Entretien fleuve

Manon Aubry : « Sans une immense mobilisation, la droite et l’extrême droite vont dicter leur agenda anti-écolo »

Photos : Antoine Seiter

Montée de l’extrême droite, retour de l’austérité, backlash sur l’écologie. Si le Parlement européen est depuis longtemps un terrain politique hostile pour les tenants d’une gauche de rupture, les choses ne semblent pas devoir s’arranger avec les élections du 9 juin prochain. Élue pour la première fois en 2019 à 29 ans, l’eurodéputée insoumise Manon Aubry, co-présidente du groupe de la Gauche Unitaire Européenne rempile pourtant pour une seconde campagne. Libre-échange, pouvoir des lobbys, Green Deal… Quel bilan tirer du mandat qui s’achève ? La crise du Covid a-t-elle ouvert de nouvelles brèches dans la doxa néolibérale ? Quelles sont les batailles à venir à Bruxelles ? Et surtout : à quoi sert la gauche radicale au Parlement européen ?

En 2019, alors que vous arriviez tout juste sur les bancs du Parlement européen, vous avez reçu un blâme pour avoir invité les membres d’Extinction Rebellion à venir occuper l’institution pour alerter sur l’urgence climatique…

Parce que faire de la politique au Parlement européen, apparemment, c’est interdit ! (Rires) Je suis arrivée au Parlement européen en 2019, au moment des marches climat, alors qu’il commençait à y avoir des mobilisations « coup de poing » intéressantes. Extinction Rebellion menait par exemple des actions dans des supermarchés. J’ai donc fait une vidéo pour dire : « Venez toquer aux portes des parlementaires européens, ça a plus d’impact ! ». La droite et l’extrême droite s’en sont saisies, m’ont traitée de députée « bordélisatrice » et j’ai été sanctionnée. En réalité, j’amenais juste de la politique dans une enceinte qui – je l’ai compris par la suite – n’a pas l’habitude d’en faire.

Article issu de notre numéro 63 « +4°, ça va chauffer ! », disponible en kiosque, librairie et sur notre boutique.

Pendant votre mandat, l’Union européenne a produit de nombreux textes sur la question climatique. Quel bilan tirez-vous du Green Deal1 ?

Ce mandat devait être le mandat du climat. Pourtant, dès le départ, l’objectif fixé de réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 était insuffisant. Il aurait fallu viser - 65 %, c’est ce que nous avons défendu. Ensuite le « Green Deal » qu’on nous a présenté – qui n’est pas un Green New Deal– prétend sauver la planète avec les recettes du passé : sans toucher aux accords de libre-échange, ni aux règles du marché, ni à la politique agricole favorable à l’agro-industrie, ni à l’austérité.

Si on fait un bilan général, clairement, le compte n’y est pas. Il y a quelques éléments sectoriels, comme la réduction de l’utilisation des emballages plastiques à usage unique. Mais par exemple, la fin des voitures thermiques d’ici 2035 va à mon avis être remise en question. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement, vu l’absence de préparation des industriels, et parce que rien n’a été fait en termes d’accompagnement. La loi sur la restauration de la nature, conçue pour offrir des outils en matière de protection de la biodiversité et de restauration des cours d’eau, a été en partie vidée de son contenu. La réforme du règlement Reach, sur la diminution de l’utilisation des pesticides, est tombée à l’eau. Il y a eu beaucoup de batailles sur les questions écologiques, mais clairement, à la fin, c’est une victoire des vieux dogmes.

D’autant que l’écologie, dès la première crise, est devenue la variable d’ajustement. Au moment de la crise énergétique, le choix a été fait d’aller chercher du gaz au Qatar ou du gaz naturel liquéfié (GNL) aux États-Unis, plutôt que de poser la question de notre souveraineté en matière énergétique et de développer des énergies renouvelables.

En réponse aux mobilisations récentes des agriculteurs, le choix vient d’être fait de réviser à la baisse les mesures écologiques – déjà timides – de la Politique agricole commune (PAC). Peut-on dire qu’aujourd’hui l’heure est au backlash2 sur l’écologie en Europe ?

