Éditorial

François Bégaudeau : un manuel d'autodéfense intellectuelle, à quoi bon ?

Photos : Marie Rouge

Découvrez l'éditorial de notre hors-série « Manuel d'autodéfense intellectuelle » par François Bégaudeau, rédacteur en chef invité.

Celui qui lit cette phrase est un con. Blague de CM1. Les meilleures blagues sont de CM1. Hélas nous ne sommes plus en CM1. Nous avons mûri, nous avons faibli. Nous nous restreignons désormais aux blagues intelligentes. Nous sommes limités. Nous sommes moins aptes à la sauvagerie de l’incrimination injuste. Nous sommes soucieux d’une certaine justesse. Au seul motif que c’est faux, nous n’écrirons pas que celui qui lit cette phrase est un con. Celui qui lit cette phrase n’est pas du tout un con. S’il la lit c’est qu’il s’est procuré le magazine Socialter, s’il se l’est procuré c’est qu’il connaît ce magazine, s’il le connaît c’est qu’il rôde en bordure de l’écologie radicale, s’il rôde par là c’est qu’il est tout sauf con. 

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Celui qui lit cette phrase est de gauche. Ce n’est pas une blague de CM1 ni de CP, c’est une certitude. Celui qui lit cette phrase n’est pas de droite ; n’est pas un hystérique de la croissance ; n’est pas un fanatique de l’agriculture intensive ; ne gobe pas le salut par la voiture électrique ; ne contribuera pas à l’effort productif à n’importe quel prix ; ne pleure pas sur une vitrine de boutique Orange brisée sur un parcours de manif ; ne trouve pas inadmissible le squat d’une résidence secondaire par une famille d’Albanais.

Comment pourrait-il se faire que celui qui lit cette phrase soit de droite ? Soit conseiller en spéculation immobilière sur le parc locatif. Soit consultant en optimisation fiscale. Soit spécialiste de l’œuvre de Toledano et Nakache. Soit favorable à une réduction de la période d’indemnisation du chômage. Soit défavorable à l’interdiction des piscines individuelles dans les départements secs. Comment pourrait-il se faire que cet aimable blaireau se retrouve avec ce hors-série entre les mains ? 

Cela pourrait se faire ainsi : 

Au dîner de mariage de son cousin, Alexandre, directeur d’une agence immobilière spécialisée dans le neuf de luxe, se retrouve à côté de Thomas, copain de rugby du marié. Comme escompté par les concepteurs du plan de table, la conversation part sur le sport. Alex évoque le trail qu’il pratique depuis quatre ans, Tom évoque sa découverte précoce des joies du ballon ovale à Narbonne, où ce prof d’EPS reviendra s’installer quand il aura assez de points. Mais sa petite maison avec jardin dans une commune limitrophe de Lyon lui convient très bien pour le moment. D’ailleurs Alex y est le bienvenu. Thomas, que l’alcool rend solennel, précise que ce n’est pas une invitation en l’air. Alex que l’alcool rend fraternel ne doute pas une seconde que son nouveau poto Thomas soit sincère. Deux semaines après ce mémorable mariage où les deux complices occasionnels ont fini par s’échanger leurs coordonnées en titubant, Thomas invite par texto Alex à une soirée barbecue. D’abord hésitant, Alex finit par répondre positivement. Ça lui fera une pause. Il bosse trop. Il dit souvent qu’il bosse trop. À qui veut l’entendre, il confie qu’il bosse trop. Ça a l’air d’une autocritique et c’est une autoflatterie. Alex aime bosser. Il aime dire : bosser. Il aime dire : je bosse. On bosse. On a bossé. On a bossé jusqu’à pas d’heure. Sur ce dossier on a bossé comme des chiens. Comme des Chinois. Comme des dingues. Dans une société il y a des gens qui bossent comme lui, et puis ceux qui ne bossent pas.

