Le syndrome du safari

Comment résonner avec le monde ?

Illustration : Lisa Mouchet

[ARCHIVE 2020] Dans son dernier ouvrage, Rendre le monde indisponible (La Découverte, 2020), le sociologue allemand ­Hartmut ­Rosa postule que le projet moderne de mise à disposition du monde par la technique aliène l’homme. Le développement du tourisme de masse apparaît comme symptomatique de cette tendance qui substitue au désir de relation authentique un désir d’objet marchand.

Hartmut Rosa sera à l'affiche de notre prochain hors-série : Libérer le temps.

La démocratisation des transports aériens, avec l’émergence des compagnies low cost dans les années 1990, a rendu le monde beaucoup plus accessible qu’il ne l’était auparavant. Autrefois réservés aux personnes aisées, les voyages en avion se sont retrouvés à la portée de l’ensemble de la classe moyenne occidentale. Dès lors, ce qui était auparavant une activité exceptionnelle (se rendre à New York ou à Shanghai) est devenu quelque chose de banal. Sans même parler des conséquences environnementales du développement du tourisme de masse, cette banalisation entraîne un bouleversement de notre relation au monde. Aujourd’hui, on ne compte plus les gens qui vont « passer le Nouvel An à Prague », « se faire un petit week-end à Rome » ou « se lancer dans un tour du monde après un burn-out ». Ce dernier exemple est emblématique de ce changement profond. Ce qui relevait hier de l’aventure au sens fort et qui mobilisait un puissant imaginaire – on pense spontanément à ­Jules ­Verne, à ­Nicolas ­Bouvier, à ­Bougainville ou, plus près de nous, à ­Sylvain ­Tesson – devient une activité relativement quelconque que l’on peut faire en famille, dans un cadre sécurisé, en respectant un agenda parfaitement maîtrisé. L’exploration du monde, telle qu’elle était encore possible au xixe siècle, est désormais inconcevable. En effet, que reste-t-il à explorer aujourd’hui ? La Terre ne possède plus le moindre recoin qui échappe à la mainmise de l’homme. Il y a désormais des touristes en Antarctique, dans les grandes plaines de ­Mongolie ou même dans certaines zones d’Amazonie que l’on pensait hier encore radicalement hostiles à toute forme de « civilisation ». 

Pour le sociologue allemand ­Hartmut Rosa, le monde n’est plus « atteignable », c’est-à-dire à notre portée, mais « disponible », c’est-à-dire à notre disposition. Cette différence est cruciale pour comprendre la forme actuelle du tourisme moderne. Dire d’une partie du monde qu’elle est atteignable, c’est dire qu’elle est une possibilité incertaine. L’« atteignabilité » désigne le rapport qu’entretenait avec le monde l’explorateur du xixe siècle. Il savait que l’Amazonie existait, qu’elle renfermait des richesses et des mystères, mais il ne savait pas lesquels précisément. S’y rendre était alors pour lui un pari ­risqué. Il pouvait en revenir bredouille, s’y perdre ou, plus radicalement, ne jamais en revenir. En revanche, la « disponibilité » désigne un rapport au monde complètement différent : celui du touriste occidental (et maintenant asiatique) qui découvre un pays exotique en jouissant de moyens de transport rapides et confortables, du luxe d’un hôtel trois étoiles et des conseils d’un guide qui délimitera, dans une logique de sécurité, un parcours sans embûches et sans surprises. L’auteur d’Accélération (La Découverte, 2010) et de Résonance (La Découverte, 2018) estime que la « modernité tardive » étend la logique consumériste à tous les domaines de la vie : « Cette confusion entre atteignabilité et disponibilité trouve son expression peut-être la plus lourde de conséquences dans la transposition d’un désir de relation fondamental chez l’être humain en un désir d’objet […]. »