Vous avez un certain nombre de signaux qui ne trompent pas, comme la nomination en octobre 2023 du commissaire à l’action climatique Wopke Hoekstra, qui est un ancien de Shell et de McKinsey… Ou la constitution de la « EU Energy platform industry advisory group », un acronyme ronflant à la Bruxelloise, qui désigne un groupe chargé de conseiller la Commission sur l’énergie, qui comprend entre autres BP et Total… En réalité, le ver est dans le fruit dès l’élaboration des normes.

Mais le terme de « backlash » n’est pas forcément bien choisi, parce que ça supposerait qu’on ait énormément avancé, ce qui n’était pas le cas. En fait, c’est un retour en arrière après un tout petit pas. Les questions écologiques sont incontournables aujourd’hui sur la scène européenne, mais elles ont été complètement instrumentalisées. Il y a eu énormément de greenwashing. Vous pouvez interdire les touillettes en plastique, mais si, dans le même temps, vous continuez à voter à tour de bras des accords de libre-échange et à considérer le gaz comme une énergie propre, cela n’a aucun sens. Prendre à bras le corps la catastrophe climatique suppose de remettre en cause le modèle économique sur lequel s’est construite l’Union européenne.

Je suis persuadée que, s’il n’y a pas une immense mobilisation et une stratégie très claire de l’ensemble des groupes de gauche, sous le prochain mandat, la droite et l’extrême droite vont dicter leur agenda anti-écolo. Regardez à quelle vitesse ils ont obtenu gain de cause sur la PAC ! Plutôt que de garantir une rémunération décente aux agriculteurs avec des prix planchers, on rouvre le dossier de la PAC pour remettre en cause les normes environnementales, qui sont aussi censées protéger les travailleurs et la viabilité de leurs terres.

À l’occasion des manifestations des agriculteurs, la question du libre-échange est aussi revenue dans les débats. De nombreux traités continuent d’être signés par l’UE, comme dernièrement avec le Chili et le Kenya. Qui pousse ces accords, impopulaires dans l’opinion, au niveau européen ?

En plus des 43 accords déjà en vigueur entre l’Union européenne et différents États au niveau international, des négociations sont en cours avec le Mercosur, le Mexique, l’Inde, l’Australie, la Thaïlande, l’Indonésie, pour ne citer qu’eux. Le Mercosur étant le plus important, en termes de volumes. Et comme il y a une opposition de plus en plus forte au sein des États membres, les partisans du libre-échange poussent à ce que ces accords soient adoptés au niveau européen, à la majorité qualifiée, en contournant l’approbation des parlements nationaux, ce qui est une folie démocratique.

Le problème des accords de libre-échange est multiple. Prenons l’exemple de la Nouvelle-Zélande, qui est à 20 000 kilomètres d’ici. D’abord, on importe de l’autre bout du monde des marchandises que l’on sait produire localement. La Nouvelle-Zélande est en effet le premier exportateur de lait au monde. Or nos producteurs en France ont déjà du mal à écouler leurs stocks et vendent leur lait en dessous de leur coût de production. En plus, les normes environnementales ne sont pas les mêmes : en Nouvelle-Zélande, par exemple, il y a un pesticide, l’atrazine, qui est autorisé, alors qu’il est interdit dans l’Union européenne depuis 2004. Même chose pour le Mercosur : 30 % des pesticides qui sont autorisés là-bas sont interdits ici. Enfin, la concurrence internationale est déloyale parce que dans de nombreux pays, le salaire minimum est beaucoup plus faible. Je pense par exemple à l’Ukraine où le kilo de poulet coûte 3 euros à la production, contre 7 euros en France.

Un autocollant dans les bureaux de Manon Aubry et Leïla Chaibi, à Paris en mars 2024. 

