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Climat : les stratégies de com' de Total pour semer le doute

Illustration : Nelson Gonçalves

Total savait, Total n’a rien fait. Pis, l’entreprise française de production d’hydrocarbures s’est ingéniée à fabriquer, au cours des cinquante dernières années et à grands coups de plans marketing, le doute concernant le réchauffement climatique attisé par ses activités. Le philosophe québécois Alain Deneault, fin connaisseur des stratagèmes et duperies orchestrés par la multinationale, révèle toute l’ampleur du cynisme de ses cadres à travers les éléments de communication qu’elle a développés.

Un article à retrouver dans notre numéro "Nous n'irons pas sur Mars"

Ainsi est-il confirmé que les deux principales sociétés pétrolières françaises avaient pleinement conscience, dans les années 1970, que leurs activités contribuaient à perturber gravement l’état du climat. Elf de même que la Compagnie française des pétroles dépositaire de la marque « Total », toutes deux fusionnées au tournant du siècle pour constituer simplement Total, laquelle est récemment devenue TotalEnergies, le savaient, en même temps que le suggérait le rapport Meadows commandé par le Club de Rome. 

Ces décennies de silence ou d’arguties sibyllines ont aussi été accompagnées de lapsus révélateurs, de dénégations suspectes et d’entreprises de diversion, comme l’auteur d’un roman policier face à son lecteur, cherchant à détourner son attention le plus longtemps possible du vrai coupable. 

Au tournant de la décennie 2010, la firme s’est résolue à prendre à bras le corps la question climatique en se prétendant capable de réaliser la quadrature du cercle : produire toujours autant d’énergie, mais d’une façon telle que le réchauffement climatique annoncé n’aurait pas lieu. Elle promet « la recherche de nouvelles ressources fossiles et renouvelables » en fonction de « procédés » optimaux et efficaces capables de « faire face au réchauffement climatique ». À la manière d’un acte manqué, Total avance dans cette publicité non pas un, mais deux slogans trahissant le caractère incompatible de tous ses oxymores : « L’énergie est notre avenir, économisons-la ! » et « Pour vous, notre énergie est inépuisable »… Ce dernier slogan se révèle provocateur, non seulement parce qu’il alimente abondamment le discours climatosceptique en niant implicitement le caractère désormais irréversible du réchauffement climatique, mais aussi par son amorce : un subliminal « pour vous » qui veut autant dire nous produisons pour vous de l’énergie, que « pour vous » aussi, à votre avis, selon votre confiance, l’assertion portant sur la nature inépuisable de l’énergie semble juste et vraie – c’est aussi votre avis. Du fait d’un travail graphique, un troisième slogan ayant valeur de synthèse, « Communauté d’intérêts », évoque de surcroît de manière faussement subtile la question des gaz à effet de serre, en mettant en exergue les lettres initiales « CO ». Un dernier élément vient pousser le bouchon vraiment très loin : la « lutte contre le réchauffement climatique » et la « satisfaction des besoins en énergie » ne sont pas présentées seulement comme éventuellement conciliables et compatibles, ce qui serait déjà hautement discutable, mais aussi comme « indissociables », comme si l’une ne pouvait pas aller sans l’autre ! C’est pourquoi, si l’on n’avait pas compris, un énorme glacier fort comme un roc produit dans l’eau le reflet d’un centre-ville…

Publicité de Total

Pour garantir un maintien de notre niveau de vie et du principe de croissance financière propre au régime capitaliste, Total ne dit surtout pas que les méthodes qu’elle préconise au titre de la transition énergétique consistent à déplacer les points de pollution et à substituer par d’autres les secteurs mis sous pression – plutôt qu’à alléger la charge. Passer de l’énergie fossile aux énergies éoliennes et à l’électricité à partir du gaz naturel, en passant par les agrocarburants, et en favorisant au passage la filière des batteries de pointe et de la voiture électrique, c’est faire subir au domaine minier et aux sources hydrauliques la pression qui restait jusqu’alors concentrée sur le climat. Les terres rares requises pour construire les infrastructures gigantesques relatives à cette transition représentent un coût climatique parfois plus élevé que le statu quo

