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En réponse aux fossoyeurs de l'émancipation

illustration Thomas Hayman

Que signifie « s’émanciper » à l’heure du néolibéralisme triomphant, de l’émergence de nouvelles revendications égalitaires, de la pandémie de Covid-19, de l’urgence écologique ? Loin des instrumentalisations politiques qui voudraient en faire une injonction à « se prendre en main », le sociologue Federico Tarragoni invite à réinventer cet idéal contre toute perspective individualiste : l’émancipation ne peut avoir que l’humanité pour horizon.

Les mots sont importants ! », s’écriait Nanni Moretti en tenue de nageur face à une journaliste interloquée, dans le film Palombella Rossa (1989). La phrase semble aujourd’hui faire écho aux instrumentalisations politiques des mots, devenues monnaie courante. Or, il y a des mots plus importants que d’autres. Ceux grâce auxquels une expérience transformatrice peut être énoncée, ces mots qui bouleversent les vies et grâce auxquels on peut critiquer le pouvoir sont vitaux comme l’air. Le mot « émancipation » en est un ; peut-être même l’un des plus importants de notre modernité démocratique. Le début du XIXe siècle marque sa renaissance. Depuis le droit romain, l’emancipatio désignait l’acte de dessaisie, par un maître doté d’autorité, du sujet possédé : le mineur, la femme, l’esclave ou le peuple conquis. Le mot était donc utilisé de façon transitive : le maître émancipe ce qu’il possède légitimement. À partir du XIXe siècle, il fait l’objet d’une réappropriation et d’une réinvention radicale. Dans le discours des ouvriers associationnistes, des premières féministes et des sujets coloniaux, il vient désigner leur auto-affranchissement des tutelles du capitalisme, du patriarcat et de l’impérialisme. Leurs voix résonnent dans les luttes contemporaines – plus ou moins « wokistes » – contre les inégalités sociales et les discriminations de toutes sortes.

Slogans creux et amnésie

Or, comme c’est souvent le cas lorsque les mots reconnectent les combats du passé et du présent, le pouvoir s’en mêle. À l’instar du mot « révolution », devenu le slogan creux de la campagne d’un candidat fondamentalement conservateur, le mot « émancipation » est passé à la moulinette de la démagogie. Le président Macron l’a accolé à différents axes de son programme politique : la lutte contre l’« assignation à résidence » des individus dans leur quartier ou leur famille (2017), le projet d’un État-providence « émancipateur » (2018) ou d’une « politique d’émancipation » pour les banlieues (2018). Dans les trois cas, la philosophie reste la même : inciter les individus à se prendre en main, à se responsabiliser face à leurs échecs de parcours, à s’armer individuellement dans la compétition généralisée pour la survie. Au fond, il n’y a qu’à traverser la rue pour s’émanciper…

Cette acception ultra-individualiste de l’émancipation, qui se nourrit de la dynamique d’individualisation de nos sociétés contemporaines, s’oppose en tout et pour tout à la vision collective et démocratique du XIXe siècle. À ce détournement du mot, s’ajoute la défiance que lui réservent traditionnellement les courants ultraconservateurs. L’un de leurs illustres représentants, Pierre-André Taguieff, fustige cet « émancipationnisme » qui revendique l’extension illimitée et périlleuse des droits subjectifs. Rien de nouveau sous le soleil : depuis deux siècles, la rhétorique réactionnaire met en avant l’argument de la « mise en péril » pour discréditer les combats pour l’égalité des droits. Taguieff est le dernier d’une longue liste. Notre époque semble ainsi gagnée par l’amnésie : l’émancipation, pourtant associée à des conquêtes sociales majeures de notre modernité, est soit rejetée, soit instrumentalisée. « Les mots sont importants ! », aurait-on envie de rétorquer, avec la voix métallique de Nanni Moretti. Ils le sont d’autant plus que l’émancipation n’est pas restée dans le passé : elle est dans le présent des luttes sociales qui contestent la domination. Elle vit dans les pratiques politiques visant à réconcilier autonomie individuelle – la « sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable », pour reprendre Kant – et autonomie collective – la capacité de la société à tendre vers la liberté, l’égalité et la justice. Ce n’est pas anodin alors que la doxa néolibérale et/ou celle ultraconservatrice s’emparent de ce mot : sa charge subversive s’en trouve neutralisée ou, via l’idée de la « mise en péril », largement fantasmée. L’ordre social est sauvé. Dormez tranquilles.