Donc, ça pose un problème écologique, sanitaire, environnemental, social et démocratique. Pourtant, à rebours des discours de relocalisation qu’on peut parfois entendre, y compris dans la bouche de la Commission européenne, ce modèle est promu, car il favorise un certain nombre d’industries, comme les industries automobiles allemandes qui poussent en particulier l’accord avec le Mercosur. Les libéraux parlent aujourd’hui d’accords de « nouvelle génération » avec ce qu’on appelle des « clauses miroirs », c’est-à-dire une prétendue réciprocité dans l’application des normes. Or il n’ y a jamais eu une seule clause miroir dans aucun accord, y compris les derniers. C’est de l’enfumage pur ! Et pourtant, quand on fait le bilan de ce mandat, je préside le seul groupe au Parlement européen (GUE/The Left) qui n’a pas donné une seule voix aux accords de libre-échange. C’est un point de désaccord fondamental avec les sociaux-démocrates et les Verts européens.

Le projet d’un devoir de vigilance pour les multinationales, que vous poussez depuis cinq ans, a failli être remis en cause en février, du fait notamment des revirements de la France. Le texte a finalement été sauvé in extremis, dans une version moins ambitieuse que celle adoptée en trilogue en décembre 2023. Lara Wolters, la rapporteuse néerlandaise du texte a dénoncé « un cas de mépris flagrant vis-à-vis du Parlement européen, et vis-à-vis du processus démocratique de prise de décision »3. Qui fait vraiment la loi à Bruxelles ?

Le devoir de vigilance, c’est mon combat depuis le début du mandat. Car, avant de m’engager en politique, j’ai travaillé sur la documentation des violations des droits humains par les entreprises du secteur extractif, notamment au Congo. Donc j’ai pu vraiment constater l’impunité des multinationales. L’objectif du devoir de vigilance est d’obliger les entreprises donneuses d’ordres à s’assurer que les droits humains et l’environnement sont respectés tout au long de leur chaîne de production.

On s’attaque ainsi au business model des entreprises qui cherchent la main-d’œuvre la moins chère et les conditions environnementales qu’ils jugent les plus favorables. Donc lorsqu’on a abouti à un texte commun entre les trois institutions européennes (Parlement, Commission, Conseil) en décembre 2023, les lobbys se sont activés, avec le relais et l’appui d’Emmanuel Macron. Ce dernier a en effet réussi à faire exclure le secteur bancaire du périmètre d’application du devoir de vigilance et à restreindre le nombre d’entreprises concernées. Mais ce texte, même amoindri, constitue à mes yeux une victoire.

Devoir de vigilance

Le devoir de vigilance est l’obligation juridique pour les entreprises de garantir qu’il n’y ait pas d’atteintes aux droits humains et aux écosystèmes dans leurs chaînes d’approvisionnement. Une proposition de directive européenne en ce sens a été votée le 1er juin 2023 par le Parlement européen, puis adoptée en trilogue en décembre 2023. Après des tergiversations dues à la frilosité de plusieurs Etats, dont la France, le 15 mars, l’Union européenne rend enfin une version finale du texte, moins ambitieuse, qui concerne les entreprises de plus de mille salariés avec un chiffre d’affaires de 450 millions d’euros.

Comment limiter le pouvoir des lobbys sur les institutions européennes ?

Le problème transversal, c’est l’opacité des institutions. L’ensemble des négociations dans les institutions européennes se déroule à huis clos. Les journalistes, les citoyens, les ONG, les associations, n’ont pas le droit d’y entrer. Rien ne filtre, hors des plénières. Et c’est dans ce cadre à huis clos que souvent les députés, mais aussi les représentants des institutions européennes, se font le porte-voix des lobbys puisqu’ils n’ont de comptes à rendre à personne. Cela donne lieu à d’énormes dérives, comme on a pu le voir lors du Qatargate, le plus gros scandale de corruption de l’histoire des institutions européennes. Je l’ai vécu en direct puisque je me suis battue pour qu’il y ait une résolution sur les violations des droits humains liés à l’organisation de la Coupe du monde au Qatar. Face aux résistances que je rencontrais, j’étais tellement abasourdie que j’ai fait une vidéo à l’époque, où je posais la question : « Est-ce que le Qatar a infiltré le Parlement européen ? » J’avoue que je ne pensais pas si bien dire ! Ce n’est qu’après qu’on a découvert qu’il y avait chez certains eurodéputés des valises de billets dignes d’une série Netflix… Cela illustre l’ampleur du problème.

