Libérer le temps

Geneviève Azam : Retisser la toile des temps

Photos : Cyrille Choupas

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Geneviève Azam est la rédactrice en chef invitée de notre nouveau hors-série Libérer le temps.

Affronter le sujet du Temps, directement et non par des chemins de traverse comme il m’est arrivé de le faire, aurait pu me ­sembler une entreprise démesurée, risquant de reconduire les abstractions qui nous séparent des mondes concrets. J’en éprouvais pourtant la nécessité, tant nos réflexions et engagements se conjuguent avec des références au temps : urgence, Anthropocène et ses variantes, accélération, ralentissement. Comme si le temps restait dans nos esprits une toile de fond qui nous encercle et nous contraint. L’enthousiasme de l’équipe de Socialter, la richesse des échanges préparatifs ont eu raison de mes hésitations. Chemin ­faisant, la majuscule du Temps est tombée, le pluriel s’est imposé. Les temps se sont ­peuplés, tissés dans la toile de vie. Et si ces temps-là étaient nos alliés ?

Le temps de la fin ?

La représentation moderne du Temps emprunte à l’image de la flèche. La « flèche du temps » trace une ligne droite et symbolise un temps homogène, linéaire, universel et transcendant. Elle est contemporaine du temps horloger, instaurant un temps mécanique censé résumer tous les temps. Il y a plusieurs siècles, ceux qui en sont devenus les maîtres, orientèrent cette flèche vers la promesse d’un futur lumineux, unique, éclairant notre présent et reléguant le passé à l’obscurantisme. « On ne revient pas en arrière », « on n’arrête pas le progrès », et malheur à celles et ceux qui ne peuvent suivre. Ces maximes triviales résument le rapport au temps de la modernité occidentale. Récit des vainqueurs : grandiose, viril, héroïque.

Pourtant, quelque chose de ce mécanisme s’est détraqué, comme un arrêt de temps. L’ère pandémique dans laquelle nous sommes entrés en est un des tragiques moments. Un virus récalcitrant sème la panique et s’ajoute à d’autres inquiétudes. La pérennité de la vie est menacée, nous le savons, non plus à une échelle géologique, mais à l’échelle historique des sociétés humaines. La promesse d’un avenir radieux s’est effondrée en même temps que disparaissaient les conditions extraordinaires ayant permis l’épanouissement des sociétés humaines il y quelque dix mille ans, au temps de l’holocène. Nous respirons l’air du « temps du monde fini », du « temps de la fin », de la fin de notre monde, voire d’un « thanatocène », époque répandant la mort. Le temps semble bien désormais orienté vers la fin. Comme si nous ne vivions plus une époque mais un « délai », écrivait Günther Anders à propos de la menace atomique. N’entendons-­nous pas quotidiennement qu’il nous reste dix ans, cinq ans, et dans tous les cas peu de temps pour endiguer le chaos climatique et conserver une Terre habitable ? Ces frayeurs ne puisent pas à des sources messianiques, les menaces présentes sont fabriquées de mains humaines même si désormais elles leur échappent. À une question essentiellement métaphysique, la fin du monde, elles donnent une réalité, documentée par des scientifiques et éprouvée par des communautés toujours plus nombreuses. La fable anesthésiante d’un temps infini, réversible, perturbé par de simples crises et ajustements autour d’une trajectoire linéaire, connue et « normale », est invalidée. L’a-normal est devenu la règle, l’horizon est obscur et les catastrophes s’enchaînent. La flèche du temps est désaxée. Comme la Terre, qui déplace son axe dix fois plus vite qu’à la fin du siècle dernier du fait du réchauffement climatique et de la fonte des glaces de ses pôles.

Déplacer lucidement les regards

Le temps semble bien s’orienter d’un futur menaçant vers un présent exténué. Il est temps de changer de trajectoire, de ne pas nous aveugler de nos frayeurs, de refuser l’embarquement forcé sur les galères d’un chemin encore et toujours univoque. Nous y serions soumis à l’urgentisme, à l’air vicié du temps, à l’injonction de devenir « résilients » et « positifs », contraints de nous adapter aux catastrophes, à grand renfort de génie techno­logique, vert si possible, géo-­ingénierie, bio-ingénierie et autres techniques prométhéennes. Contraints de combler les multiples « retards » accumulés, retard des humains face aux « nécessités » d’une Histoire guidée par le progrès, « retard » de l’espèce humaine vis-à-vis des machines « intelligentes », retard des vaincus de l’accélération, retard de la Terre devenue limite et obstacle pour une émancipation post-humaine. La fin y serait rebondissement, nouveau départ d’humains augmentés à partir d’une Terre recyclée et gouvernée. Comme si du Mal devait surgir nécessairement un Bien, indifférent aux êtres et aux choses vaincues. Sur le tracé d’un Temps unidirectionnel, il n’y a de place ni pour les états d’âme, ni pour des alternatives.

