Grand reportage

Le parc d'attraction de la discorde au Piton de la fournaise

Photos : Cyrille Choupas

Dans les altitudes du sud de La Réunion, aux abords des cratères du piton de la Fournaise, un parc d’attractions à l’effigie de l’illustre volcan s’apprête à voir le jour. Toboggans, tyroliennes, ballon captif : des loisirs bruyants et consommables qui s’opposent à la quiétude des lieux. Si l’agglomération vante les avantages du projet, ces promesses peinent à convaincre les habitants du bien-fondé de la transformation de leur territoire en spectacle touristique.

Retrouvez ce grand reportage en intégralité dans notre numéro 50 « À quoi devons-nous renoncer ? »

Suivre le panneau « Route du volcan », dépasser Bourg-Murat, atteindre un rond-point puis un autre, son snack-bar à la devanture défraîchie, « Le Volcano », comme hélitreuillé par hasard au milieu des champs de vaches. Le piton de la Fournaise est encore à 30 kilomètres, mais tout y fait allusion, comme pour rassurer les touristes : « oui, vous êtes sur la bonne route ». Un chemin de terre serpente sur la gauche. Gilbert et Christine La Porte n’habitent pas loin et attendent sur le bas-côté.

Il faut les suivre quelques dizaines de minutes pour atteindre le sommet du piton Dugain, colline qui surplombe les champs et habitations éparses entre le village de Bourg-Murat et la destination volcanique plébiscitée. Rares sont les touristes qui s’arrêtent en chemin. Sur ses pentes, se déploient discrètement quelques tamarins des hauts, endémiques de l’île, avec leurs branches noueuses parallèles au sol, gras et gorgés d’eau. Si l’on a l’oreille fine, on reconnaît malgré le vrombissement d’un tracteur le chant du tec-tec, celui de l’oiseau la Vierge ou encore celui du papangue. 

Gilbert et Christine se baladent ici chaque matin avant que la brume ne s’installe. Sylvie Jala, qui habite Les Topazes, lotissement voisin, y fait elle aussi quotidiennement son « bain de forêt ». Du sommet de leur piton devraient bientôt s’élancer dix tyroliennes. En contrebas, des champs en friche donnent à cette plaine des Cafres des airs de campagne normande et le surnom de « grenier de La Réunion » : l’altitude et la relative fraîcheur en font une zone propice au maraîchage et à l’élevage bovin, et la pierre angulaire du plan pour l’autonomie alimentaire en 2030, adopté par le conseil départemental à l’automne 2019 (La Réunion dépend pour l’instant à 70 % des importations). 

Préemptées par la mairie il y a quelques années, certaines de ces terres accueilleront, sur 15 hectares, des toboggans, un labyrinthe, deux serres géodésiques dont une recréant les températures propices à la flore côtière, un ballon captif… Le tout, dans un « Parc du Volcan » prêt à recevoir 4 000 visiteurs par jour, qui fait déjà la fierté de la commune. Un projet à 11,6 millions d’euros dont 2,8 financés par des fonds européens et dont le maire, André Thien Ah Koon, rêve depuis vingt ans. « Je suis allé voir ce qu’il se passait vers le Puy du Fou et j’ai constaté qu’il était encore plus isolé que Bourg-Murat. Le Puy du Fou, c’est ce qui m’a inspiré le Parc du Volcan. »

Deux décennies plus tard, ses ambitions pharaoniques ont quelque peu été douchées par des contraintes légales et budgétaires, mais il n’en a pas démordu. Et déjà, des agents communaux arrachent les mauvaises herbes

Zone à sensations fortes

Les voisins du piton Dugain ont vu l’horizon de ce parc se rapprocher à grande vitesse de leurs champs et habitations. Alors que le conseil municipal en dessine les contours depuis des années, une première concertation publique d’à peine trois semaines et débutant le 1er juillet 2021 a été annoncée dans la presse locale. Une étape obligatoire du calendrier, avant l’enquête publique prévue en juin 2022 et les travaux qui suivront pour une ouverture des portes en 2023.