Aujourd’hui, les lobbys ont bien plus de pouvoir que ceux qui font la loi. Il y a en moyenne 70 lobbyistes par député européen dans les institutions européennes et vous avez un quart des députés européens qui reçoivent des rémunérations annexes, en plus des indemnités d’élu qui sont plutôt généreuses. Il faut interdire ces rémunérations annexes, mais aussi les voyages payés par des intérêts privés ou étrangers. Il faut aussi rendre obligatoires le registre de transparence et la déclaration publique de l’ensemble des rendez-vous pris par les députés. Et enfin, il faut mettre véritablement en place une autorité éthique indépendante. 

Et si on commençait déjà par tout ça ? On rendrait un peu confiance dans les institutions européennes, qui sont aujourd’hui gangrenées de l’intérieur par les lobbys et parfois par la corruption.

« Qatargate »

En décembre 2022, le parquet belge révèle une affaire de corruption impliquant des députés du Parlement européen. Ces députés auraient influencé, en faveur du Qatar, du Maroc et de la Mauritanie, des décisions prises au sein des institutions européennes en échange de sommes d’argent – près de 1,5 million d’euros découverts jusqu’ici.

Dans ce contexte défavorable, avec un parlement dominé par la droite et sous influence des lobbys, que peut faire une force minoritaire comme la Gauche Unitaire Européenne (36 députés sur 705) ? 

Le Parlement européen, sous ce mandat et probablement sous le mandat qui va arriver, n’a jamais été aussi morcelé. Il faut plusieurs groupes politiques pour constituer des majorités, en fonction des sujets. Et il se trouve que sur beaucoup de textes, nos voix ont fait la différence. On sert aussi à initier des textes, comme ça a été le cas sur le devoir de vigilance et les droits des travailleurs des plateformes comme Uber. Ces deux exemples montrent que l’on peut obtenir des victoires. Enfin, on est d’une certaine manière des lanceurs d’alerte, que ce soit sur les accords de libre-échange ou les politiques d’austérité budgétaire. Mais aussi face à l’extrême droite. Un pôle de résistance doit s’organiser au niveau européen, parce que l’extrême droite est en train de prendre le pouvoir dans un nombre croissant d’États.

En juillet 2023, vous vous félicitiez dans un entretien4 que la crise du Covid ait remis en question les dogmes libéraux européens. Aujourd’hui, l’heure semble à un retour de l’austérité… On a en tête les trop fameux 3 % de déficit et 60 % de dette (rapportés au PIB) à ne pas dépasser. Qu’est-ce qui change avec les nouvelles règles budgétaires ?

Nous avons face à nous la pire cure d’austérité que notre continent, et particulièrement la France, ait jamais connue. Jusqu’à maintenant les règles budgétaires – avec un maximum de 3 % de déficit et de 60 % de dette – en vigueur dans ce qu’on appelle le pacte de stabilité et de croissance, sont un peu une fausse épée de Damoclès : elles ont été violées plus de 170 fois sans qu’il n’y ait jamais de sanction. Et elles ont été suspendues lors de la crise du Covid en 2020. Ces règles sont remises en place à partir de l’année 2024. Mais le volet répressif dans la réforme de ces règles est extrêmement sévère. Et les États doivent désormais établir des trajectoires individuelles d’austérité.

Dans le cas de la France, concrètement, l’État français devra économiser 24 milliards d’euros par an. Dans le projet de loi de finances pour l’année 2024, il y avait déjà 14 milliards d’euros de coupes et Bruno Le Maire en a annoncé 10 de plus. Donc c’est vraiment un massacre social à la tronçonneuse qui s’annonce. Pour donner une idée, 24 milliards d’euros, c’est l’équivalent de plus de 700 000 postes d’enseignants ou d’infirmières. C’est un calcul théorique, mais ça donne une idée du volume. Et on peut regarder ce qu’ils ont déjà annoncé : 1 milliard d’euros de coupes sur la rénovation thermique soit 150 000 logements rénovés en moins. Mais aussi par exemple, la hausse du reste à charge sur les médicaments et les visites médicales. Avec, à la clef, des gens qui vont renoncer à se soigner, et qui iront plus tard engorger les urgences.