Il suffit cependant d’un déplacement du regard, d’une autre perspective pour observer l’écrasement de la flèche du Temps sur le sol des contrées modernisées qui la propulsèrent. Parmi nous, beaucoup ont pu vivre à la fois l’apogée de la modernité industrielle, promise à l’infini, et sa déchéance brutale, qu’expriment les débris rouillés et souillés de pans entiers de ce qui fut la gloire de ­l’industrie et la mémoire de la sueur ouvrière. Des mondes innombrables, humains et autres qu’humains, minéraux et végétaux, connaissent déjà la fin, sous nos yeux. Comme sont détruits nombre de nos paysages familiers et immémoriaux. Nous faisons l’expérience d’une finitude de mondes, non plus imaginée à des échelles lointaines, à l’horizon temporel du temps géologique ou du temps de l’évo­lution, mais vécue à l’échelle de la fini­tude humaine. Ces pertes de mondes nous affectent, nous déracinent, elles bouleversent nos paysages mentaux autant que nos attachements terrestres. Nous vivons un temps de « ­solastalgie », traversé des douleurs de l’écocide et du « terracide », de détresses sans consolation. Alors nous reviennent aussi en mémoire les fins de monde, précipitées souvent par des épidémies, vécues il y a plusieurs siècles dans les contrées colonisées par la civilisation d’un temps unique et transcendant. Longtemps justifiées au nom de la civilisation, déniées ou ignorées, les traces de ces histoires enfouies ressurgissent, non seulement comme mémoire des dominations infligées mais comme préfiguration de notre futur. Je pense aux propos du chef indigène Ailton Krenak, voix politique majeure des peuples autochtones au Brésil, s’inquiétant, non sans une certaine ironie, de voir les « Blancs » si mal équipés pour résister à ce qui arrive. L’ordre temporel de la modernité est renversé. Les marges « arriérées » ont connu des fins de monde qui préfigurent nos futurs.

Les temps des commencements de mondes

Le temps presse pour nous délester des restes de la flèche meurtrière qui traverse encore nos imaginaires et éprouver l’épaisseur du temps à travers des temporalités concrètes, linéaires ou cycliques, conflictuelles, humaines et autres qu’humaines, endurer des temps vécus et enchevêtrés. Alors nous pourrions apprendre à conjuguer des temps multiples, les temps de la Terre et des communautés terrestres, humaines et autres qu’humaines, les temps intimes, ceux qui décentrent et laissent place à l’attention au dehors, au soin, à la rêverie, à l’étonnement. Le Temps ne serait plus enfin un tout indifférencié, un contenant vide indifférent au contenu, une pure quantité. Il serait incorporé à la trame du vivant, étiré dans une durée et des écarts indispensables à toute création.