Avant la concertation, se déploient donc dans les hauteurs de la plaine des Cafres affiches et prospectus promettant « un ambitieux projet conçu autour de la thématique du végétal », divisé en trois zones. « L’une d’elle sera destinée à la découverte de la végétation, avec ses deux serres géodésiques et un sentier d’interprétation du paysage », explique Louis Boyer, chef de projet. Un deuxième espace « ludique et familial » verra s’installer quelques dizaines de tables pour pique-niquer, une « aire de détente », un labyrinthe pour les enfants, un jeu de toboggans en forme de volcan, une « zone de contemplation panoramique ». Enfin, une troisième « zone à sensations fortes » comprendra les dix tyroliennes, un ballon captif à 55 mètres de hauteur, un terrain de vélocross… 

C’est principalement autour de cette dernière zone dédiée aux attractions que se cristallisent les inquiétudes exprimées lors des consultations publiques – organisées les 1er, 10 et 23 juillet, enregistrées et disponibles à l’écoute sur le site de la mairie. À chaque question, divers experts, paysagistes et urbanistes opposent une étude d’impact sur la « quiétude des aménagements », le respect des seuils réglementaires et autres « modélisations in situ », tout en promettant une « reconstitution de la palette végétale »et la mise en place d’« ambiances paysagères en huit secteurs » pour ceux qui s’inquiéteraient des conséquences sur la biodiversité

Plus concrètement, il est proposé de construire un remblai végétal autour du lotissement des Topazes (précisément sous les futurs câbles des tyroliennes) afin de limiter l’impact sonore des quelques centaines de joyeux lurons qui glisseront dans les airs chaque jour. Un projet loin d’être satisfaisant pour Sylvie : « Si on s’est installés là, c’est pour la beauté de cette vue, pas pour être parqués entre quatre murs, même végétaux ! » Depuis la petite balançoire bleue au milieu de son jardin en pente, les champs et plaines s’étendent à perte de vue dans le brouillard.

Les voisins humains ne sont pas les seuls qui pâtiraient de ces tyroliennes. Le pétrel et le papangue, oiseaux endémiques protégés, pourraient souffrir de ces câbles entravant leur vol. Mais les concepteurs du projet ont pensé à tout : des « effaroucheurs » sur les pylônes devraient prévenir toute collision. 

Sylvie Jala (au centre), Christine et Gilbert La Porte sont tous voisins du piton Dugain, duquel devraient s’élancer une dizaine de tyroliennes. Opposés au projet de parc d’attractions, ils ont créé l’association Damoun la Plaine dans l’espoir de préserver l’espace naturel qui les entoure.

Un maire jupitérien

Dans leur bilan, rendu public un mois après la dernière réunion consultative, les garants de la concertation concluent : « Grâce à ses atouts, le territoire est naturellement attractif. Cependant, pour capter encore mieux les visiteurs […], le projet du Parc du Volcan offre une réponse éco-durable, environne­mentale et qui se veut créatrice d’emplois. La concertation a permis aux habitants de s’exprimer. Des actions pour un dialogue environnemental et socioculturel constructif sont entamées et seront poursuivies pour favoriser la force du territoire et son vécu identitaire. » 

Depuis… silence radio. C’est du moins ce que dénonce Domoun la Plaine (les gens de la plaine des Cafres, en créole), association d’opposants à la création du parc née en septembre dernier. Riverains inquiets, défenseurs de la biodi­versité comme de la préservation du patrimoine culturel, retraités hyperactifs et éleveurs désemparés s’y retrouvent autour d’un goûter bimensuel pour rédiger des pétitions, tribunes et lettres aux institutions.

« Peu importe que nos traditions soient bafouées ou, pire encore, instrumentalisés dans une logique de marchandisation ; effacées ou gommées doivent être les grandes et petites histoires que raconte ce territoire au milieu duquel se dresse fièrement le piton Dugain, le dur labeur dessiné par les champs et pâturages des agriculteurs et éleveurs des environs. Et comme la beauté de notre patrimoine naturel remarquable ne se suffit pas à elle-même, il convient de la redessiner, de l’appareiller, de l’augmenter… pour nous “donner une nouvelle appréhension du paysage et des volcans” ! », écrit Mickaël Crochet, membre de l’association et figure notoire de la défense du patrimoine local dans une tribune publiée sur le site du pure player réunionnais Zinfos974, le 4 septembre 2021. 

Sans être radicalement hostiles à un développement touristique de Bourg-Murat, la transformation irrémédiable de leur environnement en parc clos, dédié à des loisirs consommables et rapides, attise la crainte de voir disparaître ce qu’il reste d’histoire et de nature sauvage sur ces terres qui furent celles du marronnage il y a quelques siècles. Sur l’île Maurice voisine, la moindre cascade, le moindre panorama est désormais agrémenté de divertissements à sensations. Espaces cerclés de clôtures, guichets à l’entrée... et photo-souvenir comprise dans le prix du billet.

C’est ce qui pourrait se profiler à la plaine des Cafres : sans fournir d’autre effort que celui de garer sa voiture au parking et d’acheter un ticket, le visiteur de passage accéderait, en un même espace fermé, à un condensé de tout ce que l’île a à offrir, ses espèces endémiques côtières sous une serre, ses plantes montagneuses sous une autre quelques mètres plus loin. Le tout sans croiser un seul éleveur affairé auprès de ses bêtes à qui demander son chemin, sans franchir le pas de la porte d’un hasardeux restaurant du village. 

