Entretien fleuve

Andreas Malm : « Il faut nationaliser Total »

Face à l’ampleur et la multiplicité des batailles écologiques à mener, le premier réflexe est de se sentir écrasé. Contre cette paralysie collective qui profite aux gardiens du temple capitaliste et nous précipite, chaque jour un peu plus, vers le chaos climatique, l’essayiste et militant suédois Andreas Malm appelle à un « léninisme écologique ». Autrement dit : profiter des crises en cours pour s’attaquer, par des objectifs simples et concrets, quitte à recourir au sabotage, à ce qui maintient le business as usual en place. Entretien.

C’est devenu un peu un poncif, mais posons tout de même la question : quelles leçons tirez-vous de la crise du Covid-19 ?

Les leçons qu’il faudrait en tirer sont nombreuses. Surtout que, pour autant que je sache, aucun effort concerté n’a encore été fourni pour s’attaquer aux racines du problème – c’est-à-dire dans quelles circonstances et selon quels processus ces maladies infectieuses émergent-elles, passant soudainement des populations animales sauvages aux êtres humains. On pourrait imaginer que les riches, le Forum économique mondial, la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international (FMI) se demanderaient comment s’assurer qu’une telle catastrophe sanitaire ne se reproduise plus. Il existe bien sûr certaines tentatives en Chine pour réprimer le commerce et la consommation d’espèces sauvages. Mais je ne connais par exemple aucune initiative ayant pour objectif de stopper la déforestation sous les tropiques. En réalité, en 2020, celle-ci s’est massivement accélérée, faisant de l’année de la pandémie et des confinements la troisième pire année en termes de déforestation depuis que cet indice global a été instauré en 2002. 

Entretien publié dans notre numéro 47 « Êtes-vous écoféministe ? », disponible sur notre boutique.


Surtout, les dimensions écologiques de la catastrophe sont absentes du discours public. Presque tout l’accent est mis sur les vaccins et sur les modalités des confinements. On ne fait que lutter contre les symptômes, jamais contre les causes... Il y a là une similarité remarquable avec la situation climatique. Peut-être une leçon est-elle à trouver ici : il n’y a aucune rationalité collective qui puisse inciter les gouvernements à prendre les mesures nécessaires sans une forte pression populaire. Mais celle-ci manque complètement sur ce front également. Aucun mouvement climat ou environnemental n’a su se mobiliser et attirer l’attention publique sur les moteurs de l’émergence de nouvelles maladies. 

Au départ, beaucoup d’observateurs liaient concrètement l’écologie et les questions sociales grâce à cette idée de débordement zoonotique. Aujourd’hui, plus rien... La gauche et les écologistes ont-ils raté une occasion historique ?

Je le crois. La pandémie a éclaté au moment où le mouvement climat était à son apogée dans les pays du Nord avec les mobilisations de 2019. Les connaissances relatives aux zoonoses étaient très limitées dans le mouvement, et tout le monde a été pris de court – idéologiquement comme scientifiquement. La décision a alors été prise de suspendre toutes les activités, de rentrer chez soi et de tenter de mener la lutte à distance sur Internet et les réseaux sociaux. Avec le recul, c’était une erreur... car la seule force qui aurait pu souligner les aspects écologiques de la pandémie tout au long de la crise était justement le mouvement climat qui aurait dû descendre dans la rue et dire aux gens : « vous êtes mécontents, vos proches meurent, vous en avez marre de rester assis chez vous et vous ne voulez pas que ça se reproduise ? Eh bien, rejoignez-nous et assurez-vous que la déforestation sous les tropiques s’arrête ». Pourtant, ce n’était pas impossible d’avoir une mobilisation sociale au cours de la pandémie : regardez le soulèvement autour du meurtre de George Floyd, qui a accouché des plus grandes manifestations jamais vues aux États-Unis, en pleine pandémie, sans exacerber la contagion puisque que les gens respectaient certains principes sanitaires de base. 

Les écologistes avertissent souvent que nous nous dirigeons vers des conditions de vie dégradées si nous ne faisons rien concernant le climat ou la biodiversité... Nous y voilà : les dix-huit derniers mois sont ce à quoi ressemblent des conditions de vie dégradées du fait d’une catastrophe écologique. Peut-être faudrait-il davantage insister là-dessus ? 

