces pratiques, provenant souvent d’une tradition locale, restent des obstacles pour l’installation de nouveaux paysans hors cadre familial. 


Des leviers pour l’agroécologie

“Il faut recréer un lien entre le foncier et une production agricole qualitative, plus respectueuse de l’environnement" estime Benoît Grimonprez, professeur de droit à l’Université de Poitier et chercheur en droit rural et de l’environnement. Mais alors comment faire en sorte de concilier une juste intégration des nouveaux agriculteurs, le développement de l'agroécologie et la régulation du foncier ?

L’universitaire propose trois leviers envisageables. Le premier concerne une réglementation plus poussée en faveur des terres agricoles à l’aide d’instruments politiques. Au moyen d’outils tels que le zonage, il devient possible de préserver un espace pour une utilisation spécifique, ici, l’agroécologie. Le second levier s’appuie sur l’intégration obligatoire d’une dimension qualitative de la production lors de la rédaction des baux. Jusqu’à présent, il n’y a aucune obligation dans les baux ruraux – sauf si une clause spéciale est stipulée en amont – à une pratique de l’agroécologie. Mais de nouvelles alternatives au bail rural se mettent en place, notamment via des mouvements citoyens comme Terre de Lien et son bail rural environnemental. Mais pour y avoir accès, les futurs locataires doivent respecter des clauses socio-environnementales plus strictes – pratiquer l’agroécologie, s’inscrire dans l’économie solidaire, privilégier le circuit court…  D’autres mouvements existent aussi par le biais de “foncières collectives” agroécologiques – à savoir un regroupement d’agriculteurs propriétaires conscients des enjeux environnementaux. 

Le troisième et dernier levier concerne l’intégration de l’agroécologie directement dans les outils fonciers actuels tels que les Safer, ou en légitimant l’action des préfets ou des acteurs territoriaux dans la gestion des terres. “Techniquement, des acteurs comme les Safer ou les territoires sont déjà aptes à intégrer les enjeux agroécologiques, souligne le professeur en droit, néanmoins, les décisions ne sont pas prises par les mêmes acteurs selon les régions et aucune vision politique globale n’est actuellement proposée”. Du côté des acteurs étatiques, les communautés de communes, quant à elles, ne se sentent pas toujours légitimes à prendre des décisions sur la gestion des terres agricoles, et restreindre la pratique à un type d’agriculture n’est que peu souvent évoqué. “L’objectif serait donc de pouvoir homogénéiser les restrictions environnementales à l’ensemble de la France. Par exemple à travers la création d’un “conseil” democratique réunissant tous les acteurs du foncier agricole”, conclut le professeur de droit.

Ces enjeux sont évidemment portés au niveau européen et national, mais les premiers constats restent peu concluants. Le rapport d’octobre 2021 de la Cour des comptes pointe les faiblesses de l’ancienne PAC de 2015. Elle appelle à “mieux valoriser les pratiques agro-environnementales dans la déclinaison nationale de la prochaine PAC”. En France, la proposition de loi "Accès au foncier agricole” du député LREM Jean-Bernard Sempastous vient d’être adoptée au Sénat le 3 novembre dernier. Cette loi visant à réguler la cession de terres agricoles via des parts de société omet cependant l’aspect écologique, et ne se concentre, finalement, que sur la partie foncière.

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