« Les négociations de la NUPES ont marqué un tournant historique. On s’est retrouvés sur une méthode d’action pragmatique. En laissant de côté les débats théoriques – Europe fédérale ou pas, Europe idéale – pour réfléchir à comment nous pourrions gouverner ensemble. »

Ils sont en train de nous imposer des économies qui vont avoir des conséquences terribles, en particulier pour les plus pauvres qui dépendent davantage des services publics. On va le mesurer dans les prochaines années, une fois que ces coupes budgétaires auront été mises en place, tant du point de vue des investissements écologiques que de la protection sociale et des services publics. Jamais on ne pose la question des recettes ! D’abord on vide les caisses de l’État, en supprimant l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), en faisant plus de 200 milliards d’euros d’aides sans contrepartie aux entreprises. Jamais on ne touche aux super-profits des entreprises comme TotalEnergies ou des agro-industries. Et après il faut faire des économies. C’est d’une hypocrisie totale. D’autant que si l’emprunt coûte cher, c’est parce que les taux d’emprunt sont élevés. Or ils sont fixés par la Banque centrale européenne sur laquelle il n’y a pas de contrôle démocratique.

Vous avez participé à la négociation du programme de la Nupes avant les législatives de 2022. La question européenne, qui divise la gauche française depuis le référendum sur le Traité constitutionnel de 2005, a été au cœur des discussions. L’accord finalement signé actait le ralliement de vos partenaires, notamment du PS et d’EELV, à une stratégie de désobéissance aux règles européennes. Pouvez-vous donner des exemples concrets de ce que donnerait cette "désobéissance" dans l’exercice du pouvoir ?

D’abord, il faut rappeler que tout le monde désobéit déjà aux règles européennes et souvent pour le pire. Emmanuel Macron désobéit aux normes en matière de pollution de l’air et en matière d’objectifs d’énergies renouvelables. Par exemple, il y a actuellement 55 procédures en infraction de la part de la Commission européenne vis-à-vis de la France. C’est énorme. Notre objectif n’est pas de désobéir pour désobéir, il s’agit de désobéir pour pouvoir appliquer notre programme. Il est évident que ce chapitre dans le programme de la Nupes a été le chapitre le plus discuté. On avait autour de la table la « gauche du non » et la « gauche du oui » au référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005.

Cette négociation a marqué un tournant historique parce que, finalement, on s’est retrouvés sur une méthode d’action pragmatique. En laissant de côté les débats théoriques – Europe fédérale ou pas, Europe idéale – pour réfléchir à comment nous pourrions gouverner ensemble, avec des ministres insoumis, des ministres écolos, des ministres communistes, des ministres socialistes. Par exemple, si on veut maintenir Fret SNCF dans le giron public alors que la Commission européenne nous demande la mise en concurrence. Ou si on veut garder des tarifs réglementés de l’électricité, abordables, à rebours de la réforme en cours du marché d’électricité. Ou encore si on veut investir massivement dans les énergies renouvelables, dans nos écoles, dans la rénovation thermique, en violation de la règle de 3 % de déficit. Concrètement, il y a deux hypothèses : soit on renonce à ces éléments de notre programme et on fait du François Hollande. Soit on trouve une méthode pour appliquer notre programme malgré tout.

Bien sûr qu’on peut essayer de renégocier les règles ou de trouver des alliés pour faire une minorité de blocage. Mais il faut être prêts à désobéir, à assumer des rapports de force. Je pense que c’est ce qui rend crédible notre démarche de gouvernement. C’est ce qu’on a réussi à inscrire dans le programme et qui, je crois, correspond à l’état de la pensée à gauche, en particulier pour les gens de ma génération, qui ont une relation moins passionnelle à l’Union européenne. Je regrette que certains mettent aujourd’hui à distance le programme, la stratégie de rassemblement. Alors qu’on avait fait un pas de géant pour parler d’une voix commune.