Il le faudrait. Et je suis très inquiet parce que ces derniers jours, des rapports sont tombés sur des populations de chauve-souris migrant de façon très rapide et désordonnée en Australie, par exemple, du fait du réchauffement climatique. Les chauves-souris sont des réservoirs à coronavirus. Et c’est comme si le monde n’avait rien remarqué ou appris. Donc oui, il y a un manque de conscience tout à fait déplorable. Et il n’y a eu aucune percée de ces sujets dans le débat public. Cela signifie que la probabilité que nous finissions dans un proche avenir avec une pandémie similaire, voire pire, est très importante. 

Dans votre dernier ouvrage, La Chauve-Souris et le Capital (La fabrique, 2020), vous faites un parallèle entre notre situation et celle de Lénine en 1917. Pourquoi ?

La situation n’est évidemment pas la même. Notre univers politique est tout à fait différent. Ceci dit, la Première Guerre mondiale peut être analysée comme la catastrophe qui a réellement fait débuter le xxe siècle. Des gouvernements dans le monde entier, principalement en Europe, étaient disposés à envoyer des millions de soldats mourir sur le champ de bataille sans raison valable. Des personnes comme Vladimir Ilitch Oulianov, connu sous le nom de Lénine, et Rosa Luxemburg ont alors avancé que si nous voulions arrêter cette catastrophe, nous devions déposer ceux qui en étaient les artisans et transformer la guerre en crise politique. Voilà en quoi la situation d’aujourd’hui est analogue : nous sommes face à une urgence chronique qui va se prolonger sur le long terme et se détériorer sur de nombreux fronts parce que nous avons des classes dominantes qui maintiennent les moteurs de cette crise écologique. Notre tâche politique est précisément celle à laquelle Lénine et Rosa Luxemburg ont dû faire face : comment transformer ces moments de crise, tels que cette pandémie, en crises politiques ébranlant les moteurs à l’origine de ces problèmes ? 

Vous citez Lénine lorsqu’il avance que « temporiser dans l’insurrection, c’est la mort. [...] Il est impossible de rien sauver maintenant par des demi-mesures ». Il n’y a pas ici de place pour le réformisme. Entre les trois branches classiques de la transformation politique, à savoir le réformisme, le réformisme révolutionnaire et la révolution, où vous situez-vous ?

Si je vous suis, je dirais que je me situe plutôt du côté du réformisme révolutionnaire, parce que je ne pense pas que la gauche ou le mouvement climat devrait réclamer aujourd’hui l’abolition complète du capitalisme, chercher à faire table rase. Pour commencer, aucune révolution de ce type n’a réussi. Lénine lui-même ne demandait pas une telle chose : les bolcheviks réclamaient la paix, du pain et des terres. Ce sont là les exigences clés qui ont ensuite alimenté leur projet révolutionnaire. La gauche a passé environ deux siècles à essayer d’abolir le capitalisme, sans succès jusqu’à présent, et elle se retrouve aujourd’hui, dans le monde entier, dans un état de faiblesse inégalé. Imaginer que nous puissions passer de notre terrible faiblesse actuelle à l’abolition totale du capitalisme demain est pour moi tout à fait irréaliste. Par ailleurs, nous devons agir extrêmement rapidement en raison des échéances de la crise climatique, et nous ne pouvons pas nous assigner des tâches qui sont impossibles à accomplir dans ce court laps de temps. Mais c’est précisément parce que ce délai est si court et que les changements nécessaires sont si colossaux que nous devons nous attaquer à des intérêts très puissants au cœur de l’économie capitaliste. Prenez Total par exemple – la plus grande entreprise privée française – qui continue de croître en Arctique ou en Afrique de l’Est en construisant ce qui sera bientôt le plus long oléoduc de pétrole brut chauffé du monde (1). Cela doit cesser. Nous ne pouvons pas avoir de sociétés de ce type, qui profitent de l’expansion de la production de combustibles fossiles. Ces entreprises devront être fermées et transformées en quelque chose de complètement différent. C’est le genre de « réformes » que j’aimerais voir : nationaliser Total, fermer entièrement et immédiatement sa production de pétrole et de gaz, et la transformer en entreprise consacrée au captage et à la séquestration du CO2 atmosphérique, par exemple. Pour obtenir cela, il faudrait un État français d’une autre nature, en quelque sorte, agissant du fait de pressions populaires massives. Et si cette réforme devait se produire, ouvrirait-elle aussi un processus de réorganisation de la société française ? Je ne sais pas. Mais ce sont là les exigences fondamentales, bien concrètes, que nous devons formuler. Au stade du conflit où nous nous trouvons actuellement, il ne s’agit donc pas de dire que nous devrions nous débarrasser du jour au lendemain du système capitaliste, mais bien de formuler des demandes extrêmement basiques, nécessaires – ici prendre le contrôle des entreprises pétrolières et gazières, et voir ensuite où nous allons à partir de là.