Aussi est-il indiqué, de manière subliminale et abusive, que ces énergies faussement vertes se substituent à celles générées par les processus conventionnels. Au contraire, elles s’ajoutent. La publicité l’indique littéralement dans un libellé à double entente : « Total est à la recherche de nouvelles sources d’énergie fossile tout comme des renouvelables… » Pourquoi cette addition ? Parce que nos sociétés consomment toujours davantage : la moitié de l’énergie dépensée par nos civilisations depuis le début de l’ère industrielle s’est faite depuis 1992… date du Sommet de Rio et de la prétendue prise de conscience de la crise écologique par les décideurs publics. Les multinationales n’ont jamais cessé d’inciter à la consommation, la croissance étant présentée par elles comme essentielle à notre régime. Mais dans sa rhétorique, la firme se dit presque victime de son succès. Jouant même les modestes, ses PDG se conçoivent comme d’humbles serviteurs pratiquant un « métier » et servant une clientèle avide d’énergie, en vertu du libéralisme de marché, en fonction de réserves qui se trouvent dans différents points chauds du monde. 

Publicité télévisée de Total  - 2010

Ces arguments ont fini par peser. Au milieu des années 2010, la pression augmentant autour de cet enjeu, Total entreprend plutôt de détourner le regard de cette question aiguë et oriente toute son attention sur des figures fictionnelles. Sa campagne publicitaire nous distrait des affaires du monde pour associer les citoyens à des personnages de science-fiction. Les clients de Total sont alors invités à se représenter eux-mêmes comme des personnages fantaisistes étrangers à leur propre réalité sociale.

C’est dans ces mêmes années que Total y va de la diffusion d’un stupéfiant dessin animé vantant explicitement sa façon de berner les journalistes dans ses entreprises commu­nicationnelles. La firme se met elle-même en scène dans un pastiche de Star Wars intitulé Very Press Trip, où elle se montre séduisant les journalistes en leur offrant des sandwiches dans le cadre d’une tournée médiatique qu’elle finance elle-même, laquelle suppose la présence d’une « machine à enfumer » et de « sacs à bla-bla ». La moindre lapalissade est glissée « off the record » et le dossier de presse doit être avalisé par une ténébreuse autorité au sein de la firme. 


Publicité animée Total

Total a formellement approuvé l’accord de Paris sur le climat à l’occasion de la COP21 de 2015, lors d’une grand-messe médiatique, s’engageant à faire en sorte que le réchauffement n’excède pas les 2 °C. Mais non sans commettre de spectaculaires lapsus : « Le réchauffement climatique est un enjeu majeur bien évidemment et nous devons y contribuer. » Et Total y contribue ! Quelques semaines avant la conférence de Paris, l’émission Cash Investigation montrait que Patrick Pouyanné, l’actuel PDG de TotalEnergies, se croyant à l’abri des caméras dans un amphithéâtre de Sciences Po Paris, s’était laissé aller à parler librement : « J’ai sous les yeux, je ne sais pas si on le publiera, notre scénario à nous. Il ne fait pas 6 °C, il ne fait pas 2 °C non plus parce qu’on ne peut pas être trop pragmatique, il doit faire plutôt 3 °C ou 3,5 °C. » Car au-delà des enjeux de relations publiques, des traités internationaux, de la catastrophe écologique annoncée, un principe prévaut au titre du réel – que le PDG de Total sans complexe rappelle : « Nous aimons l’énergie verte mais, pour durer, il faut qu’elle soit rentable ! »

Donc, sur un plan scientifique, les dirigeants historiques de Total connaissaient les conséquences de leurs activités en ce qui concerne le réchauffement climatique. La révélation des documents l’attestant permet moins de résoudre une énigme que de confirmer les réalités sous-jacentes à une position de fausse conscience clivant les esprits des enjeux pourtant absolument urgents. Pendant cinquante ans, Elf et la Compagnie française des pétroles – aujourd’hui TotalEnergies – n’ont eu de cesse de dissimuler cet état de fait. Et les maladresses qu’elles ont additionnées ce faisant ont révélé en outre la subjectivité cynique qui les anime.

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