Écologie politique

Les 10 familles de l'écologie politique : L'éthique de la Terre

Illustration : Yime

Découvrez l'Éthique de la Terre, l'une des 10 familles de l'écologie politique présentées dans notre hors-série L'Écologie ou la mort.

« Un écologiste est quelqu'un qui a conscience, humblement, qu'à chaque coup de cognée il inscrit sa signature sur la face de sa terre. »

Aldo Leopold, Almanach d'un comté des sables, 1949

Les pensées sont parfois déjà là, mais il manque encore les conditions historiques pour qu’elles fécondent un mouvement plus large. Quand paraît l’Almanach d’un comté des sables, en 1949, la pensée écologique n’en est qu’à ses balbutiements. Son auteur, Aldo Leopold (1887-1948), qui mourra d’une crise cardiaque une semaine après avoir appris que son recueil allait enfin être édité, apparaît comme le troisième homme du trio américain considéré comme pionnier en la matière – avec Henry David Thoreau (1817-1862), célèbre auteur de Walden ou la Vie dans les bois, et le naturaliste John Muir (1838-1914). C’est en avril 1935 qu’Aldo Leopold, qui a notamment travaillé pour l’agence américaine de service forestier, achète une ferme avec sa famille près de la rivière Wisconsin. Dans cette zone dévastée par les bûcherons, il mène sa propre expérience de restauration écologique, plantant notamment des milliers de pins. C’est à partir de cette reconstruction qu’il écrit la plupart des textes rassemblés dans son Almanach, journal passionné compilant ses observations de la faune et de la flore. De ces émerveillements, Leopold dégage une philosophie fondatrice qu’il définit comme une « éthique de la terre ».

Celle-ci hérite d’un constat pessimiste : « Malgré un siècle de propagande, l’écologie avance toujours à un rythme d’escargot ; les progrès consistent encore largement en pieux exordes et en rhétorique de pure forme. Concrètement, nous faisons toujours deux pas en arrière pour chaque pas en avant. » Aldo Leopold constate que le seul argument économique n’est pas suffisant pour protéger la nature : il manque un principe moral pour tracer une frontière, et ceci réclame de créer une « conscience écologique » consistant à « convaincre les hommes d’étendre leur conscience sociale à la terre ». Justement, observe l’écologiste, l’histoire humaine se caractérise par une extension du souci éthique – qui, par exemple, nous empêcherait aujourd’hui de détenir des esclaves. Considérant ce mouvement d’empathie croissante comme « un processus d’évolution écologique », Leopold entend l’appliquer à la nature. Ce qui implique d’étendre la notion de communauté, car l’éthique n’est valable qu’au sein de celle-ci. Ainsi, « l’éthique de la terre élargit simplement les frontières de cette communauté au sol, à l’eau, aux plantes et aux animaux » pour créer une « communauté biotique ». Cette philosophie posée, Leopold définit alors une « pyramide de la vie » qui rend compte des interconnexions du vivant : « La terre n’est donc pas simplement un sol ; c’est une fontaine d’énergie qui traverse un circuit de sols, de plantes et d’animaux. Les chaînes alimentaires sont les canaux vivants qui conduisent l’énergie vers le haut ; la mort et la décomposition la restituent au sol. » La philosophie d’Aldo Leopold initie là un écocentrisme qui, de façon pionnière, attribue une valeur morale intrinsèque à la nature.

L’éthique de la terre est ainsi posée, mais il faut attendre les années 1970 pour qu’elle enfante le vaste mouvement de l’éthique environnementale aux États-Unis. Car, pour Thoreau, Muir, Leopold et les autres précurseurs de l’écologie, « les dégradations environnementales étaient un signe de la décadence morale de l’être humain, pas celui de sa fin, ni celle de la Terre », écrit Philippe Pelletier dans le Dictionnaire critique de l’Anthropocène(CNRS Éditions, 2020). La perspective change à partir de 1945, lorsque perce l’idée que la destruction de l’environnement constitue une menace globale. Il faut alors les premières grandes alertes, comme le livre Printemps silencieux (1962) de la biologiste Rachel Carson ou le rapport Les Limites à la croissance (voir notre interview sur le sujet(1972), pour qu’une prise de conscience mondiale intervienne et génère en retour un grand mouvement écologiste.

L’éthique environnementale a deux racines : la tradition préservationniste américaine du XIXe siècle et la contre-culture des années 1950-1960. Mais c’est dans la pensée d’Aldo Leopold qu’elle trouve son « point de confluence », souligne Rémi Beau dans le Dictionnaire critique de l’Anthropocène. L’un des actes de naissance de l’éthique environnementale remonte au 15e Congrès mondial de philosophie, en 1973, au cours duquel l’Australien Richard Routley (1935-1996) propose un texte intitulé « Is there a need for a new, an environmental, ethic? ». Une revue, Environmental Ethics, est créée en 1979. Outre Routley, le courant est représenté par des penseurs comme Arne Næss, Peter Singer ou encore Holmes Rolston. Mais celui qui va particulièrement faire fructifier l’héritage d’Aldo Leopold, c’est John Baird Callicott. Son œuvre revendique l’appellation « éthique de la terre » (« land ethic ») comme un étendard à partir duquel il approfondit et structure sur le plan théorique les intuitions de Leopold, de la science dure à la métaphysique. Dans des textes notamment rassemblés dans l’ouvrage Éthique de la terre (Wildproject, 2021), le philosophe aujourd’hui âgé de 80 ans définit cette approche écocentrique comme une « révolution tranquille » offrant tout à la fois une éthique du devoir et de la prudence.

Ce riche corpus irrigue les pensées les plus contemporaines, comme celle portée par le philosophe Baptiste Morizot, qui diagnostique la crise écologique comme une « crise de la sensibilité » et propose d’étendre notre sentiment de communauté à tout le vivant (Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020). L’éthique environnementale a aussi donné lieu à d’autres branches : le biocentrisme, qui défend une valeur intrinsèque accordée à chaque entité naturelle (lire p. 102), et le pragmatisme, qui cherche à dépasser les querelles morales au profit d’un « intérêt pratique » plus concret. De son côté, la veine écocentrique continue de s’actualiser, en particulier à l’aune de l’Anthropocène. Ainsi, dans Thinking Like a Planet (Oxford University Press, 2014), John Baird Callicott globalise-t-il la pensée de Leopold, faisant de son éthique de la terre une éthique de la Terre. 

Un concept : La communauté biotique

L’écocentrisme se déploie autour d’une notion centrale, la « communauté biotique », qui est l’objet sur lequel s’applique l’éthique de la terre. « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse », écrit Aldo Leopold. Cette approche écocentrique, qui insiste sur l’interdépendance d’un milieu, se distingue du biocentrisme qui, lui, accorde une valeur à chaque entité naturelle – et non à leur ensemble –, prônant donc une stricte égalité entre toutes les individualités vivantes.

Une initiative : les réserves de vie sauvage

À la façon dont Aldo Leopold laissait faire la nature autour de sa ferme et s’en émerveillait, l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas) entend défendre les « sans-voix de la faune sauvage ». Son fonctionnement repose sur l’achat, grâce aux dons, d’espaces naturels laissés à la libre évolution. Dans ces réserves de vie sauvage, qui totalisent aujourd’hui 1 224 hectares en France, toute activité humaine est interdite. Sauf, bien entendu, la promenade « contemplative, amoureuse ou curieuse ».

Retrouvez les autres familles de l'Écologie politique dans notre hors-série L'Écologie ou la mort, disponible sur notre site.

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