S’intégrant dans la coterie du barbecue composée de profs ou professionnels de l’éducation, il s’efforce de ravaler sa conviction que ces gens appartiennent à la seconde catégorie. Quatre mois de vacances par an, c’est la belle vie. En même temps quel métier infernal, surtout en banlieue islamiste. Ces gens ne bossent pas comme des Chinois mais ils sont le poste avancé de la République. Alex les méprise les admire les plaint. Son corps adouci par le rosé et le crépuscule de juin est gagné par la compassion. Les bras nus d’Aurélie, collègue de Thomas, attisent cette compassion. Aussi son sourire. Et puis les mathématiques. Aurélie est prof de maths et ça tombe bien parce qu’Alex adore les maths. Il tient à le lui dire, elle en est flattée, d’habitude tout le monde daube sur les maths. Néanmoins Aurélie estime démesurée la place de sa matière dans le système scolaire. Qu’elle l’estime démesurée est un paradoxe qui dépasse Alex et à la fois le charme. Lorsqu’elle dit que l’école ne fait que former des salariés soumis, il trouve ça charmant. Dans un autre contexte, il trouverait ça caricatural, excessif, insignifiant, pathétique, mais là charmant. Il est charmé. Il est un peu bourré. Il cesse de boire deux heures avant de reprendre le volant. Il propose de déposer Aurélie à la station de métro. À la station il propose de pousser jusqu’à Lyon-centre où elle habite. Ça ne lui fait qu’un micro-­détour. Ils se recontactent deux jours plus tard via une messagerie de conception californienne. Leurs échanges s’érotisent le troisième soir.

Aurélie plutôt distante au début se prend au jeu. Quelque chose lui plaît dans ce type qui lui déplaît. Peut-être ses mains. Peut-être son énergie positive. Peut-être que l’atout principal d’Alex est le récent célibat d’Aurélie et sa ferme résolution de profiter de cette nouvelle liberté après six ans de couple-prison. Ils couchent ensemble un jeudi soir. À la sortie de la cantine associative tenue par des copines d’Aurélie, celle-ci a proposé un dernier verre dans son T2. L’accouplement a été jugé satisfaisant-pour-une-première par les parties prenantes. Mais cette première en est-elle une ? Sera-t-elle suivie d’une seconde ? Si le désir réciproque a vite dissous la discorde sur la réforme des retraites survenue au dessert, est-ce que ce genre de tension ne va pas réaffleurer maintenant que le désir est consommé ? Cette question n’est pas abordée au petit-déjeuner vite expédié. Aurélie a cours à 9 heures, Alex a un petit-déjeuner de travail à 10 heures dans un salon d’hôtel du Vieux-Lyon et doit repasser chez lui prendre une chemise propre.

Pendant qu’Aurélie se douche, il égrène machinalement une pile de revues à côté du canapé. Quand Aurélie apparaît, serviette en turban comme il se doit, il est en train de feuilleter un Socialter, magazine auquel Aurélie est abonnée. Super magazine, dit-elle. Surtout les chroniques de François Bégaudeau. Quelle plume. Quelle élégance. Quels pectoraux. Quelle qualité de dribble. Qu’attend le Bayern Munich pour le recruter ? Comme Alex continue de feuilleter le machin par politesse, Aurélie propose de le lui laisser. Non non t’embête pas, dit Alex. Si si, dit Aurélie qui l’a déjà lu deux fois. Ça te fera pas de mal, plaisante-t-elle. Si tu le dis, sourit Alex. Ils se séparent devant le restaurant Pinch Point. En bord de Saône le directeur d’agence retrouve sa Nissan qui sitôt lancée se retrouve bloquée dans un embouteillage sur les berges.

Une fois consultés ses mails et les divers réseaux où il possède un compte, le conducteur se trouve comme désœuvré au milieu des trois files désespérément statiques. Il prend le magazine laissé sur le siège passager. Il détaille la couverture. Il semble s’agir d’un numéro hors-série. Il est titré Manuel d’auto­défense intellectuelle. Alex ne comprend pas bien la notion. Il refuse de comprendre les formules où il renifle ce qu’il appelle de la branlette. Lui préfère l’action concrète. Lui réfléchit toujours en mode pratico-pratique. Il jette quand même un œil à l’édito. Avance à tâtons dans les pages suivantes. Lit un paragraphe, s’arrête sur un intertitre, considère un chapô et, de mariage en barbecue, de bras nus en rosé, de douche du matin en trafic figé, un tissu d’écarts par rapport aux sillons sociologiques a rendu possible un fait exceptionnel : celui qui lit cette phrase est de droite.

Et maintenant il se passe quoi ?

