Dossier

Mon manager est un idiot

Illustration : James Clapham

La figure du manager a changé la relation à l’autorité dans les entreprises. Le contremaître dirigeait par la contrainte, le manager dirige par la bienveillance. Mais derrière cette posture se cache en réalité un vide profond, une absence de pensée qui trouve sa source dans le fonctionnalisme, le mimétisme et la novlangue.

Article à retrouver dans notre numéro 48 Idiocratie.

Le principe de Peter postule que « dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence ». Corollaire : le risque est grand que dans une organisation chaque poste hiérarchique finisse par être occupé par un incompétent. Si cette loi à la portée satirique fait la plupart du temps sourire dans le monde de l’entreprise, il ne faut pas minimiser son caractère strictement descriptif. Car qui n’a pas déjà croisé au bureau un manager qui ne comprenait absolument rien à la nature du travail de ses subalternes ? Ou encore un chef autoritaire dont la médiocrité humaine et professionnelle était sidérante ? Ce type de profils donne l’impression que les N+1 occupent leur place pour des raisons mystérieuses, qu’ils ne sont en réalité que des courroies de transmission choisies pour leur docilité par une hiérarchie refusant de faire le sale boulot. 

À se demander si l’ascension dans une organisation ne correspond pas plus à la maîtrise de certains codes, à la présence dans de nombreuses réunions afin d’occuper le terrain et de déployer sa rhétorique, qu’au fait de détenir une compétence réelle. Voilà peut-être pourquoi, avec l’essor des nouveaux modèles organisationnels (qui se sont construits contre le modèle bureaucratique), les employés sont de plus en plus confrontés à des injonctions contradictoires : il faut travailler en équipe malgré une évaluation individuelle ; il faut faire primer la qualité mais on attend surtout des résultats quantitatifs ; on parle « d’approche solution » (méthode qui encourage la réflexivité professionnelle) mais il n’est pas permis de prendre du recul sur ce que l’on fait. Il semble donc exister une déconnexion profonde entre le métier et la pratique managériale. 

Discours de la méthode

Baptiste Rappin, maître de conférences à l’université de Lorraine et auteur notamment d’une Théologie de l’organisation (Ovadia, 2014), a montré que le chef, quand il est un manager, ne possède aucun savoir-faire, mais seulement une méthode censée pouvoir s’appliquer partout et tout le temps. « Voici un des principaux dogmes des écoles de commerce : un bon manager peut manager n’importe quelle équipe dans n’importe quel secteur d’activité. La méthode se substitue aux savoir-faire, méthode d’optimisation des processus, mais aussi méthode comportementale. Quelle posture dois-je adopter pour accompagner mon équipe ? », explique-t-il. La pensée managériale est non réflexive. Elle cherche à mettre en place des techniques, des matrices, des tableaux de bord, des schémas… 

Vincent de Gaulejac, sociologue, auteur de La Société malade de la gestion (Le Seuil, 2005), n’hésite pas à parler de « maladie de la mesure » : « Elle se développe de façon récurrente dans les milieux qui appliquent à toute chose un langage inspiré des mathématiques. [...] Le calcul donne une illusion de maîtrise sur le monde. Les “calculocrates” préfèrent l’illusion qui rassure à une réalité pleine d’incertitudes qui fait peur. » 

Au primat de la méthode et du calcul s’ajoute également un conformisme ambiant qui est paradoxalement la règle dans les organisations. Les entreprises cherchent ainsi à dégager une image de dynamisme, d’innovation, de prise de risque, mais c’est pour mieux cacher une stabilité structurelle où chacun réitère ses propres routines. « Les managers sont médiocres parce qu’ils se ressemblent tous », insiste Baptiste Rappin. On attend d’un bon manager qu’il adopte une « posture » et qu’il suive à la lettre des « scripts » qui lui disent comment se comporter en réunion, comment recadrer son collaborateur, comment encourager ses troupes… même si cela peut parfois entrer en contradiction avec ses convictions profondes. Le psychanalyste Roland Gori avance même, dans La Fabrique des imposteurs (Les liens qui libèrent, 2013), que certains managers ne possèdent plus d’intériorité : ce sont désormais des subjectivités « as if », « comme si », des personnalités caméléon capables d’épouser les normes de l’environnement. 

L’adoption de certains outils, au premier chef desquels le célèbre PowerPoint, est également un gage de conformisme. « Il se produit entre les secteurs d’activité des phénomènes d’isomorphisme, c’est-à-dire de mimétisme. Les grands noms de l’informatique (Apple, Google...) mettent en place des pratiques managériales qui seront imitées par les autres entreprises du même secteur, pour des raisons qui ne sont pas liées à l’efficacité, mais à l’adéquation aux normes portées par les leaders. Pour cette raison, les organisations sont truffées d’outils et de pratiques qui ne sont ni rationnels ni fonctionnels », assure Baptiste Rappin. L’alliance de la méthode et du conformisme produit donc une misère intellectuelle qui caractérise la vie quotidienne des organisations. Mais cette misère se révèle dans toute sa splendeur dès lors qu’on aborde un autre aspect du management, à savoir le langage.