Traité constitutionnel de 2005

Le traité pour une Constitution pour l’Europe (TCE) devait entrer en vigueur le 1er novembre 2006. Mais, en 2005, la France et les Pays-Bas organisent un référendum qui se solde par un « non » des électeurs dans les deux pays. À l’époque, la gauche se divise entre partisans européistes du « oui » et partisans du « non », qui dénoncent l’inspiration néolibérale du texte. Ces derniers viendront notamment garnir les rangs du Parti de gauche, ancêtre de la France Insoumise, fondé en 2008 par Jean-Luc Mélenchon. Le traité de Lisbonne qui reprend l’essentiel des dispositions du TCE est finalement signé en 2007, sous la présidence Sarkozy, et ratifié par le Parlement.

Avec la Nupes, une nouvelle page politique semblait s’ouvrir. S’est-elle refermée ?

Elle ne doit pas se refermer. Penser les élections européennes comme une forme de primaire de la gauche, je trouve que ce n’est pas à la hauteur des enjeux, à l’heure où l’extrême droite est aux portes du pouvoir. Et c’est se tromper car si La France Insoumise a fait 6 % aux européennes en 2019, ça ne l’a pas empêchée de faire 22 % à la présidentielle de 2022. En toute hypothèse, je reste très favorable à un rassemblement sur la base du programme de la Nupes, qui comprendrait l’ensemble des forces de gauche. Personnellement, j’y ai cru de toutes mes tripes. C’était ma seule campagne présidentielle, puisque je me suis engagée en politique il y a cinq ans. Mais c’était une campagne incroyable. On a redonné une perspective d’espoir à la gauche.

Quelles expériences politiques surveillez-vous aujourd’hui chez nos voisins européens qui pourraient justement redonner de l’espoir ?

Nos camarades du Sinn Féin en Irlande sont en passe de remporter les prochaines élections. Ils sont à 35 % dans les sondages. Ils ont fait une immense campagne qui a eu beaucoup d’impact sur la question du logement, dont les prix ont explosé. Ils ont percé en défendant une offre publique de logement et un projet de rénovation thermique, soit une vraie politique sociale, mais qui intègre des questions écolos. Mary Lou McDonald, qui est leur cheffe de parti, que je connais bien, devrait devenir leur première ministre.

C’est la preuve que la gauche de rupture du XXIe siècle peut se réinventer et accéder au pouvoir. Et je pense qu’il faut s’accrocher à ces exemples. Mais il faut aussi dire que, à la fois le score et la campagne que nous avons faits pour les élections présidentielles de 2022, mais aussi la constitution de la Nupes, ont représenté une immense source d’espoir en Europe. Un phare dans ce moment très sombre de poussée de l’extrême droite dans quasiment tous les États européens, que ce soit en Hongrie, en Italie, mais aussi au nord de l’Europe, en Finlande, en Suède ou même dans des États qui étaient assez préservés, comme le Portugal ou la Grèce. L’extrême droite est aujourd’hui en train de gagner partout sur notre grand continent. Donc espérons que l’exemple de l’Irlande puisse faire tache d’huile, traverser la Manche et arriver jusqu’à nous. 


Manon Aubry

Manon Aubry est députée européenne de la France Insoumise. Elle commence son parcours dans le secteur associatif, d’abord pour Médecins du Monde puis pour l’ONG The Carter Center. En 2014, elle rejoint l’association Oxfam où elle travaille en particulier sur l’évasion fiscale et les inégalités sociales. Le 26 mai 2019, elle devient députée européenne pour la France Insoumise, qu’elle a rejoint la même année. Elle est de nouveau tête de liste pour les élections européennes qui auront lieu en France le 9 juin 2024.


1. Initié au lendemain des élections européennes de 2019, le Pacte vert européen est censé permettre à l’Europe d’atteindre son objectif de neutralité carbone d’ici 2050.

2. Retour de bâton.

3. « Devoir de vigilance : Paris, Berlin et Rome piétinent le travail du Parlement européen », Médiapart, 28 février 2024.

4.Le Grand Continent, 13 juillet 2023.

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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