La machinerie des sociétés industrielles et du capitalisme, après avoir vidé et dépeuplé le temps, l’a rempli et saturé de marchandises et de déchets. Le conflit entre les temps pleins de la vie et le temps vide du progrès est vieux de plusieurs siècles. La clôture des communs, leur partage et appropriation, accélérée dans l’Angleterre du XVIIe siècle, en fut un des moments fondateurs. Il s’y est joué une guerre entre « habitation et amélioration » écrivait ­Karl ­Polanyi, qui avait saisi le conflit politique majeur entre ces deux manières d’être au monde. Ce mouvement d’expropriation des droits d’usage ancestraux détenus par des paysans pauvres et nombre de paysannes pauvres pourchassées au même moment comme sorcières, ces « enclosures », inaugurèrent en effet une guerre sociale menée au nom de « l’amélio­ration », imposée par les maîtres d’un capitalisme agraire en gestation, contre l’habitation, c’est-à-dire contre les temps des communs, habités et défendus par les pauvres. Ainsi le temps fut lui-même soumis aux enclosures, exproprié, vidé des temps pluriels. ­Plusieurs siècles d’enclosure et d’ « amélioration » ont rempli le vide du Temps et ravagé la substance des sociétés et de la Terre. L’expropriation, écrivait Rosa Luxemburg, est un processus continu alimentant la dyna­mique capitaliste. Jusqu’à la destruction, en sa forme ultime. Les émeutiers parisiens en 1830 ne s’y trompèrent pas, eux qui, sur les traces des luddites, tentèrent d’arrêter la marche de ce temps-là. Ils tirèrent sur les horloges murales en plusieurs points de Paris aux premiers jours de l’insurrection. Ce geste spontané fut oublié, sinon dénigré comme « passéiste » à l’heure des découvertes marxistes des « lois scientifiques de l’Histoire », devant guider les projets révo­lutionnaires et ses avant-gardes. Depuis cet horizon indépassable, la flèche du temps ne demandait qu’à être libérée des freins que lui opposent les rapports de production capitalistes, à s’accorder avec « la nécessité historique » et accomplir la marche rationnelle du progrès. Or le monde capitaliste n’est pas le monde conservateur et passéiste que beaucoup ont cru combattre au nom de l’émancipation. Avec efficacité, il a sans cesse « révolutionné » les forces productives et s’est chargé lui-même de se libérer de ces freins, sans hésiter à faire table rase du passé, en agitant la hantise partagée du « retard » et la croyance longtemps consensuelle en un progrès nécessaire et inéluctable. Stopper cette marche funèbre serait démesuré et désespéré si à la force devait s’opposer mécaniquement une autre force. À l’heure où la Terre se soulève, jusqu’à déplacer son axe et briser à son tour les horloges, d’autres énergies sont requises, celles qui cultivent la fragilité, qui vident le monde de la marchandise, qui repeuplent le temps. Quelques siècles après les premières guerres des enclosures, l’écheveau tissé de la récupération des communs, des « reprises de terre » s’épaissit des reprises de temps. Ce sont des soulèvements et commencements de mondes.

Lenteur et désynchronisation

Ces temps-là ne sont pas seulement ralentis. Ils inaugurent des discontinuités s’opposant au tempo du capitalisme. Face aux vertiges de l’accélération, l’urgence de ralentir est devenue mot d’ordre, inspirant depuis plusieurs décennies nombre de résistances. Villes lentes, nourriture lente, recherche lente, médecine lente, engouement pour la marche dessinent un nouveau rapport au temps, un éloge de la lenteur opposé à l’adulation de la vitesse et de la performance. Ces reprises de temps, nécessaires, n’entament pas toutes des commencements. Ralentir, oui, mais vers quelles destinations ? La lenteur, en effet, n’est pas la décélération, qui, au mieux, nous accorderait seulement un sursis. Et au pire ne serait qu’une variante du temps ennemi. Si la marche ralentit le temps du déplacement et libère une attention sensible aux lieux et aux êtres, la marche connectée avec un GPS ou un appareil comptant les pas, les pulsations du cœur et les calories brûlées, est un dressage des corps qui accélère le chiffrage des territoires et du vivant. De la même manière, ­certaines villes labellisées « Villes lentes » s’équipent de technologies du numérique, de l’intelligence artificielle, favorisent le télétravail, engageant, au nom d’un ralentissement, une soumission accrue au temps machinique et une connexion toujours plus envahissante au réseau global. La lenteur y est travestie en une sorte d’esthétique connectée, à coup sûr excluante, au lieu d’une éthique et d’une politique qui redonnerait le temps.

La lenteur modifie le trajet de ce monde en imposant des temps désynchronisés, en destituant le Temps des maîtres. C’est en se démultipliant en des lenteurs spécifiques qu’elle exprime le temps des choses, des entités naturelles, le temps des êtres, leur durée propre, au lieu que les choses et les êtres se trouvent capturés dans les filets d’un temps prométhéen. Au temps anthropocentrique s’oppose la texture courbe des temps enchevêtrés, humains et autres qu’humains. C’est de ces temps retrouvés, de ces cheminements sur les traces de temps hétérogènes, irréductibles au temps chronologique, que se tissent des commencements. 

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