Entretien

Longue vie au long terme !

ENTRETIEN Ouishare Fest avec Nicholas Paul Brysiewicz. Selon la Long Now Foundation, nous devons penser sur le long terme. Pourquoi ? Car certaines questions dépassent la temporalité de nos systèmes politiques et même de nos vies. Elles concernent l'ensemble de notre civilisation et s’inscrivent sur les 10 000 années à venir.

Nicholas Paul Brysiewicz interviendra au Ouishare Fest 2021, un festival qui se tiendra dans la vraie vie, à Bobigny, du 23 au 25 juin, et qui abordera les plus grands enjeux économique, technologique et politique de notre ère à travers le concept du "temps". Intéressé.e ? Plus d'informations sur ce site web ici !

L'objectif de la Long Now Foundation est d'encourager la réflexion sur le long terme. Pourquoi ?

Nicholas Paul Brysiewicz : La réflexion à long terme est importante car il y a certaines choses qui ne deviennent apparentes qu'à des échelles de temps plus longues. Pensez aux astéroïdes : la probabilité que l’un d’entre eux s’écrase sur Terre et produise des dégâts importants est presque nulle, rapportée au temps de notre vie. On pourrait donc en conclure qu'il n'y a pas lieu de s'en inquiéter, car le problème ne se pose qu'à des échelles de temps bien supérieures à celle de sa propre vie. La situation est similaire avec le changement climatique, la résistance aux antibiotiques, l'exploration spatiale, etc. Pourtant, à l'échelle de notre civilisation, ces questions sont très importantes. C'est pourquoi notre fondation initie des projets, des initiatives et des discussions pour encourager la pensée à long terme, qui n’est malheureusement pas très répandue aujourd’hui. Nous voulons que les gens commencent à réfléchir à l'échelle de la civilisation de la même manière que nous réfléchissons à l'échelle de notre propre vie lorsque nous prenons de grandes décisions. Comment est-ce que je veux vivre ? Sur quoi vais-je travailler ? Qu'est-ce qui compte le plus ?

Apprendre à durer est important, car parfois les actions que nous devons entreprendre s’étalent sur 200 ans.

La réflexion à long terme est également importante pour une autre raison : elle nous permet d’être plus ambitieux dans ce que nous entreprenons. Pensez aux infrastructures mondiales, aux bâtiments, aux autoroutes, aux ponts ou aux cathédrales. Il a fallu plusieurs générations pour construire une cathédrale, parfois dans des conditions terribles. Et pourtant, la plupart des bâtisseurs de ces cathédrales ne les ont pas vues érigées de leur vivant. 

Il y a des organisations qui gèrent mieux le long terme que d’autres. L'université d'Oxford, par exemple, exerce ses activités depuis environ mille ans. Comment une organisation peut-elle atteindre ce type de pérennité ? Quels principes fondamentaux de gouvernance et de gestion sont nécessaires pour que cela soit possible ? Comment une institution peut-elle maintenir l'équilibre entre toutes ces composantes pendant des centaines d'années ? Autant de questions auxquelles nous cherchons des réponses à la Long Now Foundation.

La Long Now Foundation mène un programme spécifique pour comprendre comment les organisations peuvent durer longtemps, comme l'Université d'Oxford, mais aussi comme les entreprises américaines Palmolive et Dupont. S’organiser pour durer sur le temps long, est-ce être conservateur ?

N. B. : Je ne dirais pas que le simple fait d'exister pendant une longue période de temps est intrinsèquement bon. Les choses qui ne changent jamais ont tendance à se dégrader ; tout ne doit pas durer éternellement. Mais la raison pour laquelle nous nous intéressons aux institutions qui durent, la raison pour laquelle nous voulons mieux comprendre ce phénomène, est qu'il y a des choses dans le monde que nous devrons accomplir et qui prendront plus que la durée d'une vie pour être menées à bien. Si nous voulons vraiment nous attaquer au changement climatique ou résoudre le problème de la faim dans le monde, il nous faudra plus que quatre ans, le cycle électoral, et probablement plus de 80 ans, le cycle d'une vie. Apprendre à durer est important, car parfois les actions que nous devons entreprendre s’étalent sur 200 ans.

Cela signifie-t-il que le court terme n'est pas pertinent pour vous ?