Le changement peut-être le plus difficile concerne notre mode de vie, les biens que nous produisons, la façon dont nous consommons... Les énergies fossiles sont une chose, mais il y a également l’extraction du métal pour fabriquer des voitures ou des bus, les ressources naturelles pour bâtir des logements, etc. L’idée de sobriété et de partage va aussi à l’encontre du désir produit par la société de vivre comme les classes supérieures. Comment convaincre la population ?

Deux choses. Sur un plan stratégique, il est logique d’être un peu terre à terre dans le sens où, pour entrer dans un processus de transformation radicale de la société, vous devez commencer quelque part et identifier un ennemi – ou une force – qui est vraiment au centre du désordre et doit être vaincu. Et une fois que vous avez accompli cela, vous passez aux étapes suivantes. Donc, se concentrer sur les compagnies pétrolières et gazières, ce n’est pas dire que tout est parfait avec l’énergie solaire ou éolienne, les voitures électriques, etc., mais que c’est impératif stratégiquement. Or je pense aussi que nous pouvons envisager une transition vers des sociétés sans combustibles fossiles, ce qui améliorera la qualité de vie des gens et qui n’est pas seulement une question de sacrifice. Certains sacrifices devront être consentis, bien entendu, comme pour l’aviation telle que nous la connaissons, et en priorité par les plus riches. Mais les travailleurs ordinaires devront eux aussi consentir à certains sacrifices : la surconsommation de viande, par exemple. Il est possible d’expliquer aux gens de manière assez convaincante qu’ils ont beaucoup à gagner d’une telle transition : travailler moins, ne pas voir leur job délocalisé soudainement en Chine, etc. 

De nombreux courants de l’écologie sont d’inspiration anarchiste, pour aller vite, et entretiennent un rapport assez hostile à l’État : celui-ci serait centralisateur, occupé à développer sa puissance et son économie, fondamentalement antidémocratique... Quel est votre rapport à l’État ?

Dans mon monde idéal, le pouvoir serait décentralisé. Mais nous sommes à l’opposé d’une situation idéale, et nous nous enfonçons dans le cauchemar et la dystopie. Attendre une autre forme d’État serait aussi délirant que criminel. Le seul moyen de sortir de l’impasse est, je crois, un pouvoir centralisé capable de réfréner les forces de destruction. Prenons la récente affaire judiciaire où un tribunal de La Haye a décidé que Shell devait réduire ses émissions de CO2 de 45 % d’ici 2030. Évidemment, nous ne savons pas si cela sera mis en œuvre. Mais en principe, ce que cela suggère, c’est que vous pouvez avoir un appareil d’État ordonnant à une société pétrolière et gazière de changer ses pratiques et, peut-être, finalement, de cesser totalement ses activités. Je ne vois aucune autre institution que l’État, dans nos sociétés, pour prendre et être en mesure d’appliquer une telle décision. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut réaliser avec une assemblée de quartier ou une fédération de conseils – à moins qu’elle ne s’institue elle-même comme le nouvel État. Concernant cette affaire de La Haye, elle est intéressante dans la mesure où elle révèle qu’il y a une branche de notre appareil d’État, la branche judiciaire, qui est sensible à la pression du mouvement climat. Il ne faut pas renoncer à faire pression sur les diverses branches de l’appareil d’État, même si nous n’aimons pas l’État. Nous sommes dans une crise et nous devons utiliser toutes les forces à notre disposition.

Vous êtes l’un des rares intellectuels à penser aux échelles à la fois stratégique et tactique, propos que vous développez dans Comment saboter un pipeline (La fabrique, 2020). Comment articulez-vous les deux ? 

