Dossier

Pourquoi des cadres choisissent de déserter ?

Illustration : Paul Paetzel

Des défections de cadres, il n’y en a certes pas légion. Trop peu pour constituer le début d’un phénomène de masse, mais suffisamment pour qu’on ait envie de les scruter d’un peu plus près. Que recherchent ces privilégiés qui, malgré le fait d’être les principaux bénéficiaires de l’ordre social et économique, entrent en rébellion contre lui ?

Il y a dix ans, quelques centaines de manifestants décident de planter leurs tentes au Zuccotti Park de Manhattan, non loin de la Bourse de New York. Acte de naissance du mouvement Occupy Wall Street, l’événement suscite immédiatement l’attention des médias, séduits par le puissant mot d’ordre des protestataires : « Ce que nous avons en commun, c’est d’être les 99 % qui ne tolèrent plus l’avidité et la corruption des 1 % restants », clament-ils. Blancs, diplômés de l’université, issus de familles aisées, les participants à la mobilisation ne sont pas vraiment à l’image du large corps social dont ils se sont autoproclamés les porte-voix.

Qu’importe : les caméras et les micros du monde entier se tendent pour filmer les débats de ces jeunes urbains révoltés, écologistes et altermondialistes, qui se dressent courageusement contre l’injuste répartition des richesses – et qui passent bien à l’antenne. « Mesuré en nombre de mots par mètre carré de pelouse occupée, Zuccotti Park constitue sans aucun doute l’un des lieux les plus scrutés de l’histoire du journalisme », ironisera, quelques années plus tard, le journaliste et participant au mouvement Thomas Frank. Cet épisode rappelle que l’examen d’un mouvement social doit se garder d’en grossir l’importance ou la portée. Qu’ont finalement obtenu les indignés de Manhattan ? Rien. À vrai dire, ils ne réclamaient pas grand-chose d’autre que le droit de se réunir. Et aujourd’hui les ultrariches continuent, business as usual, de s’enrichir et de polluer, quand une frange non négligeable des classes intellectuelles – d’ailleurs comprises dans les fameux « 99 % » – sert consciemment les intérêts des premiers.

Fort heureusement, « il s’en trouve toujours certains […] qui sentent le poids du joug et ne peuvent se retenir de le secouer », comme l’écrivait en 1576 Étienne de la Boétie dans son Discours de la servitude volontaire. Ces trouble-fête, qu’ils soient aujourd’hui hauts fonctionnaires infiltrés, néoruraux, ingénieurs décroissants, ou banquiers lanceurs d’alerte, n’ont sûrement pas triplé en nombre en l’espace de quelques années. Mais un bruissement se fait néanmoins entendre à l’intérieur de ce monde de cadres, de diplômés, d’intellectuels, de bourgeois, bref, de privilégiés : les ruptures de ban y sont de plus en plus visibles.

Défection et prise de parole

Il en existe deux types. Un premier groupe, peu revendicatif et passé au crible par le journaliste Jean-Laurent Cassely dans son livre La Révolte des premiers de la classe (Arkhê, 2017), est composé de cadres qui choisissent, quelques années après l’obtention de leur diplôme, de se tourner vers d’autres professions que celles auxquelles leurs brillantes études les avaient formés. En quête d’accomplissement personnel, ils entament alors des reconversions dans des activités comme la cuisine, la menuiserie, la confection de vêtements… Selon une étude de l’Institut supérieur des métiers (ISM), 26 % des nouveaux chefs d’entreprises artisanales étaient diplômés de l’enseignement supérieur en 2010, contre 15 % quatre ans plus tôt, preuve qu’une migration est en cours. Un second ensemble, beaucoup plus bruyant, est quant à lui constitué de ceux qui joignent à leur exaspération l’affirmation d’un discours politique radical, s’engagent dans un mouvement politique, ou projettent de trahir leur boîte en dévoilant au grand jour l’envers de ses activités.

Ces deux catégories correspondent, peu ou prou, à la typologie dressée par l’économiste Albert O. Hirschman dans son ouvrage Exit, Voice and Loyalty (1970). L’universitaire américain distingue deux façons, pour les clients d’une enseigne ou d’un service public en proie aux dysfonctionnements, d’y résister. L’une est fondée sur la défection pure et simple, lorsque les consommateurs « cessent d’acheter l’article produit par la firme » ; l’autre, sur la prise de parole : les individus décident alors d’extérioriser leur aigreur. S’il est permis d’imaginer que la machine capitaliste est une vaste entreprise défaillante, reste maintenant à identifier par quelles marchandises certains cadres ont eu le sentiment d’être dupés, au point d’en déserter les rayons.

Massification et précarisation

Pour expliquer la révolte de ces CSP+, Jean-Laurent Cassely invoque deux raisons principales. D’abord, il y a le délitement de l’idéal matérialiste hérité des Trente Glorieuses, qui séduit moins les diplômés, surtout quand ils ont grandi avec ce confort tenu pour acquis : « Pour beaucoup d’entre eux, une vie réussie, ce n’est plus (seulement) avoir une belle voiture et un Caddie rempli. Ça passe aussi par des satisfactions plus existentielles, plus expérientielles. Ensuite, il faut savoir que dans cette France post-crise, presque tout le monde déguste. C’est la définition même du déclassement. Mais, à la différence des classes subalternes, les classes éduquées ont une marge de manœuvre plus importante grâce à leur diplôme, et peuvent se ménager des portes de sortie ou s’engager avec enthousiasme dans les alternatives du “monde d’après”. »

Les surdiplômés sont néanmoins confrontés à leur propre massification, voire la banalisation de leur statut : aujourd’hui, ils représentent 20 % de la population française. Une spectaculaire flambée des effectifs qui ne va pas sans générer une concurrence accrue et une difficulté à s’insérer sur le marché du travail, qu’est encore venue accentuer la pandémie de Covid-19. Selon une récente étude de l’Apec, les embauches de cadres ont chuté de 19 % en 2020.