Le syndrome du safari

Selon Rosa, cette trop grande dispo­nibilité du monde – c’est-à-dire la domestication technique, institutionnelle, économique et politique de l’univers naturel – met l’individu dans une disposition psychique particulière, qui mêle désir de résonance (dans le cas du tourisme, désir d’exotisme et de dépaysement) et désir de contrôle et de sécurité. « La promesse des vacances réside donc dans le fait que nous pouvons réellement partir à la rencontre du monde, que nous n’avons aucune obligation et rien à gérer, mais que nous pouvons nous laisser authentiquement toucher. Le seul problème est que, compte tenu du peu de temps dont nous disposons et des coûts élevés que nous devons assumer non seulement pour le voyage lui-même, mais pour toutes les dépenses courantes, cette expérience devrait, premièrement, être garantie et, deuxièmement, être aussi intense que possible. » C’est en cela que tient précisément le paradoxe de notre condition : lassés que nous sommes par le quotidien de notre vie urbaine, nous projetons à travers le voyage la possibilité d’expériences qui viendraient réenchanter, en quelque sorte, notre existence. Cependant, nous n’envisageons pas de connaître ce réenchantement dans un cadre imprévisible où le danger est une éventualité. Pour ­Rosa, la relation de disponibilité que nous entretenons avec le monde empêche d’accomplir notre souhait le plus cher. À ses yeux, le safari illustre jusqu’à la caricature cette tension qui réside en nous. « Nous pouvons certes acheter le coûteux safari dans le Sahara ou la croisière, mais pas la résonance avec la nature. Le mode de fonctionnement de la publicité et de la marchandisation capitaliste en général repose sur le fait qu’elles transposent notre besoin existentiel de résonance avec la nature – la première peut être garantie, pas la seconde, qui devient peut-être d’autant plus improbable que nous nous efforçons de la rendre disponible : nous voulons qu’on nous garantisse que nous verrons un lion, mais il faut aussi qu’on nous certifie qu’il ne nous approchera pas de trop près, que la rencontre ne durera pas trop longtemps (nous voulons quand même être de retour à l’heure pour le dîner) et que nous ne serons pas trempés par la pluie ou brûlés par le soleil au cours de cet épisode. » 

Le safari est une expérience qui ne peut émouvoir, qui ne peut aboutir, qui ne peut faire écho en nous, car c’est une expérience totalement artificielle, en ce sens que l’on réduit son sujet d’observation, le sauvage, à son contraire, le domestique. Les conditions de possibilité de la vision du lion, c’est-à-dire le cadre imposé par le safari, transforment la nature même du lion. On ne voit plus vraiment un lion, bien plutôt une sorte de gros chat qui ne représente pour nous aucun danger. Autre exemple canonique d’une forme de tourisme qui annule par principe la possibilité des expériences de résonance : la croisière, sorte de safari appliqué à l’ensemble de la planète. « Il n’est donc guère surprenant que l’industrie de la croisière connaisse un boom : elle promet aux voyageurs de découvrir des pays et des gens lointains dans des conditions parfaitement contrôlables sans devoir s’y engager réellement. Mais [...] quand on se rend de la sorte invulnérable, on devient ou l’on demeure incapable de résonance ; on se laisse peut-être stimuler, mais certainement pas toucher. »

Efficacité et authenticité : la double impasse

Contrôle, sécurité mais aussi prévisibilité. En effet, depuis une trentaine d’année, le tourisme se développe sous ces auspices. Lorsqu’on part en voyage, il est bon d’avoir tout prévu. Parfois par l’intermédiaire d’un tour-opérateur qui rationalise et optimise le déroulé de notre séjour ou, dans une moindre mesure, grâce aux populaires guides de voyage qui n’autorisent jamais que des simulacres d’improvisation. Le touriste moderne veut voir un maximum de choses en un minimum temps. Les touristes japonais, qui disposent de congés payés particulièrement réduits, se sont rendus célèbres par l’intensité absurde qui conditionne leurs vacances. Les cars qui les promènent dans les grandes capitales européennes s’arrêtent devant des monuments prestigieux et leur permettent à peine d’apprécier leur séance photo. Très vite, il faut remonter dans le véhicule pour se rendre à la prochaine destination. Pour les Japonais, le monde n’est qu’une grande vitrine commerciale dont il faut consom­mer les sites clés de façon optimale. 