Certaines méthodes nous feraient beaucoup de mal à ce stade – par exemple, si certains militants pour le climat commençaient à adopter la lutte armée. Mais ceci mis à part, nous avons besoin de la plus grande diversité de tactiques, y compris les recours juridiques, divers types de lobbying, les efforts parlementaires, les campagnes électorales, les occupations de rue, les blocus massifs des mines de lignite, comme le fait Ende Gelände en Allemagne. Sans oublier la désobéissance civile de masse, mais aussi la destruction de biens et le sabotage. Les projets d’extension concernant l’extraction de combustibles fossiles, qui sont actuellement en cours dans le monde, méritent vraiment d’être anéantis. Si des gens en Ouganda ou en Tanzanie détruisaient demain les pipelines, je ne vois pas comment vous pourriez condamner cela. Dans toute l’histoire de l’humanité, quelle destruction de biens serait plus légitime que celle-ci ? Le grand paradoxe est que ce ne soit pas encore arrivé à grande échelle. 

C’est ce que vous nommez « l’énigme de Lanchester », du nom de l’essayiste John Lanchester qui s’étonnait, dans un texte de 2007, que des activistes du climat n’aient toujours pas commis d’actes de terrorisme face à l’ampleur de la catastrophe, considérant la facilité avec laquelle on pouvait saboter une station-service ou vandaliser un SUV...

C’est juste dingue que le business as usual continue avec tout ce que l’on sait aujourd’hui, face aux 30 millions de personnes qui ont dû fuir en raison de catastrophes naturelles liées à des phénomènes météorologiques extrêmes l’an dernier – conséquences du réchauffement climatique... Cela me fait penser à un récent livre de Kim Stanley Robinson, The Ministry for the Future (Orbit, 2020) [non traduit de l’anglais, ndlr]. Il imagine la transition de façon très convaincante en dressant une sorte de meilleur scénario pour les décennies à venir, qui passe par une pléthore de mouvements et de tactiques. Le sabotage et la destruction de biens y jouent un rôle central. Mais on a aussi des institutions étatiques existantes qui opèrent sous l’égide des Nations unies, une multitude d’initiatives locales... Je crois que c’est la bonne manière de penser la transition : un processus turbulent et désordonné, agissant à différentes échelles, recourant à de nombreuses tactiques. Si les Français se lançaient dans une campagne contre Total, cela pourrait très bien comprendre des formes de destruction de biens, et ça pourrait augmenter la pression.

La gauche est historiquement traversée par des courants qui prétendent tous avoir la clé de la victoire, identifier la racine du problème, formuler le système alternatif idéal... Vous semblez plutôt compter sur la pluralité, sans prétention à l’absolu, notamment au travers de la dialectique avec un « flanc radical » (3).

La théorie du flanc radical est développée principalement autour du cas du mouvement des droits civiques aux États-Unis. Des chercheurs ont démontré de façon assez convaincante que Martin Luther King et son mouvement majoritaire sont tributaires de l’existence d’un flanc plus radical, plus menaçant aux yeux de l’ordre en place, avec Malcolm X et la Nation of Islam, les Black Panthers, etc. Avant l’apparition de ce flanc radical, l’État blanc pouvait tout simplement balayer d’un revers de main les exigences de Martin Luther King et du mouvement des droits civiques. Mais lorsque ce flanc radical est apparu, ils ont dû admettre que s’ils ne faisaient pas de concessions à Martin Luther King, ils auraient un jour ou l’autre à traiter avec les groupes révolutionnaires. Cela engendre un rapport dialectique entre le courant dominant modéré et le flanc radical, les deux travaillant non en harmonie mais s’assistant de fait mutuellement en accroissant la pression sur l’État. En 2019, Extinction Rebellion (XR) aurait peut-être pu devenir le flanc radical du mouvement climat en Europe. Aujourd’hui, la vague de mobilisation pour le climat que nous avons vue en 2010 a pris fin, et nous devons attendre qu’un quatrième cycle de mobilisation s’enclenche – qui ne ressemblera probablement pas aux précédents. 

Vous notez également dans votre livre que le timing est important. Dans les années 1980, il y avait ce flanc radical pour l’écologie, notamment avec Earth First! (2), mais c’était trop tôt car il n’existait pas de réel mouvement de masse à côté, de mouvement modéré. Peut-être que ce sera pour la prochaine vague de militantisme ?