Il se passe qu’Alex dévore le magazine. Se range sur le côté de la route pour l’achever sans être klaxonné. Est saisi par ce qu’il lit. Sent son corps muter. Son cerveau s’élever. Parmi les mots, attitudes, positions, postures recensés par ces brillantes pages comme autant de marqueurs de l’ordre marchand, il en reconnaît qu’il utilise ou adopte à son insu, tel un monsieur Jourdain du capitalisme. Pratico-pratique, oui il s’est souvent entendu le dire. Pratico-pratique c’est tout lui. Et puis c’est bien lui aussi qui estime que les manifestants de Sainte-Soline donnent dans l’éco­terrorisme, qu’il faut honorer notre patrimoine de quelque pillage qu’il provienne, que seul un dialogue social entre partenaires raisonnables fera gagner la France, qu’il faut persister dans le nucléaire pour décarboner l’économie, que le peuple a besoin d’éducateurs et le public de décrypteurs, que la publicité est un art. C’est bien lui qui ne regarde plus que des productions audiovisuelles américaines servies à satiété par des plateformes américaines.

Mais on ne l’y reprendra plus. Ce manuel d’autodéfense lui a appris à se défendre contre lui-même. Trois mois plus tard il s’installe avec Aurélie dans un hameau de l’Ariège. Ils vont se lancer dans l’agriculture paysanne. Pour marquer leur rupture avec la société mercantile ils allument un grand feu dans lequel ils jettent, elle ses manuels de maths, lui ses essais préférés de François Lenglet. Cette fois le point de non-retour est atteint. Son frère community manager chez Danone ne reconnaît plus Alex. D’ailleurs il n’y a plus d’Alex qui tienne. Il y a Nestor. Nestor Makhno. C’est quoi ce nom à la con ? demande le frère. Tu peux pas comprendre, expédie Nestor en tournant les talons.

À moins que nous ne soyons dans la vraie vie et que tout ceci ne se passe pas. À moins qu’au bout de deux minutes de perplexe lecture du Socialter échoué par erreur dans sa Nissan, Alex s’assoupisse ou se détourne. Pas son truc. Pas son genre de beauté. Pas ses mots. Toujours pas de vibration protestataire en lui. Sa vie lui va, son corps va. Son corps n’a pas besoin de lire ça. 

Plus sûrement encore peut-on parier qu’il n’a pas ouvert le magazine. Qu’il ne l’a pas même feuilleté chez Aurélie. Qui d’ailleurs ne lui a pas prêté. Qui peut-être n’a pas existé. Pas plus que le barbecue chez Thomas, ou Thomas lui-même. La rencontre transversale n’a pas eu lieu. Chacun est resté à sa place sur le grand échiquier social. Chacun dans sa case, et ce hors-série demeure voué à être lu par des gens acquis à la cause. Comme toute production intellectuelle, celle-ci, pourtant fabriquée avec amour, n’enrôle que des déjà-engagés. Le manuel d’autodéfense est à l’usage de gens qui se défendent très bien tout seuls. Des gens à qui on ne la fait pas. Des gens qui en effet ne gobent pas le salut par la voiture électrique. Ne gobent aucun des boniments distillés partout pour vendre l’état désastreux des choses. 

Mais alors à quoi bon ce manuel ? À quoi peut servir cette chose inutile ? À cette question existent des réponses toutes faites, qu’on ressert régulièrement pour justifier la publication d’essais qui ne prêchent que des convaincus : ces pages contiennent de quoi s’affuter, affiner l’analyse, aiguiser ses sens. Elles donnent à mieux voir, mieux entendre. Elles fourbissent nos armes, a-t-on aussi l’habitude de dire.

Tout cela est sans doute un peu vrai. Mais c’est surtout vrai pour l’individu qui à l’instant achève cet édito qu’Alex ne lira pas, dont Alex n’aura pas même connaissance, évoluant hors des fils algorithmiques qui le colportent. En concevant ce numéro avec l’équipe de Socialter, en réfléchissant à sa ligne générale, en listant les collaborateur·­rices désirables, en prenant connaissance des textes rendus par les un·es et les autres, j’ai appris, beaucoup appris. J’ai mieux vu, mieux entendu. J’ai aussi joui. Joui de la pensée des autres. À quoi sert ce manuel d’autodéfense ? À faire jouir celui qui, en un geste semi-pastiche, en a été décrété rédacteur en chef. Ainsi tout est justifié. 

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