Encore balbutiante, l’association manifeste précisément ces craintes auprès de la région ou du département, tente d’être reçue par la mairie. Elle cherche d’éventuels vices de procédure qui pourraient rendre le projet caduc face à la justice. « Mais la politique locale est sclérosée, Thien Ah Koon est tout puissant », déplore-t-on en réunion. André Thien Ah Koon, 81 ans dont plus de 50 dédiés à la politique réunionnaise, semble sourd aux critiques. Interrogé sur Réunion la 1ère1 le 12 décembre dernier au sujet des oppositions environnementales que suscite son projet de parc, il a convoqué l’argument de la rentabilité économique : « Il n’y a pas d’usine à la plaine des Cafres. Sur 50 hectares, on ne fait vivre qu’une famille d’agriculteurs. Avec le parc, 15 hectares feront vivre 300 personnes. »

En effet, la commune du Tampon, dont fait partie la plaine des Cafres qui elle-même englobe le village de Bourg-Murat et son piton Dugain, est 11e au palmarès des villes françaises au taux de pauvreté le plus élevé – et compte 30 % de chômeurs. Si les 300 emplois à venir ne sont pour l’instant que des promesses d’édile, son chef de projet, Louis Boyer, certifie avoir déjà commandité la formation d’une quarantaine de Cafri­plainois à l’usage des tyroliennes et au pilotage du ballon captif. « Les enfants des agriculteurs, toute cette partie de la population qui était analphabète, s’est retrouvée instruite avec la construction des collèges, lycées, universités, donc on vise d’autres projets », appuie André Thien Ah Koon. 


Territoire mis en scène, habitants spectateurs 

La situation socio-économique préoccupante de la plaine des Cafres est l’une des raisons pour lesquelles l’anthropologue Estelle Laboureur a choisi d’y consacrer sa thèse, qui porte sur les dynamiques d’adaptation des éleveurs bovins à une économie de plus en plus tournée vers le tourisme. Ce projet de parc d’attrac­tions dédié au volcan est pour elle symptomatique d’une plus large « vision paternaliste du développement, où il faudrait s’occuper des enfants d’agriculteurs ». 

« Mon fils a pris une option spéciale élevage au bac et veut absolument travailler avec moi, pourtant je ne l’y ai pas incité », témoigne Hugo Picard, lui-même appartenant à la « 4e génération d’éleveurs, descendant des premiers guides du volcan », précise-t-il fièrement en se présentant. Si lui est membre de Domoun la Plaine, peu de ses confrères affirment ouvertement leur opposition au projet d’André Thien Ah Koon. « Ils ont peur que leurs enfants ne puissent pas obtenir de travail à la mairie, qu’on leur mette des bâtons dans les roues. Et ils ont raison, j’ai des soucis d’arrivée d’eau sur mes terres qui devraient être réglés par les services communaux. Or, j’attends toujours et je sais que mon positionnement y est pour quelque chose », explique-t-il. Une dépendance des éleveurs à la mairie accentuée par le fait que nombre d’entre eux exercent sur des terrains communaux.

« Ils ont cette fonction écosystémique d’entretien des terres. C’est comme si on ne reconnaissait pas leur utilité : du jour au lendemain, ils découvrent dans la presse que les terres qui leur sont louées vont ensuite être dédiées au tourisme », déplore Estelle Laboureur. 

« Ces inventions de lieux touristiques [sont] comme autant de pièces de théâtre juxtaposées dont des habitants seraient les spectateurs », résume l’anthropologue à l’issue de son travail de recherche. Les habitants, s’ils sont spectateurs, forment alors un public plutôt dissipé : là où certains applaudissent l’initiative communale et ses promesses d’emploi, où d’autres regardent dans le vague, les opposants multiplient les huées. Domoun la Plaine prépare une manifestation devant le siège du conseil départemental ; Gilbert La Porte rédige, au nom de l’association, un projet alternatif à celui du parc, proposant de faire labelliser Bourg-Murat « village étape ».

Tournée vers l’agrotourisme, l’alternative mettrait en valeur les départs de sentiers de randonnée avoisinants, proposerait des visites pédagogiques des fermes existantes et mettrait en réseau les restau­rateurs, artisans et autres acteurs de la culture traditionnelle. Et Mickaël Crochet appelle déjà à « poser ensemble les premiers actes fondateurs du combat pour la ZAD Bourg-Murat ». 

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
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