N. B. : C'est plutôt une question d'harmonie. Si vous dirigez une symphonie et que les flûtes sont trop silencieuses, vous pourriez les encourager à devenir plus fortes, pour créer un son plus agréable dans l'orchestre, n'est-ce pas ? Eh bien, c'est la même chose pour nous. Nous ne sommes pas contre le court terme. Nous ne disons pas que la seule chose qui compte est l'échelle de temps de 10 000 ans. Le court terme est important : après tout, si je ne paie pas mon loyer tous les mois, les gens vont se fâcher, et si je ne m'hydrate pas assez souvent, je ne me sentirai pas bien... Mais si notre culture est devenue très douée pour mettre l'accent sur le court terme, nous ne pouvons pas en dire autant pour le long terme. Ce mode de pensée  demande à être encouragé davantage.

Certaines personnes pensent que nous n'avons plus beaucoup de temps devant nous. Ils craignent un grand effondrement. Quelle est votre opinion ?

N. B. : En effet, il y a beaucoup d'histoires convaincantes qui soutiennent le fait que nous serions aujourd’hui sur les dernières pages du livre de la civilisation, peut-être même sur le dernier paragraphe. Mais ce n'est qu'un aspect de l’Histoire. A la Long Now Foundation, nous préférons situer le moment présent au milieu d'un récit qui s'étend sur 20 000 ans et dans lequel il y a 10 000 ans derrière et 10 000 ans devant nous. Dans ce récit, nous sommes à la fois les héritiers de 10 000 ans de culture, de science, d'art et de technologie et les futurs ancêtres de 400 générations à venir. La question que soulève ce discours qui nous situe au milieu de l’Histoire est la suivante : comment déployons-nous tout ce dont nous avons hérité de manière à servir l'avenir ? Cette Histoire qui se déploie sur le temps long nous place dans le rôle central du héros. Et c'est cette longue période de 20 000 ans que nous appelons "le grand maintenant" [“Long now”].

La collaboration et la diversité sont si importantes pour entretenir un dialogue fécond sur la réflexion à long terme. Il ne s'agit pas d'adhérer à une méthode figée.  

Au lieu d'essayer d'être un "héros", la réflexion à long terme ne consiste-t-elle pas à être plus humble, à nous empêcher de trop agir sur notre environnement, et ce faisant, de le détruire ?

N. B. : C'est une question importante. Bien sûr, il y a plein de gens qui disent que l'Homme est quelque chose de semblable à une maladie, qu’il détruit notre planète mère, ce genre de choses. Ce discours soulève encore une fois la fameuse question posée par Hamlet, to be or not to be. Pour la Long Now Foundation, la réponse est clairement "être". “Être" exige que nous apprenions constamment à persévérer face aux défis qui se présentent à nous. Nous sommes toujours en train de nous adapter à notre environnement, et notre environnement à nous-mêmes ; c'est toujours un acte de haute voltige.

Si vous deviez voyager dans le temps et parler avec quelqu'un qui vivait à l'époque de la Guerre froide, il aurait du mal à croire que nous sommes arrivés en 2020 sans qu'une apocalypse nucléaire ne se produise. Les chances que nous n'utilisions pas d'armes nucléaires au cours du demi-siècle à venir étaient très minces du point de vue des citoyens de 1950. Dans un certain sens, je pense que le fait d'exister dans l'ombre de ce genre de crainte existentielle fait simplement partie de ce qu'est une civilisation. Notre sécurité ultime n'est jamais garantie. Nous sommes toujours sous la menace de la disparition, de la non-existence, de l'effondrement. C'est une raison d'apprécier ce qui est présent ici et maintenant, et de travailler pour que cette présence se poursuive à l'avenir.

Comment faire face à la diversité des positions suscitées par l’idée de penser à long terme ?

N. B. : Notre travail vise à rassembler le plus grand nombre de points de vue possible, qu'ils convergent ou divergent de nos propres perspectives. J'ai remarqué que pour certaines personnes, la réflexion à long terme génère une sorte d'humilité, et que pour d'autres, elle suscite encore plus d'ambition. Ce que vous découvrez en vous lorsque vous pensez à long terme vous est propre. C'est pourquoi la collaboration et la diversité sont si importantes pour entretenir un dialogue fécond sur la réflexion à long terme. Il ne s’agit pas d’adhérer à une méthode figée. La meilleure chose que nous puissions faire est de rassembler nos perspectives individuelles limitées en un ensemble plus complet et collaboratif. Plus il y aura de personnes impliquées dans la conversation sur la réflexion à long terme, mieux ce sera.

Un grand merci à Francesca Pick qui nous a aidé à éditer cette interview. 

Nicholas Paul Brysiewicz est le directeur du développement de la Long Now Foundation, une organisation à but non lucratif qui sert de centre de gravité pour les initiatives et les penseurs des quatre coins du monde qui inscrivent leur réflexion et leur action dans le long terme. Ingénieur des systèmes et philosophe, il a développé un intérêt particulier pour l'esthétique, l'herméneutique et la phénoménologie.


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