À cette précarisation s’ajoute l’appauvrissement des tâches qu’on demande aux cadres d’accomplir. C’est en tout cas ce qu’affirme Matthew Crawford dans son essai Éloge du carburateur (La Découverte, 2010), en décrivant des professions qui n’ont plus d’« intellectuelles » que le nom. Taylorisées, dépouillées de leur dimension créative, elles ont cessé depuis longtemps d’être épanouissantes. Aussi, conseille le philosophe, faut-il leur préférer des activités manuelles, plus propices désormais à la réalisation de soi. Pour ça, « peut-être faut-il posséder une veine un peu rebelle, prévient-il, car cela suppose de rejeter la voie toute tracée d’un avenir professionnel conçu comme obligatoire et inévitable ».

Rationalité gestionnaire

Incertitudes, déclassement et aliénation ne sont bien sûr pas les motifs qui président à la désertion des cadres. Ces dernières années, la raison écologique est venue violemment se télescoper avec toutes ces préoccupations. « La collapsologie parle directement à la rationalité gestionnaire des cadres, analyse le sociologue Cyprien Tasset, spécialiste des théories de l’effondrement et de leur réception dans les grandes écoles. Elle mobilise tout un vocabulaire technique, des données chiffrées, des raisonnements qui se rapportent à un bilan comptable. » Les CSP+ seraient ainsi d’autant plus sensibles aux questions écologiques que celles-ci convoquent indirectement leurs compétences professionnelles.

De là à constituer un « bloc rebelle », qui fuirait massivement les grands groupes accusés de participer au saccage écologique ambiant ? Il s’agit « plutôt d’un effritement », tempère Cyprien Tasset, qui rappelle que ce phénomène n’est pas inédit : « Comme dans les années 1970, lorsque des jeunes cadres quittaient leur entreprise pour mener une vie communautaire rurale, le capitalisme continue de s’inquiéter du déficit d’engagement des cadres et de veiller, par le management, à ce qu’ils ne soient pas hantés par les questions écologiques. Le problème n’a jamais été que ces défections soient nombreuses, mais plutôt qu’elles se voient. » Aussi la plupart des organisations tentent-elles aujourd’hui de donner des gages de bonne conduite écologique : politique « zéro déchet », économies d’énergie, potager d’entreprise… autant de boniments qui s’inscrivent dans le cadre de la « responsabilité sociétale et environnementale » (RSE) et auxquels les firmes recourent en interne pour limiter la dissonance cognitive de leurs employés.

Mouvement climat et Gilets jaunes

Mais plus la crise climatique est documentée et perceptible, moins les mirages du « développement durable » et de l’« écologie de marché » parviennent à produire leur effet anesthésiant. La voie militante, à côté de l’activité professionnelle, permet alors à de nombreux CSP+ d’apaiser leur inconfort psychologique sans aller jusqu’à mener une vie radicalement alternative. Lorsqu’en septembre 2018, le ministre de la Transi­tion écologique, Nicolas Hulot, claque la porte du gouvernement, le militantisme écologique bénéficie d’un soudain appel d’air. Quelques semaines plus tard, c’est en réaction à cette démission que sont organisées les premières « marches pour le climat ». Puis, en novembre 2018, le mouvement des Gilets jaunes éclate ; les cortèges des deux bords se croisent, les manifestants s’observent, discutent. « C’est sûr que dans une autre vie, on ne se serait sûrement jamais parlé, ou même rencontrés ! », se remémore Priscillia Ludosky, l’une des initiatrices du mouvement.

Dans les médias, un antagonisme factice s’élabore alors : celui d’une rencontre impossible entre « bobos » des centres-villes, qui manifestent pour la bifurcation écologique et, en face, des classes populaires qui revendiquent le droit d’utiliser leur bagnole et de polluer. « Alors qu’en fait, chez les Gilets jaunes, la question écologique était présente dans tous les discours, souligne Priscillia Ludosky, même si on y arrivait par d’autres portes : l’empoisonnement des sols, la pollution de l’air, l’agriculture… bref, des questions qui concernent en premier chef la population de province. La simultanéité entre les deux mouvements a alors permis aux Gilets jaunes de rappeler aux CSP+ qui participaient aux marches pour le climat que la question sociale est indissociable de la question écologique… ce qu’ils avaient un peu tendance à oublier. » Ou, comme le résumait un slogan de manif : « l’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage ».

Contre cette écologie incrémentale qui appelle à « surmonter les clivages » ou à « oublier les différences », il s’agit donc, au contraire, d’assumer les antagonismes, la conflictualité, les intérêts divergents entre couches sociales. « Tout mouvement social suppose un “tort”, infligé à une partie de la société par une autre […], écrit le sociologue Razmig Keucheyan. C’est la raison pour laquelle le discours écologiste mainstream, fondé sur l’idée que l’humanité doit “dépasser ses divisions” pour trouver des solutions à la crise environnementale, a toutes les chances d’être inopérant. Ce discours ne se pose jamais la question des conditions politiques concrètes de sa réalisation. Le conflit de classe doit être approfondi pour qu’un début de solution à la crise apparaisse. D’un côté, ceux qui ont intérêt au changement ; de l’autre, ceux qui ont intérêt au statuquo. » Et, contrairement à ce qu’affirment les protestataires d’Occupy Wall Street, les bénéficiaires de l’immobilisme écologique et les garants de l’ordre social représentent plus que 1 % de la population mondiale.  

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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