Éditorial

[Édito N°54] Nouveaux fronts

Illustration : Simon Bailly

Découvrez l'édito de notre numéro « Êtes-vous éco-anxieux », par Philippe Vion-Dury, rédacteur en chef de Socialter.

C’est dans l’air, et ça commence à sentir mauvais. Comme la fumée d’un incendie voisin qui vient déposer ses cendres sur les perrons et ses lueurs de fin des temps dans le ciel de Gironde. C’est dans l’air, cette chaleur qui est venue nous tabasser non pas une fois, non pas deux fois, mais trois fois cet été, par vagues écrasantes qui ont grimé les Alpes en gros tas brunâtre privés de névés, assoiffé nombre de villages, fauché les récoltes avant la moisson, rendu exsangues les centrales hydroélectriques et nucléaires. C’est dans l’air, aussi, ce virus qu’on feint d’oublier et que les écologues annonçaient depuis une décennie à force de voir les habitats naturels déchirés façon confettis. Et vous le sentez certainement dans l’air, ce parfum de rationnement, le froid qui va pénétrer les chaumières des démunis qui devront, humiliés une fois encore, choisir entre se chauffer à des coûts délirants ou acheter une nourriture hors de prix. Ça flaire l’angoisse à pleines narines. À raison : un pan du rideau se lève finalement sur ce à quoi vont ressembler nos conditions d’existence. Et ce n’est pas la chaleur ou le froid qui nous serrent les tripes, ni le manque ou l’excès, ni même l’incertitude ou les contraintes nouvelles, mais bien de sentir qu’à ce rythme, il ne faudra pas longtemps pour que la vie soit réduite à la survie.

Alors quoi ? « L’anxiété ne permet pas d’avoir une action utile, je suis pour l’éco-lucidité. » Il a bien raison, notre président de la République, si seulement ce n’était pas là le comble du cynisme. Une fois n’est pas coutume, il tient les mêmes propos que des figures de la gauche radicale ! Ainsi de Frédéric Lordon, qui s’attaque au concept médiatique de l’éco-anxiété, cette « gelée tremblotante comme un flan industriel » : « Une anxiété, ou plutôt une angoisse, est une peur qui travaille sourdement de demeurer sans contour, de ne pouvoir accéder à des figures suffisamment nettes et adéquates pour monter une réaction appropriée. L’anxiété, l’angoisse, viennent de pressentir un péril mais dont on ne sait pas exactement d’où il vient, quelles en sont les causes, donc a fortiori comment s’en défendre. » On peut rester songeur, car même lorsqu’on se considère parfaitement lucide quant aux causes et aux agents de la catastrophe, on ne peut s’arracher totalement au sentiment d’angoisse qui nous saisit à intervalles réguliers. D’ailleurs, on voit mal pourquoi, pour reprendre les mots de la pédopsychiatre et sociologue Laelia Benoit dans nos colonnes, il faudrait choisir entre se changer soi-même et s’attaquer au grand capital. Mais passons : il est clair que l’anxiété ne peut être qu’un point de départ, certainement pas un point de chute. C’est le pressentiment sensé de l’imminence des catastrophes qui nous guettent, et pas la patho­logie de jeunes urbains avec des problèmes de riches qu’il faudrait soigner.

Mais au-delà du constat posé par Frédéric Lordon et d’autres, la question reste : comment ? Comment faire pour que l’angoisse accouche d’affects plus féconds, plus politiques, en mesure de changer radicalement de société… Il faut bien saisir deux choses : déjà que la bataille qui est dorénavant livrée n’oppose pas le camp des lucides au camp de ceux qui seraient dans le déni ; ensuite, qu’il est vital de comprendre contre qui et quoi on se bat – sinon on ne comprend rien du tout. Ce ne sont pas les sceptiques, espèce en voie de disparition, qui nous menacent, ou même les « relativistes », mais bien en premier lieu ceux qui protègent les intérêts économiques qui nous traînent vers l’abîme. Et puis il y a les autres, les idiots utiles, tout aussi nocifs bien malgré eux. Ceux qui veulent croire que tout peut continuer comme avant si seulement on verdit un peu tout ça, ceux qui veulent prendre l’avion vert trois fois par an, s’en remettre aux entreprises et aux collectivités pour amorcer la « transition », qui veulent la mobilité individuelle à l’hydrogène, la clim’ renouvelable et la quiétude d’une société de classes sans conflits de classes. Changer les comportements sans stigmatiser les riches – et eux-mêmes au passage. Les nouveaux fronts qui s’ouvrent ne sont pas entre déni et lucidité, entre action et inaction, mais entre les tenants de deux ordres sociaux incompatibles. Et il est trop tard pour être calme – ou seulement angoissé. 

Découvrez notre nouveau numéro « Êtes-vous éco-anxieux ? » en kiosques et librairies dès le 11 octobre, et sur notre boutique


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