Édito

Décalages prométhéens

Découvrez l'édito de notre nouveau hors-série Libérer le temps, avec Geneviève Azam

Nous étions épris de vitesse, nous sommes maintenant pris de vitesse. Ce qui caractérise nos sociétés modernes, c’est un écart chaque jour plus grand entre le monde qu’elles ont produit et ceux qui l’habitent. Nous, humains, sommes en « retard », de plus en plus en décalés. Chacun pourra le constater au quotidien. Nous nous formons à des métiers dont on nous annonce déjà la disparition prochaine. Lorsque nous acquérons des compétences, elles affichent des dates de péremption de quelques années, tout comme le matériel numérique dont nous nous équipons, jamais à jour, toujours ­obsolète. Nous ne parvenons plus à suivre le rythme des échanges sociaux numérisés, aliénés par nos tentatives désespérées d’être présents, de répondre à toutes les sollici­tations, de saisir toutes les opportunités. Quant au temps de la nuit, qui pourrait être celui du repos, du rêve ou de la résistance, nous le saturons de séries ou de films produits en quantité industrielle pour ne pas être ­largués, pour sauver ce qui peut l’être d’un « temps commun », d’un espace de partage avec ses amis, sa famille, ses collègues. Nous nous fantasmons véloces, fluides, réactifs, alors qu’en réalité, « nous progressons lentement, avec la mauvaise conscience que nous ­inspire l’ancienneté du chemin que nous suivons, quand nous ne nous contentons pas de traîner comme des sauriens hagards au milieu de nos ­instruments ».

Ces mots sont ceux de ­Günther Anders qui, dans les années 1950, identifiait déjà ce « retard » croissant qu’il nommait « ­décalage prométhéen ». Dans la course à la productivité, nous sommes, nous autres êtres de temps et de chair, humiliés par l’inhumaine « supériorité » de nos machines, de nos inventions dont le fonctionnement même nous échappe. Nous réalisons peu à peu qu’il n’y a pas de « devenir-machine » pour l’humanité – nous ne sommes pas à la hauteur –, seulement un « devenir-­accessoire de la machine ». Un taylorisme à l’échelle de l’espèce. Pour maintenir la cadence, se resynchroniser, on nous somme de nous adapter, de nier les affects de peur ou de révolte marqués du stigmate de l’archaïsme, émotions réactionnaires niant la marche du monde et obscurcissant le futur radieux promis par deux siècles de Progrès. Et lorsque les corps et les esprits ne parviennent plus à suivre surgit la tentation de les adapter de force à un monde bientôt invivable : ce que ne peut souffrir l’humain, le post-humain bardé de prothèses et modifié génétiquement ­l’en­durera. Il en va de même pour les mondes non-humains, autre qu’humains, qui s’écroulent sous le poids de l’accumulation marchande. La bête est peu coopérative ? Son rythme n’est pas le nôtre ? Tant pis ! Nous ressusciterons les espèces exterminées, capturerons le carbone atmosphérique, trafiquerons le climat, ferons pousser les légumes dans des caves et la viande en laboratoire. Quand les soleils souterrains légués par le Carbonifère seront épuisés, quand, libérée des entrailles, cette vie morte aura fait mourir la vie, nous inventerons de nouveaux soleils ou partirons en quête d’un autre dans l’espace-­temps infini.

Mais la Terre ne se laisse pas défaire. Si le décalage prométhéen se creuse entre les humains et la société industrielle, un décalage similaire s’aggrave également entre les sociétés et les milieux dont elles prétendent ne pas dépendre. À vouloir faire plier les temps non-humains, ce sont eux qui viennent bouleverser le temps humain. La prétention à se désynchroniser est punie d’une resynchronisation de force. La catastrophe écologique en cours est un conflit de temporalités. Si nous ­refusons de nous accorder avec la polychronie qui nous fait vivre, les temps non-­humains de la bio­sphère et de la géosphère s’invitent dans nos échelles humaines. Mais que se passe-t-il alors ? ­Événements ­climatiques extrêmes, vortex d’extinctions ­d’espèces, effondrement des écosystèmes, multiplication des transferts zoonotiques et des pandémies qui en résultent. Prise de court, la société industrielle ne ­parvient pas à se mettre au pas de ce qu’elle a elle-même enfanté. Le décalage se creuse : nous n’arrivons même plus à nous figurer les conséquences de nos actions, la réalité quotidienne du dérèglement climatique, ou le visage qu’aura notre monde dans quelques décennies. L’urgence n’est pas de ralentir, elle est d’abolir ce décalage, non en « rattrapant » un quelconque retard, mais en refusant la course. C’est cette trajectoire qui nous mène dans un mur fatal. L’enjeu n’est pas de faire bégayer d’hypothétiques générations futures, pas plus que de se tourner nostalgiquement vers un passé où il faudrait s’en retourner. Il nous faut sortir de ces rythmes dont nous héritons, virer de bord plutôt que freiner, prêter attention et secours aux choses délicates qui nous entourent et nous traversent, aux temporalités et aux puissances qui sont les leurs. Lutter pour ­permettre à l’instant de s’épanouir. 

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