Mais, en opposition à l’exemple japonais, se développe un autre type de discours sur le tourisme, discours qui fait primer l’authenticité sur l’efficacité. Les jeunes générations veulent en effet voyager de façon plus respectueuse de l’altérité, plus philosophique, moins matérialiste. On ne voyage plus pour cocher des cases, mais pour rencontrer des peuples et les comprendre, souvent avec le lot d’hypocrisie que cela peut impliquer. Même si l’approche est différente, l’expérience de résonance n’est pas pour autant garantie. Ce désir d’authenticité qui motive le départ et cette volonté d’être nécessairement touché par la rencontre avec autrui contiennent en eux-mêmes les conditions de l’échec. On passe ici aussi à côté de la résonance car on définit par avance les sentiments que l’on souhaite éprouver. En bref, il est difficile de trouver ce que l’on est venu chercher ! Surtout quand il s’agit d’un concept aussi vague que l’authenticité. On idéalise un peuple, un lieu, une culture et ce que l’on découvre ne ressemble pas à ce que l’on avait lu dans les livres et, plutôt que de se saisir de la singularité réelle que l’on a face à soi, on regrette la singularité idéelle que l’on voulait rencontrer. En revanche, et c’est l’idée forte que défend Rosa, on peut partir à contre-cœur pour un week-end à la campagne a priori ennuyeux ou pour une simple promenade dans un endroit que l’on connaît comme sa poche et éprouver une expérience de résonance. Pourquoi ? Précisément parce que nous n’attendons rien de ce moment en particulier. 

Renoncer au contrôle

Contre le paradigme du safari, de la croisière ou du tour-opérateur, mais aussi contre celui du jeune touriste en quête d’authenticité, le sociologue évoque une piste intéressante : « Les récits biographiques, ceux au cours desquels des gens racontent leur vie, sont quasiment toujours structurés par des expériences de résonance qui sont autant de tournants décisifs dans leur trajectoire. Celles-ci ont presque invariablement la forme d’une rencontre inattendue : alors j’ai rencontré cette personne, j’ai lu ce livre, je me suis retrouvé (par hasard) dans cette association, quelqu’un m’a fait découvrir ce paysage et cela a transformé ma vie. » La résonance avec le monde que les touristes cherchent aujourd’hui plus que tout n’est possible que si l’on ménage une grande place au hasard de deux façons : dans la mobilisation des moyens techniques et dans la disposition spirituelle qui est la nôtre. En d’autres termes, il faut à la fois renoncer à une approche mécanique et rationaliste du tourisme – celle du vieux couple faisant une croisière ou celle du Japonais visitant en une semaine trois capitales européennes – et à une approche trop idéaliste – celle du jeune touriste français qui confond réalité et images d’Épinal. 

Dès lors, comment continuer de voyager puisque l’ensemble du système touristique paraît conditionné par cette logique consumériste et que tout désir d’ailleurs implique nécessairement une part de préjugés et de fantasmes ? Comment éviter l’écueil du touriste japonais pris par le temps et celui du touriste français aliéné par ses propres projections ? Doit-on réduire le voyage, pour qu’il soit effectivement résonnant, à une balade imprévue ? En prenant en compte les présupposés du sociologue, il est toujours possible de voyager et de faire des expériences de résonance, mais il faut changer radicalement son approche. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas organiser son voyage – ce qui serait absurde – mais qu’il faut renoncer à cet impératif de contrôle, qu’il soit d’ordre matériel ou spirituel. En d’autres termes, il faut sortir des sentiers battus des modes touristiques et ne pas hésiter à se perdre, à aller là où les gens ne vont pas, non pas pour le simple plaisir du pas de côté, mais pour augmenter ses chances d’accéder à une forme de tourisme moins institutionnalisée. Il faut s’engager, nous dit Rosa, c’est-à-dire mettre de côté cette réserve, souvent indépassable, liée à notre exigence de confort et de tranquillité : « [L]e but du vacancier est de revenir de son voyage reposé et revigoré, mais certainement pas soumis à des bouleversements imprévus ni, peut-être, déstabilisé. » Or, c’est précisément en acceptant les scénarios bouleversants ou déstabilisants que la résonance peut avoir lieu. C’est seulement en acceptant que certaines choses puissent – ou plutôt doivent – nous échapper que le tourisme pourra perdre sa dimension consumériste et épouser à nouveau les traits du voyage, du dépaysement et de l’aventure auxquels nous aspirons tous. 

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