Edito

Divergences fertiles

Découvrez l'édito du premier numéro de notre nouvelle formule : Les cadres se rebiffent.

Un data analyst qui plaque tout pour monter une coopérative, l’employée d’une grande entreprise de conseil qui quitte son poste très bien rémunéré pour rejoindre une ZAD, un jeune ingénieur sorti de Polytechnique devenu défenseur de la décroissance et des low-tech… Nous avons tous, dans les milieux urbains et aisés du moins, entendu une histoire de ce genre récemment. Se passerait-il quelque chose chez les couches « supérieures » ? Un nombre croissant de cadres seraient-ils en train de se rebiffer, de faire sécession, quitte à aller à l’encontre de leurs intérêts immédiats et de ceux de la classe dominante ? Difficile de l’affirmer, et le risque de fantasmer une réalité archi-minoritaire est bien là. Il serait encore plus hasardeux d’affirmer que ces transfuges venus des quartiers d’affaires et des open spaces rutilants peuvent changer la donne. Néanmoins, le poids symbolique de ces ruptures de ban, lorsqu’elles surviennent, n’est pas négligeable. Après tout, l’évolution éditoriale de Socialter ne peut que nous pousser à ne pas dédaigner ces nouveaux rebelles. Chacune des formules de notre journal – nous inaugurons ici la troisième – aura été un jalon dans l’approfondissement de la critique de la société et de ses institutions, dans l’accroissement de l’exigence que nous portons envers les transitions et utopies proposées en contre-­modèle. L’ambition d’allier un « pessimisme de l’intelligence » à un « optimisme de la volonté » continue de nous porter sur ses deux jambes ; mais comment ne pas se révolter, comment ne pas radicaliser sa position lorsqu’on a pour seul horizon la catastrophe annoncée ?

Nous nous sentons donc solidaires de ces rebiffades, fussent-elles celles de gens privilégiés, fussent-elles parfois naïves ou tâtonnantes. Mais le discours qui est souvent relayé à leur égard ou par certains de ces rebelles ne manque pas d’être problématique. Il en va ainsi du militant britannique d’Extinction Rebellion qui avait déclaré dans un tweet : « Nous sommes ingénieurs. Nous sommes avocats. Nous sommes médecins. Nous sommes tout le monde. » Eh bien non, justement : vous, nous, ne sommes pas tout le monde. Voici ressuscitée, particulièrement avec la nouvelle vague du mouvement climat depuis 2018, la mythologie des 99 %, d’inspiration très américaine, qui avait émergé lors d’Occupy Wall Street en 2011. Son mot d’ordre : « Nous avons en commun d’être les 99 % qui ne tolèrent plus l’avidité et la corruption des 1 % restants. » Comme le faisait remarquer Serge Halimi dans un éditorial du Monde diplomatique : « Les 99 % mêlent indistinctement les damnés de la terre et une couche moyenne supérieure, assez épaisse, de médecins, d’universitaires, de journalistes, de militaires, de cadres supérieurs, de publicitaires, de hauts fonctionnaires sans qui la domination des 1 % ne résisterait pas plus de quarante-huit heures. »

Comment ce 1 % parvient-il à maintenir un système socialement, écologiquement et démocratiquement mortifère ? Grâce aux 20 % de membres surdiplômés des classes supérieures qui adhèrent et légitiment constamment les intérêts du sommet de la pyramide (et aussi les leurs). Ce sont ceux d’entre nous qu’Étienne de La Boétie appelait les tyranneaux, et qu’il enjoignait, au xvie siècle déjà, de rejoindre les classes laborieuses. « Qu’ils mettent un moment à part leur ambition, qu’ils se dégagent un peu de leur avidité, et puis qu’ils se regardent ; ils verront clairement que ces villageois, ces paysans qu’ils foulent aux pieds et qu’ils traitent comme des forçats ou des esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, si malmenés, sont plus heureux qu’eux et en quelque sorte, plus libres. » Que ce soit par amour de la liberté, de son prochain, ou par refus de parvenir, chacune de ces défections doit être saluée et encouragée. Gare en revanche à se croire partout chez soi et parler pour tout le monde, ou prétendre à l’universalisme de sa propre cause, à nier les conflictualités et les différences de situations vécues au sein de la société. Une alliance, finalement, est une divergence qui devient fertile. 

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