La politique sur Twitch

Dany et Raz : « Vouloir évacuer le conflit de la politique, c’est se tirer une balle dans le pied »

Photos : Martin Colombet

Ils sont cash et tchatcheurs. Sur Twitch, les streamers Dany & Raz commentent l’actu politique quasi quotidiennement, des heures durant. Trentenaires touche-à-tout, ils s’aventurent aussi derrière la caméra et sur les planches, pour réveiller une parole de gauche jugée trop lisse et trop bourgeoise.

« L’écologie sans lutte des classes c’est du jardinage, Hugo ! ». La formule est signée par un certain lapin_communard sur le chat de Dany & Raz. Les streamers, pas encore l’âge de la retraite à eux deux, décryptent l’actu politique quasi quotidiennement sur Twitch 1, souvent en commentant des émissions ou des extraits de journaux télé (TF1, BFM TV, France 5, TMC) mais aussi en citant Twitter, la presse papier ou d’autres streams tels que Backseat, présenté par Jean Massiet, pionnier des contenus politiques sur Twitch. « Discussions, humour et débats. Le ton est libre et parfois provoc’ », résument Dany & Raz sur leur page aux près de 40 000 followers.

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Leurs directs génèrent un flot ininterrompu de commentaires, et un revenu via les dons des internautes, façon « chapeau numérique ». Pour l’un de leurs streams d’avril dernier, Dany & Raz ont jeté leur dévolu sur l’émission de France 5 C ce soir. Son thème : faut-il débattre d’écologie avec l’extrême droite ? Hugo Clément, dont l’échange avec le président du Rassemblement national lors d’une soirée organisée par Valeursactuelles a suscité de vives critiques, fait partie des invités. Sur le chat de Dany & Raz, la punchline de lapin_communard est vite engloutie par d’autres, plus ou moins inspirées : « Hugo Clément il veut trop bouffer à tous les râteliers » ; « Écolo sinik ? » ; « C’est un écofasciste ! » Parfois, les insultes fusent et les trolls déboulent. Le chat n’est pas modéré : c’est l’une des spécificités de la chaîne.

Régulièrement, Dany et Raz interrompent l’émission, y vont de leur analyse, échangent avec leur public. « Sur l’écologie le RN a un angle pro-paysan, resucé de la FNSEA, qui est une arnaque. On défend les pauvres petits campagnards, la France de la ruralité qui a besoin de sa bagnole… C’est du populisme », lance Raz, en réaction à une intervention d’Hugo Clément sur le plateau de France 5. « Tu parles de Roussel là, non ? », rétorque un internaute. Pas faux, approuve Raz en direct. Les réactions s’enchaînent : on dit ce qu’on pense, haut et fort, sans prendre de pincettes. L’ambiance café du commerce est assumée, recherchée même : les deux trentenaires tiennent à éviter un ton « militant » allergique à la popularité. La discussion se veut maline et enlevée plutôt qu’intello. Il faut éviter les tunnels théoriques, et tant pis si le propos peut sembler parfois approximatif. Show must go on ! 

« J’ai découvert ma classe sociale »

On rencontre Dany et Raz dans un café en bordure du périphérique parisien – c’est pratique pour eux, expliquent les streamers, qui ont chacun récemment emménagé dans leur propre logement après une période de squats et de galères. Généreux de leur temps et de leurs idées, ils ressemblent dans la vie à ceux qu’ils sont à l’écran, la douceur en plus : passionnés, bavards – et même carrément accros à la discussion, à l’argumentation (« Si j’arrête deux semaines, ça me manque », glisse Dany). La politique est pour eux une manière « naturelle » d’être au monde. Tous deux ont grandi au sein de familles engagées, l’un à Thiais dans le Val-de-Marne, l’autre pas loin de Caen, en Normandie. Tous deux en ont bavé pour vivre aujourd’hui de ce qui les anime. « Mon daron était ouvrier et délégué syndical à Moulinex. Coluche, Hara-Kiri, Charlie Hebdo, “ Les Guignols ”, c’était important pour les parents », détaille Raz. Avec la fermeture de l’usine et le chômage qui s’ensuit, la famille perd sa maison. « J’avais 12 ans, j’ai découvert ma classe sociale. » En banlieue parisienne comme dans la campagne normande, l’adolescence tourne autour de l’ennui et de la drogue. Raz zappe la case lycée et fraye avec le milieu free-party normand.