« La discussion n’est plus possible »

« L’intervention stimule les paramètres organisationnels de la performance », « La méthode clarifie les processus qualitatifs du groupe », « L’excellence révèle les savoir-faire stratégiques des structures »… Ces trois phrases, a priori techniques et crédibles au sein d’un univers professionnel, sont issues d’un tableau combinatoire inventé en 1998 par Didier Noyé, spécialiste de l’ingénierie du changement et du management des compétences : « Le parler creux sans peine ». Il illustre à merveille le caractère interchangeable et autoréférentiel du langage managérial. Les mots se combinent tous entre eux pour produire des phrases vides de sens mais qui donnent une impression de sérieux, de dynamisme et de performance. Pour Baptiste Rappin, le langage est le véritable révélateur de la médiocrité managériale. Il traduit à la fois l’esprit moutonnier et l’insignifiance. Un entretien réussi, c’est celui où l’on arrive à placer les bons mots au bon moment : « Ce qui joue aujourd’hui le rôle de détection du potentiel du bon manager, c’est la maîtrise du langage. Le manager doit connaître les mots de passe qui ouvrent des portes. C’est la promesse d’adaptation du manager à tous les contextes auxquels il va être susceptible d’être confronté : passer d’un service à l’autre dans une organisation, d’une organisation à l’autre, d’un pays à l’autre, etc. D’où l’essor de la novlangue managériale. »

De son côté, Vincent de Gaulejac écrit : « Le langage de l’insignifiance recouvre la complexité par l’évidence, neutralise les contradictions par le positivisme, éradique les conflits d’intérêts par l’affirmation de valeurs qui se “veulent universelles”. Ce faisant, il déstructure les significations et le sens commun. Il évite de se confronter à l’épreuve du réel, comme il évite toute contestation. Lorsqu’on dit tout et son contraire, la discussion n’est plus possible. » Le bon manager est donc celui qui peut jongler entre le « conseil orienté solution », le « plan marketing », l’« approche par processus », l’« arête de poisson », l’« amélioration continue » et le « tableau de bord prospectif ». Et Baptiste Rappin de souligner : « Dans le langage managérial, les signifiants ne renvoient qu’à eux-mêmes et les managers ne parlent qu’aux managers. Sur le terrain, il y aussi un divorce entre le vocabulaire du métier et la novlangue managériale. Peu à peu, cette novlangue contamine le métier lui-même. »

Certains conseillers en management sont payés des fortunes pour forger le vocabulaire de demain, celui qui permettra de donner une nouvelle direction et un nouvel état d’esprit à la logique des organisations. Longtemps, dans le monde managérial, on a parlé de « conduite du changement », mais l’on a ensuite estimé que « conduite » était trop directeur. On a dès lors parlé de « l’accompagnement du changement ». Quand l’univers de la Silicon Valley s’est imposé, on a adopté l’idée de « transformation des organisations » car la notion de « changement » n’était pas assez disruptive. Dans le contexte technologique qui est désormais le nôtre, on parle de « transformation digitale » et même d’« accélération digitale ». On parle pour ne rien dire. Le langage managérial ne renvoie à aucune réalité, mais aussi à aucune idée. 

Le hiatus managérial

Le vide qui caractérise à la fois la méthode et le langage des managers aboutit à une crise de la légitimité et de la reconnaissance. On sait que les tra­vailleurs considèrent que la reconnaissance par les pairs est celle qui a le plus de valeur : quelqu’un qui a une longue expérience du métier est perçu comme légitime pour évaluer mon travail et ses félicitions ou ses encouragements ont dès lors un sens. Que se passe-t-il quand celui qui doit juger de la qualité de mon travail ignore tout savoir-faire et me dépossède de toute finalité ? « Quand il y a une décorrélation entre décision et compétence, il y a démotivation. C’est le principe même du management : faire adhérer le travailleur à son aliénation. [...] Le manager cherche à faire adhérer subjectivement les travailleurs à une rationalisation qui les éloigne de leur métier, métier que l’on a remplacé par des “compétences”. Ce hiatus est selon moi responsable de la souffrance au travail », détaille Baptiste Rappin. 

Vincent de Gaulejac souligne quant à lui un paradoxe essentiel : « Nous touchons là à l’ambiguïté permanente du pouvoir managérial qui réside dans le décalage entre les intentions affichées d’autonomie, d’innovation, de créativité, d’épanouissement dans le travail, et la mise en œuvre de dispositifs organisationnels producteurs de prescription, de normalisation, d’objectivation, d’instrumentalisation et de dépendance. » Le manager qui adopte une posture bienveillante et prétend prendre en compte la spécificité de chaque employé met en réalité en place un cadre purement formel qui étouffe les individualités. Le manager ne cherche plus à contrôler les corps, comme au temps du travail à la chaîne, mais cherche à mobiliser psychiquement les travailleurs pour qu’ils soient en permanence au service de l’entreprise. Si les employés sont bien victimes de l’emprise managériale qui substitue la séduction à la répression, l’adhésion à l’imposition, la reconnaissance à l’obéissance, les managers eux-mêmes sont en proie à une souffrance proche de la schizophrénie : « Le moindre des paradoxes étant qu’on lui demande d’être autonome dans un monde hypercontraignant, d’être créatif dans un monde hyperrationnel et d’obtenir de ses collaborateurs qu’ils se soumettent en toute liberté à cet ordre. »

Que ce soit à travers sa méthode, son mimétisme fonctionnel ou encore sa novlangue, le management aboutit donc à une nouvelle forme d’aliénation liée à la perte de sens au travail. C’est cette nouvelle gestion des équipes par l’insignifiance que Pierre Legendre vise dans L’Avant Dernier des jours (Ars Dogmatica, 2021) lorsqu’il évoque les think tanks, ces « robinets » d’où « sort[ent] des solutions ». L’illusion fonctionnaliste démasquée, nous savons désormais une chose : le management ne marche pas et les managers parlent pour ne rien dire. 

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