Ultra-riches

Édito. 5 riches et légumes par jour

Illustration : Hunter French

Découvrez l'édito de notre numéro 57 « Manger les riches ? », par Philippe Vion-Dury, rédacteur en chef de Socialter.

Vous êtes au Smic ? Vous gagnez 16 236 euros annuels ? Bernard Arnault aussi : en 38 secondes. Un peu de courage, si vous êtes en forme, il vous faudra trimer seulement 821 855 années pour atteindre ce qu’empoche Bernard en une seule. Vous auriez pu être aussi fortuné que lui si seulement vous vous étiez levé un peu plus tôt : en 141 165 759 avant J.-C. Oui, c’est absurde, et ce sentiment d’absurde est de plus en plus largement diffusé. C’est révoltant même. On a logiquement vu fleurir au sein du mouvement social contre les retraites des pancartes et des slogans appelant à « taxer les riches ».

D’un absurde l’autre : reprenons notre calcul. Taxé à 75 %, il faudrait dorénavant 3 minutes à Bernard pour toucher votre smic annuel, et vous ne devrez trimer plus que 205 464 années pour toucher ce qu’il gagne en un an. Quel progrès. Taxons-les, et les voilà doublement légitimés, renforcés, armés pour mener la guerre des classes qu’ils dominent déjà haut la main : imposés comme les autres sans rien sacrifier de significatif, il seront de surcroît immunisés contre la critique. Ces chiffres révèlent la pauvreté d’un mouvement politique qui se contenterait de revendiquer que les riches « fassent leur part » sociale, ou plutôt révèlent la vraie nature de la revendication à une taxation égalitaire : une demande morale inapte à toucher aux structures qui permettent la formation de telles inégalités de richesse, incapable de comprendre que tout milliardaire est un échec politique, selon la formule d’Alexandria Ocasio-Cortez.

Alors ne taxons pas les riches... mangeons-­les ! Ce slogan, attribué de manière apocryphe à Rousseau, ne peut avoir qu’une seule fonction : exiger autre chose qu’un simple ajustement de l’imposition et assumer davantage de radicalité politique. Que Gérald Darmanin se rassure : nous n’en sommes qu’à l’écoterrorisme (sic), pas encore au cannibalisme. 

Malheureusement, ce slogan impose aussi de devoir endurer les couinements d’une certaine élite médiatisée, s’indignant de la « stigmatisation des comportements individuels » des riches ou de la « logique de délation » que suppose la traque des jets privés de Bernard. Ces peine-à-jouir voudraient nous transformer en peine-à-rire. « Stigmatiser » les riches, leur faire des misères, voilà qui serait facile, reviendrait à donner libre cours à la haine, à nous conforter dans une posture de satisfaction morale. On l’a vu avec la réception du film Sans filtre d’un Ruben Östlund à son plus haut, traité de tous les noms malgré une surprenante Palme d’or.

On lui préférait le propos balisé et politiquement nul de la série Succession qui entame sa quatrième et (ouf) dernière saison : une bonne vieille fresque shakespearienne où l’on suit les frasques de milliardaires finalement aussi humains que nous, où est servie à grandes louches l’éternelle pâtée pseudo freudienne du défaut d’amour paternel et des rivalités incestueuses. Moins « comme il faut », le film d’Östlund, qui fait refouler les ultra-riches dans un festival de dégueulis sur leur yacht lorsque la tempête se déchaîne, les rudoie à leur en retourner les tripes, jusqu’à les plonger dans leurs propres excréments.

Mais le geste ne s’arrête pas là, car justement, ce cinéma n’est pas facile, et sa farce n’est pas scato : après une demi-heure d’humiliations et de jubilation dégoûtée du spectateur, ces dominants, hagards et blafards dans le noir, sont bien humains. Et l’on veut leur porter secours. En laissant libre cours au rire, à l’humiliation, le réalisateur nous les fait prendre en pitié, une des conditions de possibilité de l’amour. Car les riches ne sont évidemment pas le problème mais le symptôme : s’atta­quer à eux ne changera rien. Après le naufrage du yacht de luxe sur une île déserte, ce sont les anciens prolétaires qui prennent le pouvoir, et endossent la domination : ce sont bien les structures qui comptent, en définitive. 

Nota bene: le temps de terminer cet édito, Bernard, qui nous lit, a touché cinq années de Smic. 

Retrouvez notre nouveau numéro 57 « Manger les riches ? » en kiosque dès le 08/04, et sur notre boutique.


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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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