« Il faut arrêter de fuir les combats ! »

Dany quitte le Val-de-Marne pour étudier la philo à la fac du Mirail, à Toulouse, et lance en parallèle, à 20 ans, une chaîne YouTube baptisée « Doxa », dédiée à la vulgarisation philosophique (« l’une de mes passions », explique-t-il simplement). Il mettra quelques années à mettre un mot sur la violence symbolique subie de la part des « bourgeois gauchistes de la fac ». Un milieu qu’il retrouve aussi sur YouTube, si ce n’est, nuance-t-il, aux débuts du réseau quand celui-ci était encore le territoire des geeks. Le Normand, lui, rejoint Paris dans l’espoir vite douché de travailler dans l’édition (« mon côté Rastignac bizarre », sourit-­il), et sort « dégouté » de la mobilisation Nuit debout, où il voit des « fils de professeurs sans problème » interdire la parole à des ouvriers syndicalistes. C’est l’un des paradoxes de ce mouvement citoyen méfiant envers les corps intermédiaires : certaines assemblées décidaient à main levée l’exclusion – pour les prises de parole ou le vote – des syndicats ou des médias. 

« La gauche moralisatrice et coincée du cul »

Les deux fils d’ouvriers se rencontrent une nuit de 2018, lors d’un live confidentiel de Dany, peu de temps avant que ce dernier ne publie sa « réponse à Internet », une vidéo au ton personnel et humaniste en réaction au harcèlement en ligne dont il fut victime, et qui comptabilise plus de 200 000 vues. « On s’est réunis dans une période de pauvreté et de dépression. On était en mode : j’en peux plus ! On était un peu cons, avec un ressentiment contre la société, contre le capitalisme, contre le ton ampoulé de la gauche Internet. On avait la dalle », résume Raz. À ses côtés, Dany retrouve Internet et assume un nouveau style. Exit la chemise de « Doxa », place au sweat et à l’impolitesse. L’ex-abstentionniste se défend aujourd’hui de livrer sur Twitch une véritable analyse politique et préfère parler d’un partage « d’affects ». Les deux streamers ont en commun une colère profonde envers une gauche Internet très blanche, très homogène, « moralisatrice, coincée du cul », « au petit ton universitaire, un peu lisse, qui refuse les gros mots ». Leur chaîne reflète cette volonté d’imposer d’autres accents, d’autres termes, d’autres pensées de gauche. « Il faut arrêter de fuir les combats ! », disent-ils.

« Quand on ne répond pas à l’extrême droite, elle gagne en puissance. »

Alors ils y vont : dans le contexte du confinement, leur public d’abord LGBT et issu de la marge s’élargit. Dany & Raz abordent des questions qui fâchent (la religion musulmane ou le féminisme blanc et libéral), se salissent les mains en renvoyant aux streamers d’extrême droite leurs clichés virilistes, tiennent des propos misogynes en tentant de dénoncer le sexisme en politique (« il faut plus de bimbos et de bad bitch à gauche bien sûr »), et n’hésitent pas à inviter sur leur chaîne des personnalités décriées par une partie de la gauche, telles que la militante antiraciste Houria Bouteldja, à l’initiative du Parti des indigènes de la République. Ilfaut lire ses textes en entier, et ne pas en rester à de petites phrases décontextualisées dont se servent certains de ses adversaires pour la taxer d’homophobie, se défendent-ils. « Vouloir évacuer le conflit de la politique, c’est se tirer une balle dans le pied », pose Raz. 

Le rire est leur arme de choix. Dany juge que certaines personnes regardent Papacito et autres streamers d’extrême droite parce qu’ils les font rire, pas parce qu’ils sont fachos ; il entend bien rallier ces viewers, et ne pas laisser le pouvoir du rire au RN et à leurs troupes. Sur Internet comme dans la rue, il faut occuper le terrain : « Quand on ne répond pas à l’extrême droite, elle gagne en puissance. » 

« En fait, on est des artistes »