Dans son livre, Kim Stanley Robinson met en scène une vague de chaleur extrême dans le nord de l’Inde qui tue 20 millions de personnes en quelques jours. À la suite de cet événement, des Indiens forment un groupe de résistance écoterroriste nommé les « Enfants de Kali » et ils commencent à s’attaquer aux infrastructures de combustibles fossiles dans le monde entier. Ils tuent aussi des gens – même si l’auteur ne défend pas ça, bien entendu. Ce qui déclenche la résistance des personnes concernées, c’est donc un gigantesque désastre climatique. Ce n’est pas inimaginable que cela soit aussi le déclencheur d’une rébellion populaire dans la réalité, car normalement, dans l’histoire, les gens ne se font pas tuer dans des proportions aussi énormes sans entrer en lutte.

N’y a-t-il pas là un fantasme diluvien, un collapse-porn, avec l’idée qu’un événement soudain déclenchera une réaction en chaîne ? Après tout, nous sortons à peine d’une pandémie. C’est certes moins spectaculaire qu’un ouragan, mais tout de même...

C’est vrai qu’il est illusoire de croire que les gens sont rationnels ou vont réagir de manière rationnelle à un désastre. En Suède, nous avons connu un été extrême en 2018 et, trois ans plus tard, c’est comme si le souvenir de cet événement avait disparu. Le débat politique suédois ne semble maintenant focalisé que sur les citoyens non blancs qui vivent dans le pays et ne se préoccupe que de savoir si ces derniers sont la source ou non de tous nos problèmes...

Vous ne vous contentez pas dans vos livres de réflexions stratégiques ou tactiques, mais vous ferraillez aussi dans le champ idéologique. Dans votre premier ouvrage en particulier, vous vous êtes montré très hostile à l’utilisation du mot Anthropocène. Pourquoi ?

Mon problème n’est pas avec le terme lui-même, en réalité, mais bien plutôt avec le récit qui l’accompagne la plupart du temps : nous sommes dans une catastrophe que l’espèce humaine a engendrée. En d’autres termes, notre situation est le résultat d’une sorte de disposition innée de l’espèce humaine, propre à notre nature ou à notre patrimoine hérité de l’évolution. Sans oublier que, parfois, l’idée sous-jacente est qu’il y a tout simplement trop d’humains. Partant, tout le monde est également responsable du désastre. Or c’est historiquement faux : si vous prenez la combustion d’énergies fossiles à grande échelle comme moteur principal de la crise écologique, celle-ci a émergé à un moment très précis, au début du xixe siècle, dans un pays du monde, la Grande-Bretagne, avant de se diffuser sur toute la surface du globe. Et cette propagation elle-même fut imposée dans la violence par l’impérialisme. Rien à voir donc avec la nature humaine. Ce récit jure également avec notre réalité présente : selon un récent rapport d’Oxfam, depuis les années 1990, les 1 % les plus riches de l’humanité ont émis deux fois plus de CO2 que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Ces dynamiques ne se jouent donc pas au niveau de l’espèce, mais à travers des contradictions entre différents groupes au sein de l’espèce humaine. Pour revenir à l’oléoduc qui doit traverser l’Ouganda et la Tanzanie, cela signifie non seulement que des dizaines de milliers d’agriculteurs vont être spoliés de leurs terres, mais aussi que les profits générés par cette infrastructure finiront dans la poche d’une petite partie de l’humanité. C’est ce récit qu’il faut formuler. On peut l’appeler l’Anthropocène si l’on veut, je sais que beaucoup d’activistes et d’universitaires préfèrent ce terme à, disons, Capitalocène – que je n’utilise à vrai dire pas beaucoup moi-même.

Cependant, deux objections : l’humanité entière, ou peu s’en faut, est dorénavant sous le règne de ce système qui détruit la biosphère, et les anciens continents colonisés, l’Asie en tête, ont rejoint la course et ne proposent aucune alternative. D’une certaine manière, l’humanité est maintenant « unifiée » comme moteur du désastre écologique.

