Éditorial

Édito. Béance de la critique

Illustration : Maria Jesus Contreras

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Il n’aura pas échappé aux lectrices et lecteurs de Socialter que son slogan débute par « critique radicale ». « Radicale », ça fait parfois réagir. Mais jamais personne ne nous interroge sur « critique ». Normal : un journal, ça critique, ça « émet des jugements défavorables ». Voire ça fait de la dénonciation systématique des gouvernants et des entreprises son gagne-pain, quand c’est un journal de gauche. Conséquence : on nous fait parfois remarquer que les mauvaises nouvelles sont notre fonds de commerce, qu’on n’est pas très positifs, voire carrément déprimants. Comme tous les excités du consensus le savent : la critique est stérile, à force. Alors pourquoi se revendiquer « critique » ? Si l’on remonte quelques siècles avant que « critique » ne finisse par devenir la profession exécrée par Balzac, le mot désignait l’« art de juger ». Les accents esthétiques en moins, cela pourrait donner une bonne base à une définition d’un « journalisme critique » : un journalisme en mesure de juger – ce qui supposerait a minima l’indépendance économique et politique vis-à-vis de ce qu’il examine.

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Mais cette définition canonique et autoglorifiante des journalistes n’est pas pleinement satisfaisante. Trop de fois, le journaliste qui se croit critique formule son jugement et en annonce le verdict aux lecteurs-spectateurs-­auditeurs. Ayant pris le temps d’enquêter, de réfléchir, de peser le pour et le contre, voilà qu’il tend l’information-­vérité et attend du lecteur qu’il l’accepte comme telle, qu’il suspende son propre jugement critique. Après tout, pourquoi en aurait-il besoin ? Il peut le déléguer à des techniciens du décryptage, des professionnels de l’analyse, bref à un corps spécialisé de sachants qui le fait pour lui, mieux que lui… Lorsqu’il veut conserver son indépendance, lorsqu’il remet en question la parole du journaliste, c’est suspect. Qu’il est pénible d’entendre ce grumeau de bourgeoisie intellectuelle, si épris des Lumières et du doute méthodique, se lamenter quoti­diennement de voir les gens l’exercer contre eux. Ce même grumeau qui barbote maintenant dans la dénonciation du complotisme et de la défiance populaire, abhorrant le monstre qu’il a largement contribué à créer.

Il faut donc une deuxième jambe au journaliste critique sur laquelle s’appuyer et sans laquelle sa tâche n’a aucun sens : le développement de l’esprit critique de ses lecteurs en même temps que du sien. Si l’émancipation et le refus des servitudes iniques se fondent sur la capacité critique, alors le rôle d’un journal critique ne peut être autre chose que de renforcer celle-ci, d’armer intellectuellement, et ce faisant, d’apporter sa petite pierre à l’œuvre de l’émancipation collective. Le journaliste n’est pas plus sachant que ses lecteurs, il n’est pas là du fait d’une disposition critique supérieure ; il est simplement mieux informé, mieux renseigné.

Normal : il consacre son temps à cette tâche pour laquelle il touche un salaire. Sa mission devrait donc être de faire éclore le désir de critique partout où il est latent, en chacune et chacun. De nourrir un affect : on ne veut pas se faire avoir. De confirmer une intuition : on est en train de se faire avoir. On aurait pu dire : vouloir être libre et sentir qu’on ne l’est pas. Et il s’en faut de si peu – parfois il suffit de « mettre un mot sur ». Quel sentiment de puissance on peut ressentir lorsque, enfin, on tombe sur un terme qui vient éclairer une situation aliénante que l’on vit ou dont on est témoin ; lorsque « les mots jaillissent sur les choses », comme l’écrit Annie Ernaux, ces « choses sur lesquelles la société fait silence et ne sait pas qu’elle le fait, vouant au mal-être solitaire ceux et celles qui ressentent ces choses sans pouvoir les nommer ».

Développer sa capacité critique, c’est savourer le vertige doux-amer et toujours renouvelé de lier entre eux les mots, les images, les représentations, les récits pour en dénouer les logiques profondes, et parfois pour les combattre. À la fin, il s’agit bien de lutter pour suturer la grande béance de la critique qui n’a fait que s’élargir depuis les années 1980. Le camp de l’ignorance a ses troupes : elles défilent sur les plateaux à longueur de temps. Il a ses mots d’ordre – « à quoi bon », « il n’y a pas d’alternative »... Reste à lui opposer quelque chose en étoffant nos rangs, en faisant nombre, masse. Noam Chomsky écrivait : « Si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle. » À défaut et à notre mesure, essayons de contribuer à cette bataille avec ce modeste manuel.  

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