Écologie et colonialisme

Les 10 familles de l'écologie politique : L'Écologie décoloniale

Illustration : Chester Holme

Quels liens entre l'exploitation outrancière des ressources planétaires et le colonialisme ? Découvrez la présentation de l'Écologie décoloniale portée par Malcom Ferdinand, issue de notre hors-série L'Écologie ou la mort.

« Faire face à la tempête écologique [et] retrouver un rapport matriciel à la Terre requièrent de restaurer les dignités des asservis. »
Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, 2019.

L’entrée dans l’Anthropocène ouvre un nouvel horizon intellectuel propice aux fusions. Avec son essai remarqué Une écologie décoloniale  (Seuil, 2019) et récompensé par le Prix du livre de la Fondation de l’écologie politique, Malcom Ferdinand s’est essayé à ce renouvellement conceptuel. Ce docteur en philosophie et chercheur au CNRS tente d’abriter sous une nouvelle matrice, celle de l’écologie décoloniale, deux traditions intellectuelles qui ne s’étaient pas encore hybridées : l’écologie et le courant décolonial. Son essai, sous-titré Penser l’écologie depuis le monde caribéen, est fondé sur l’identification d’une « double fracture coloniale et environnementale de la modernité ».

Retrouvez les présentations des 10 familles de l'écologie politique dans notre hors-série L'Écologie ou la mort.

La fracture environnementale, fruit d’une opposition entre nature et culture plaçant l’homme au-dessus de la première, a façonné la notion d’Anthropocène que critique Malcom Ferdinand. Car des termes comme « planète », « nature » ou « biosphère » cachent des diversités géographiques et biologiques irréductibles, tandis que la responsabilité est imputée à une humanité prise de façon indistincte. Ainsi, l’environnementalisme procède « d’une généalogie apolitique », composée « principalement d’hommes blancs, libres, seuls et de classe aisée », tels que John Muir, Henry David Thoreau, Aldo Leopold ou Arne Næss.

Pour cette raison, Malcom Ferdinand recoupe l’écologie avec une « fracture coloniale soutenue par les idéologies racistes de l’Occident, son eurocentrisme religieux, culturel et ethnique, et ses désirs impériaux d’enrichissement », qui a conduit à la traite négrière et à une exploitation intensive des terres colonisées. Cette réalité, un néologisme alternatif et récent permet de la nommer : le « Plantacionocène », qui désigne la transformation dévastatrice opérée par la politique de plantation, créant un désastre écologique inséparable du système d’oppression colonial. Ce terme, qui a émergé en 2014 lors d’un échange entre différents anthropologues – parmi lesquels Donna Haraway et Anna Tsing – permet de saisir « les rapports singuliers par lesquels une minorité de la Terre impose un type de composition du monde avec les non-humains : celui de l’exploitation compulsive et standardisée », écrit Malcom Ferdinand. Certes, la traite négrière a été abolie et les colonies rendues indépendantes.

Mais le propre de la pensée décoloniale, qui hérite d’intellectuels tels que Frantz Fanon (auteur desDamnés de la Terre, en 1961), Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme, 1950) ou encore du penseur de la créolisation Édouard Glissant, consiste précisément à repérer la persistance de ce schéma oppressif par-delà les libertés de façade. Car c’est précisément la mentalité coloniale qui a conduit à choisir des territoires « périphériques » (l’Algérie et la Polynésie) pour réaliser les plus de 200 essais nucléaires français entre 1960 et 1996. Le scandale du chlordécone, qui a contaminé massivement le sol des Antilles et causé de nombreux cancers, est une autre illustration de cette réalité : interdit dès 1976 aux États-Unis, le pesticide sera utilisé pendant encore près de 20 ans dans ces îles, sous la pression des planteurs de bananes.

L’écologie décoloniale trouve ainsi une ascendance directe dans la justice environnementale, ce « mouvement organisé qui proteste contre le racisme écologique », écrit Joan Martínez Alier. Son ouvrage pionnier, L’Écologisme des pauvres(Les Petits Matins, 2014), recense un siècle de « conflits écologico-distributifs » dans le monde, démontrant que, sans forcément être écologistes, « les pauvres sont souvent les défenseurs » de l’environnement. La justice environnementale est née dans les années 1980 aux États-Unis en réaction aux multiples dégâts environnementaux, comme la pollution de l’air ou les déchets toxiques, frappant majoritairement les populations pauvres et noires (voir ci-contre). Elle est ainsi « intimement liée aux luttes décoloniales », assure Malcom Ferdinand, en ce qu’elle met au centre la « dette écologique » des pays du Nord vis-à-vis du Sud.

En taisant les conflictualités enracinées dans la persistance d’une mentalité coloniale, le diagnostic actuel sur la crise écologique produirait donc « un “Anthropocène blanc” dont la géologie efface les histoires des non-Blancs », relève Malcom Ferdinand. Cette invisibilisation est profondément enracinée et conduit à une autre violence, qui consiste à projeter sur les continents non européens le fantasme d’une nature vierge, oubliant la réalité des usages de la terre par les peuples locaux. Cette dénonciation est au cœur deL’Invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain(Flammarion, 2020) de Guillaume Blanc. « Plus la nature disparaît en Occident, plus nous la fantasmons en Afrique », écrit l’historien. Il critique des politiques de protection de la nature impulsées par les institutions internationales et les grandes ONG environnementales conduisant, selon lui, à une « déshumanisation de l’Afrique » : dans les pires cas, des créations de parcs naturels ont conduit à des déplacements forcés de population.

De ces violences superposées, Malcom Ferdinand dégage la première théorie aboutie de l’écologie décoloniale. Celle-ci repose sur trois propositions : penser la question écologique à l’aune de la double fracture coloniale et environnementale ; le faire depuis le point de vue des dominés, soit depuis la « cale de la modernité » ; et enfin tendre « vers l’horizon d’un monde » commun, qui rende justice à la diversité de l’environnement comme à celle des vivants. « Par-delà la double fracture moderne, construire un navire-monde requiert de fonder un pont de la justice rassemblant les humains et non-humains, d’hier et de demain », écrit Malcom Ferdinand. Dont la proposition d’écologie décoloniale devrait continuer à essaimer, puisque A Decolonial Ecology paraîtra en janvier 2022 aux États-Unis. 

Une inspiration : Edouard Glissant

Le Martiniquais Édouard Glissant (1928-2011) n’a pas seulement produit une œuvre poétique de premier plan. Inspirant de nombreux auteurs contemporains, comme Malcom Ferdinand, il a aussi imaginé une nouvelle universalité qui ne serait plus celle de l’Occident, impériale et oublieuse, mais une vision du monde qui saurait faire justice à la diversité. À travers des œuvres comme Poétique de la relation (Gallimard, 1990) et Traité du Tout-Monde (Gallimard, 1997), Glissant diagnostique la traite négrière comme un « gouffre-matrice » et imagine une nouvelle façon de faire monde à partir du modèle ouvert par la créolisation.

Une lutte : La justice environnementale

À Afton (Caroline du Nord) s’est jouée, en 1982, une lutte pionnière. Le gouverneur avait décidé d’installer dans cette localité, peuplée à 84 % d’Afro-Américains vivant majoritairement sous le seuil de pauvreté, une décharge des résidus de polychlorobiphényles (PCB), un polluant toxique. Mais les dizaines de camions censés les acheminer ont été bloqués durant plusieurs semaines par des centaines de manifestants. La mobilisation a finalement échoué, mais elle apparaît aujourd’hui comme le premier combat pour la justice environnementale.

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