Dans une certaine mesure, c’est vrai. Mais les inégalités au sein de l’espèce ne diminuent pas ; elles augmentent. Cela signifie par conséquent que les inégalités dans la responsabilité quant à la crise écologique se creusent également. Bien sûr, de larges segments du Sud aspirent à sortir de la pauvreté, de la tragédie postcoloniale typique. Et pour ce faire, ils imitent les modes de vie occidentaux – exactement ce contre quoi Frantz Fanon nous avait mis en garde dans Les Damnés de la Terre [paru en 1961, ndlr]. Mais ce dont a besoin une large part de l’humanité qui vit encore dans la pauvreté, ce n’est pas de plus de combustibles fossiles, mais de plus d’énergie. C’est là, il me semble, que les perspectives globales de la décroissance se perdent parfois, car beaucoup de gens dans le Sud ont besoin d’avoir accès à plus de biens, pas moins. Évidemment, les défenseurs intelligents de la décroissance le reconnaîtront. À l’heure actuelle, l’énergie solaire produit l’électricité la moins chère de l’histoire humaine et, pourtant, on ne constate toujours pas de passage des combustibles fossiles aux énergies renouvelables dans le monde. On observe en revanche des empilements lorsque la capacité renouvelable est ajoutée aux combustibles fossiles, mais pas d’arrêt des combustibles fossiles afin de transiter vers les énergies renouvelables.

Dans votre travail, comme dans celui d’autres auteurs, le capitalisme industriel anglais est identifié comme le point de départ de la crise écologique, sa racine. Mais n’est-ce pas nier une pluralité de facteurs ? Certains historiens font remonter le capitalisme à la Venise médiévale, d’autres pointent le « naturalisme » ou l’idée que l’Occident s’est séparé ontologiquement de la nature... Des historiens comme Lewis Mumford voient dans la diffusion de l’horloge au xiiie siècle le départ de la société technicienne, etc.

Le but, avec l’usage du terme Capitalocène, ce n’est pas de dire que chaque problème environnemental provient du capital – encore une fois, je ne suis pas un fervent défenseur de ce mot. Les sociétés précapitalistes étaient également capables de détruire l’environnement de manière significative, avec notamment la déforestation qui a presque été totale en Europe centrale et en Angleterre du moins. Il est vrai que les historiens marxistes de l’environnement n’ont jusqu’ici pas du tout abordé ce sujet, alors que si nous voulons isoler ce qui est spécifique dans la destruction capitaliste de l’environnement, nous devons la comparer aux formes qui la précèdent. Et évidemment, il faudrait, pour que ce travail soit plus convaincant encore, comparer avec la situation dans une société plus ou moins postcapitaliste, typiquement les États staliniens. Toujours est-il que l’intérêt ici est de dire que, en termes de destruction écologique, l’époque actuelle a pour force motrice centrale non une sorte d’humanité transhistorique, mais un mode spécifique d’organisation de la relation entre l’humanité et le reste de la nature, qui est constamment traversé par les processus d’accumulation du capital. Tout ceci est parfaitement clair avec les sociétés pétrolières et gazières qui doivent croître, et donc investir dans ce qui est le plus rentable pour elles.

Une idée pour votre prochain livre ?

J’ai un gros projet, un peu fou, sur l’histoire de la wilderness, de la nature vierge ou sauvage. Je m’intéresse donc à la façon dont les subalternes, les opprimés, les exploités dans divers épisodes de l’histoire ont trouvé refuge dans la nature sauvage et l’ont utilisée comme ressource pour survivre ou combattre. Une bonne partie sera consacrée aux Marrons, une autre aux combattants juifs de la Seconde Guerre mondiale qui se sont retranchés dans les forêts de Biélorussie... Et en ce moment, je travaille sur l’histoire environnementale médiévale, parce que je veux aussi comprendre comment les classes dominantes ont perçu la nature sauvage à divers moments de l’histoire. C’est un projet de geek, un peu fou et ambitieux !


(1) Cet oléoduc devrait mesurer 1 443 kilomètres de long et relier des gisements proches du lac Albert en Ouganda jusqu’au port tanzanien de Tanga, donnant sur l’océan Indien.

(2) Organisation écologiste radicale née dans le sud-ouest des États-Unis en 1980, inspirée par les livres de Rachel Carson et d’Edward Abbey, comme par les idées d’Aldo Leopold.

Soutenez Socialter

Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !

S'abonnerFaire un don