Leurs bonnes audiences démontrent que la formule trouve ses adeptes, non sans critiques. « Parfois vous êtes tout le temps ironiques et vous devenez relous », écrit un internaute. Dany & Raz ne se gênent pas pour rendre la pareille, voire plus, quand l’un des commentaires du chat les agace. « Sérieux vous êtes trop cons. » Des insultes que le duo assume en souriant : « C’est vrai qu’on a une relation domina avec notre chat ! Ils nous bousculent, et nous aussi. Ça fait partie du plaisir… Et ça nous a appris comment réagir à la confrontation pour être efficaces. » Surtout, ces échanges sans filtre permettent aux streamers de prendre la température de leur audience en direct (faut-il accélérer le rythme, relâcher la pression ?) tout en s’aventurant là où ils n’auraient pas forcément osé aller. Pour Nicolas Bouchaïb, un data scientist qui suit depuis des années les évolutions de Twitch, c’est ce côté râleur et provoc, au-delà d’un contenu très marqué politiquement, qui distingue Dany & Raz d’autres streamers.


« Ils font souvent exprès de s’énerver et se lancent dans des joutes verbales. Ils sont très libres dans leur façon de s’adresser au chat, parfois en l’attaquant. C’est très singulier. » Choix du cadre et du décor, mise en scène de soi, maîtrise du rythme, interactions avec le public... Faire un stream est un spectacle qui peut vite virer à l’egotrip. « En fait, on est des artistes », revendiquent Dany & Raz. Le duo se produit d’ailleurs depuis peu sur les planches (à l’Européen, à Paris), et Dany a réalisé un long-métrage qui lui a permis de décrocher l’intermittence et de salarier sur le tournage pas mal de copains à la rue. 

Twitch serait-il le lieu d’une parole moins formatée, plus subversive ? Stéphanie Wojcik, chercheuse à l’université Paris Est Créteil, pointe l’intérêt de « la visibilité de la contradiction » qu’on ne retrouve pas dans les interviews classiques, et cite l’exemple du streamer Samuel étienne, invitant récemment Marine Le Pen sur sa chaîne : en direct, sur le chat, un internaute a copié-collé un article de presse citant l’enquête pour détournement de fonds européens dont la n°1 du RN faisait l’objet. « Pas sûr que Léa Salamé fasse la même chose ! » Mais si elle ouvre le rêve d’un potentiel politique, cette interactivité reste très marginale, nuance un autre spécialiste de la plateforme, le chercheur en sciences de l’information et de la communication édouard Bouté : « L’écrasante majorité des personnes connectées ne s’exprime jamais. » Reste que la flexibilité et la liberté éditoriale offertes par la plateforme, bien réelles, attirent un public plus divers que celui des émissions politiques conventionnelles.

« La politique reste très marginale sur Twitch »

La longueur des streams (souvent quatre ou cinq heures pour ceux de Dany & Raz !) permet de développer des idées et favorise un lien affectif : chacun se connecte quand il peut dans son quotidien, ou laisse le stream allumé tout en vaquant à ses occupations. « Quand on est un habitué de Twitch, on n’arrive plus à revenir à la rigueur des médias traditionnels », juge Nicolas Bouchaïb. Sur la cartographie aux allures de nébuleuse multicolore de la plateforme qu’il a récemment réalisée (il a pour cela récupéré et traité les données du top 100 des streamers francophones de septembre à décembre 2022), Dany & Raz occupent une place périphérique, dans des teintes roses. « La politique reste très marginale sur Twitch, elle ne rassemble qu’un faible pourcentage de viewers. Mais la position de Dany & Raz révèle qu’ils sont moins confidentiels que d’autres contenus plus strictement politiques », décrypte le cartographe.

Si les « émissions » d’actualité (sur Twitch, on parlera plutôt de « react ») se sont démocratisées depuis le Covid, notamment avec l’arrivée de Jean Massiet et de Samuel étienne, elles restent encore une niche… destinée à s’étendre ? Dany & Raz croient en tous les cas au pouvoir mobilisateur des réseaux et de la discussion. Ils constatent déjà un changement profond : « Sur TikTok, les nouvelles générations sont beaucoup plus sensibles à l’antiracisme, aux questions queer... Ça nous booste. » 

Twitch, plateforme de diffusion en direct lancée en 2011, d’abord investie par les fans de jeux vidéo, s’est progressivement diversifiée et a connu un important développement en 2020, suite aux confinements et restrictions liées au Covid. 

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