Punir les écocidaires - Éditorial

[Édito N°53] L'arrogante foule

Illustration : Valentin Tkach

Découvrez l'édito de notre numéro 53 août-septembre 2022 « Punir les écocidaires », par notre rédacteur en chef Philippe Vion-Dury.

Le corps informe d’un oiseau dégorgeant du mazout, le bruit étouffé d’une tortue déglutissant un sac plastique, la silhouette d’un enfant exposé aux effets de l’extermination chimique. Des clairières vides du son des insectes, leur bruissement couvert par le fracas de l’humanité motorisée, demain par les crépitements des megafeux. Des mers fantomatiques où les zones mortes étendent leur ombre jusque dans les calanques souillées, hantées de mérous sans âge dont les ultimes pêcheurs emporteront le souvenir. Le crime de masse est là, sous nos yeux ; mais où sont les criminels ? « C’est l’Homme ! », répondront les misanthropes.

Oui, c’est un peu l’homme. C’est un peu nous, puisque nous sommes presque tous complices. Complices, mais otages surtout. Nos imaginaires otages d’un certain progrès, nos désirs otages du tabassage publicitaire, notre « agir » otage d’un mode d’organisation qui l’entrave et le dévitalise sans cesse. Otages plus ou moins réfractaires, donc, de ce syndrome de Stockholm à l’échelle de l’espèce. Et puis il y a les autres : les complices actifs. Ceux qui érigent le crime contre le monde vivant en idéologie et portent leurs victimes en bandoulière.

Ce sont les mêmes qu’hier : avant la domination de l’homme sur la nature, il y a toujours la domination de l’homme sur l’homme. « Vous, les héritiers, vous, arrogante foule / Que l’infamie des pères couvre d’or, / Vous dont les pieds d’esclaves foulent / Les débris des lignées accablées par le sort ; / [...] Vous dont les lois protègent les négoces, / Le juge devant vous frissonne et se renie. » ; deux siècles se sont écoulés depuis l’apostrophe de Lermontov sans rien changer. Hier, les privilèges et les héritiers.

Aujourd’hui, les héritages et les privilégiés. Et l’indécence : Jeff Bezos qui entend faire démonter un pont à Rotterdam pour laisser passer son yacht de 127 mètres. L’indécence : le jet privé de Bernard Arnault qui a émis en un mois autant de CO2 qu’un Français en dix-sept ans d’existence. L’indécence : le patron de Total, Patrick Pouyanné, appelant ses concitoyens à une « sobriété d’exception » au nom de la réduction des gaz à effet de serre tout en finalisant l’oléoduc EACOP, l’un des projets les plus écocidaires de la planète. L’indécence : le gouvernement d’un État français condamné à de multiples reprises pour « inaction » – c’est-à-dire participation active au massacre planétaire – appelant les citoyens à couper le Wifi et débrancher les prises tandis qu’Emmanuel Macron serre la main du président des Émirats arabes unis à Versailles.

Toujours les mêmes, donc : les arrogants dont la loi protège les affaires et sanctifie l’avarice. Ceux-là dont l’impunité nous devient chaque jour plus insupportable. Ceux-là qui doivent maintenant comparaître devant le juge. Mais ne nous leurrons pas sur ce qu’est le Droit : une force conservatrice au service des intérêts dominants dans la société. « Quand les rapports de force se stabilisent, les temps sont mûrs pour le Droit. Les puissants ne veulent plus assurer directement la défense de leur propre pouvoir. Il n’est pas juste que les risques et les coûts de cette défense continuent de peser entièrement sur eux. [...] La nécessité de protéger l’injustice produit la Justice. » La vision de l’écrivain Piergiorgio Bellocchio est juste mais trop pessimiste.

Postulons plutôt que la fonction du Droit est de verrouiller les rapports sociaux, ce qui donne finalement un bon aperçu de l’état de la lutte des classes au sein de la société. Pour autant, abandonner ce terrain-là serait une erreur. Déjà parce que le juge n’est pas sans force, et aussi parce que tous les juges ne sont pas étrangers à l’indignation que nous pouvons ressentir. Mais avant tout parce que les maigres garde-fous qui tiennent encore justifient de mener la guérilla dans les tribunaux : tout ce qui permet de freiner, entraver, reporter, bref, gagner un peu de temps sur l’entreprise de destruction des écosystèmes et de nos conditions de vie sur Terre, est bon à prendre.

Mais, encore une fois, la Justice acte les rapports de force au profit du plus fort : seul un renversement politique fera de nous les plus forts, des juges nos alliés, et nous permettra d’empêcher les écocidaires de nuire davantage. Œuvrons à ce qu’un jour vienne où ces derniers ne pourront plus lancer, plein de l’insolence que leur confère la certitude d’être intouchables, « qu’ils viennent nous chercher ! » Ce jour où nous pourrons répondre : « On arrive. » 

Retrouvez notre numéro 53 « Punir les écocidaires » en kiosques et librairies dès le 5 août et sur notre boutique en ligne


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