Intérêts égoïstes contre droits collectifs

Comment sortir l’émancipation de ce « musée des horreurs » sémantiques ? Réponse : en analysant le sens que les individus donnent à leurs pratiques sociales. Chaque fois qu’ils et elles revendiquent des droits collectifs leur permettant de s’épanouir en tant qu’individus, leur combat prend une tonalité émancipatrice. On l’a vu dans les mobilisations pour le droit des migrants à être accueillis dignement, dans les manifestations contre la réforme des retraites et celle des universités, dans les combats contre la constitutionnalisation de l’état d’urgence antiterroriste. Élargir les droits sociaux à des non-résidents sur le territoire national, sauvegarder les protections sociales et les services publics, défendre les libertés dans l’université et dans la rue : voici quelques exemples (non exhaustifs) de luttes qui ne défendent pas seulement des intérêts égoïstes ou corporatifs, mais des droits collectifs égalisant les chances de tous de s’émanciper.

Prenons un autre cas, plus controversé : les manifestations « anti-pass sanitaire ». Derrière la « liberté » de ne pas se vacciner ou de circuler sans pass sanitaire, certains manifestants ne revendiquent aucun droit collectif. Ils se limitent à une conception égoïste et, in fine, hémiplégique de la liberté : la liberté de ne pas être contraint par la communauté. C’est l’antithèse même de l’émancipation, car l’individuel y est disjoint du collectif. Mais d’autres manifestants sont, au contraire, très concernés par la communauté : ils revendiquent un débat démocratique et citoyen qui de facto n’a pas eu lieu. Ils agencent libertés privées et libertés publiques : la liberté d’être libre et la liberté de pouvoir critiquer certaines politiques dont la légitimité démocratique est discutable (quand bien même leur légitimité sanitaire ou scientifique puisse ne pas l’être). Renvoyer tous azimuts ces critiques sociales vers l’irrationalité conspirationniste, c’est rater leur pluralité et leur complexité, en effaçant une partie de leur sens politique. D’ailleurs, il est permis de croire que les concepts de « biopolitique » et de « société de contrôle », s’ils étaient énoncés aujourd’hui, tomberaient aussi sous le couperet du conspirationnisme : Foucault et Deleuze antivax ?

Réinventer le sens de notre humanité

La pandémie de Covid-19 nous alerte sur un autre enjeu : l’émancipation humaine est indissociable de celle de la nature. Comment des entités non humaines pourraient-elles s’émanciper ? Lorsque l’esclave (noir) s’émancipe, le maître (blanc) s’émancipe de son rôle de maître, disait Frantz Fanon. De même, nous faudra-t-il nous émanciper du rôle de maîtres de la nature qui nous a longtemps permis – du moins nous l’avons cru – de nous arracher aux nécessités matérielles. La dégradation de l’environnement, la prolifération des zoonoses et des incendies sur la planète, le réchauffement climatique : autant de phénomènes qui conduisent à revoir ce rapport de domination du social sur le naturel, de l’humain sur le non-humain. Les mobilisations pour les droits des entités naturelles (les animaux, les fleuves, les montagnes, les forêts, etc.), incluant leur capacité à se protéger de l’intervention humaine (le « réensauvagement »), dessinent l’avenir de l’émancipation. En empruntant le lexique des droits cher aux acteurs historiques de l’émancipation – le droit des peuples colonisés à l’autodétermination, le droit des femmes à choisir leur vie, le droit des ouvriers à l’association –, ces mobilisations font parler une nature exploitée dont les dérèglements sont autant de cris de colère. De son émancipation dépendra, à l’avenir, non seulement la pérennité de l’humanité, mais aussi l’égale capacité des sociétés du monde à offrir à leurs membres des perspectives réelles d’émancipation.

Car l’enjeu de toute émancipation, d’hier et d’aujourd’hui, reste l’humanité. « Il n’y a, au fond, de réel que l’humanité », disait Auguste Comte. Le sujet de l’émancipation ne se réduit à aucun des noms singuliers qu’ont empruntés les mouvements émancipateurs : les femmes, les ouvriers, les prolétaires, les esclaves, les colonisés, les Noirs, les Juifs, les LGBTQI+. Le sujet de l’émancipation est l’humanité : le propre de ces luttes est de penser la condition humaine et son avenir, à partir de critiques situées des rapports de domination. Nous avons cruellement besoin d’une telle perspective cosmopolitique et humaniste pour les temps à venir. Espérons que les luttes émancipatrices du XXIe siècle, comme celles du XIXe, sauront réinventer le sens de notre si fragile humanité, afin que l’émancipation reste son idéal le plus précieux. Car, comme l’écrivait George Orwell dans LaPolitique et la Langue anglaise (1946), « le langage politique est conçu pour rendre les mensonges crédibles et le meurtre respectable, et pour donner une apparence de consistance à ce qui n’est que du vent ». C’est alors « en se débarrassant de ces habitudes » que « la pensée peut s’éclaircir ; or, une pensée claire constitue l’indispensable premier pas conduisant à la régénération politique »

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