Comment nous pourrions vivre

[Édito Hors-série 13] Contre ce trop de réalité : se livrer à un sabotage passionnel

Découvrez l'édito de notre hors-série « Comment nous pourrions vivre » avec Corinne Morel Darleux, rédactrice en chef invitée.

« Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre » : l’interpellation de William Morris est toujours aussi pressante, existentielle même depuis que nous sommes parvenus au terme du délai qui nous séparait des pires catastrophes écologiques. Un appel qui mérite qu’on s’y arrête un instant et qu’on le déplie. D’abord, comment vivons-nous ? Le bilan de ce que la compétition de tous contre tous a fait de notre monde et à notre humanité s’étale sous nos yeux. Nous sommes plus avancés que jamais dans le pourrissement de l’objet en marchandise, de la terre en propriété, de la beauté en laideur, des êtres sensibles en agents rationnels, de la vie en survie.

Le seuil de l’irréversible est maintenant franchi : les millions d’espèces qui s’éteignent sans un cri ni une larme nous donnent la mesure du crime ; la crise pandémique – dont on ne dira jamais à quel point elle est écologique et civilisationnelle - sonne comme la première note de ce que seront nos « conditions de vie dégradées » futures. Passons : comment voulons-nous vivre ? Égaux dans la liberté et dans la dignité ? Ou égaux dans l’absurde et l’abaissement ? Car si nous continuons dans cette direction, supportant sans broncher les variations de l’insoutenable, c’est une vie caudophage et thermorégulée qui nous attend.

Notre chance, c’est que la nécessité de faire dérailler ce train est de plus en plus manifeste, et que nous ne pouvons plus nous permettre de vouloir vivre ainsi opulents, divertis et autocentrés. Car, comment devons-nous vivre ? Non pas qu’il faille imposer unilatéralement une vision politique unique ; seulement, si les êtres humains modernes semblaient croire que, grâce à la science et à la technique, tout était envisageable, des limites matérielles viennent maintenant enclore le champ de notre vouloir. Avis aux démiurges, donc : tout projet de transformation sociale et politique ne peut s’envisager qu’à l’intérieur de l’écoumène planétaire, ne peut se développer qu’à la condition de ne pas déstructurer les équilibres écologiques que l’on découvre si précaires. La pièce a un plafond.

Le périmètre balisé, il reste encore à se représenter comment nous pourrions vivre… Nous avons pu être tentés de croire qu’une fois poussé à son paroxysme, le projet d’une civilisation fondée sur le mode d'existence industriel et sur les rapports de prédation capitalistes s’effondrerait de lui-même, que les gens décideraient comme « mécaniquement » de fuir d’épouvante cette termitière. Mais non : rien ne se fera sans résolutions, sans efforts, sans perspectives préalables, et donc sans expériences faisant exemple. Ces oasis au rêve que certaines et certains continuent de protéger et de faire refleurir chaque printemps, tant bien que mal, dans les quelques interstices qui persistent.

Coopératives, fédérations alternatives, réseaux d’entraide, expériences d’autonomie matérielle et politique… autant de lieux où l’élan utopique a trouvé refuge, et que nous devons chérir et aider à croître et se multiplier. L’existence sous le signe d’une plus grande autonomie et entraide peut, par certains aspects, paraître plus dure, moins confortable que nos intérieurs duveteux et suréquipés, moins pleine de toutes les distractions vides dont nous emplissons nos âmes. Mais cette diminution matérielle s’accompagne d’un approfondissement politique et spirituel ; de la lutte, belle et digne, pour affronter nos asservissements tout en acceptant nos interdépendances. C’est toute une civilisation nouvelle qui émerge timidement, qui pousse dans les failles et sous les ruines, mais qui finira bien, si on l’aide un peu – beaucoup – par soulever les pavés afin que jaillissent enfin les forces de vie.

Et à titre d’exemplarité, il ne faudrait pas oublier les hommes et les femmes qui participent de ces initiatives, ou ceux qui, par leur engagement ou leur plume, à l’instar de Corinne Morel Darleux, les soutiennent, leur insufflent de la force et s’adonnent ce à quoi Annie Le Brun nous encourage tous : face à ce « trop de réalité », se livrer à un « sabotage passionnel ». Comme le soulignait la poétesse : « Unique­ment grâce à leur refus farouche de prêter le moindre sérieux à un monde de plus en plus grotesque, il n’est peut-être pas encore complètement impossible de respirer. » 

Notre hors-série. « Comment nous pourrions vivre » est disponible en kiosques, librairies et sur notre boutique en ligne


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