Végétalisation

Urbanisation et monoculture : la fin du règne du Platane ?

Emblématique des cours d’école, des larges avenues et des places méridionales, le platane n’est quasiment plus planté en France, et son abattage se poursuit. Comme l’orme avant lui, cet arbre imposant paye les pots cassés d’une végétalisation urbaine à base de monoculture et de clonage.

Son origine est incertaine. Son avenir, plutôt sombre. Le « platane commun » est sans doute l’un des arbres les plus reconnaissables en ville, grâce à son étonnante écorce qui s’écaille en grandes plaques colorées, mais aussi à sa stature imposante pouvant dépasser les 50 mètres – du moins quand il n’a pas subi d’élagages trop sévères –, sans compter ses petits fruits sphériques hérissés de poils, précieuses munitions des bagarres de cours de récré. L’été, son ombrage généreux fait de lui l’allié des terrasses de café et des places méridionales.

Article issu de notre numéro 60 « La tragédie de la propriété », en kiosque, librairie et sur notre boutique.


Son étymologie ne trompe pas : du grec πλάτανος, plátanos, dérivé de l’adjectif πλατύς, platús, « large », « étendu », il a la même origine que le mot place, comme l’explique la philosophe Joëlle Zask dans son ouvrage Quand la place devient publique (2018, éditions Le Bord de l’eau). Elle y explique que, dans l’Antiquité déjà, nombre de places des cités grecques s’organisaient à partir d’un platane.

« En ville, c’est rapidement un carnage »

Mais depuis des années, le géant vert réputé pour sa résistance est mis à mal par un parasite micro­scopique, le chancre coloré (Ceratocystis platani), qui s’attaque exclusivement à lui avec une redoutable efficacité : quelques dizaines de mois lui suffisent pour venir à bout d’un arbre séculaire en bonne santé. Le petit champignon serait arrivé en France dans les années 1940, transporté à Marseille et en Italie sur des emballages en bois contaminés en provenance des troupes américaines. Mais il faudra attendre plus de trente ans pour que les premiers cas soient identifiés. Les outils de taille et les engins de terrassement propagent la maladie d’abord dans le Sud-Est, puis sa présence s’étend progressivement à toute l’Europe 1, avec parfois des conséquences spectaculaires. Sur le canal du Midi, reliant Toulouse et la Garonne à la Méditerranée, plus de 70 % des platanes, qui assurent là, entre autres, fonction d’ombrage et de soutien des berges, ont dû être abattus depuis 2006 2, soit 30 000 arbres.

Transporté direc­tement dans l’eau, le champignon s’introduit par des racines blessées à cause du passage des bateaux ou par des outils de taille mal nettoyés. L’an dernier, 55 arbres ont été abattus d’un coup à Montpellier, au parc Tastavin, pour éviter la prolifération du champignon, alors que seuls quatres d’entre eux étaient malades, précise Stéphane Jouault, adjoint au maire de Montpellier chargé de la nature en ville et de la biodiversité. Au niveau européen comme national, la lutte contre le chancre coloré est obligatoire, et le protocole phyto­sanitaire est strict : quand un indi­vidu est touché, tous ceux de la même espèce dans un rayon de 35 mètres doivent être éliminés. « En ville, cela fait rapidement un carnage, surtout quand les arbres sont plantés en double alignement », relève Stéphane Jouault. Douloureux carnage : « Dans le sud de la France, le platane fait partie du paysage urbain, on y est très attaché », observe Maxime Guérin, chargée d’étude au sein de Plante et cité, organisme national spécialiste des espaces verts et du paysage.

« On en a planté partout »

Malgré ces abattages fréquents, le platane est encore très présent : à Montpellier, on en compte par milliers – ils sont plus de 80 000 dans l’ensemble de la métropole strasbourgeoise, plus de 40 000 à Paris 3. L’arbre a en effet longtemps été le chouchou des aménageurs français. Depuis la fin du XIXe siècle, « on en a planté partout, en masse », précise l’élu écologiste. En alignement, sur les boulevards et les avenues, sur les places, et aussi, moins nombreux, dans les parcs. « On en a planté partout » : l’expression revient dans toutes les bouches, écologues, botanistes, élus ou agents territoriaux, quand on évoque l’histoire du platane en France. Il faut dire que l’arbre ne manque pas d’atouts. « Il supporte tout, le stress hydrique, la chaleur, la pollution, la taille… De plus, il a une croissance rapide, un ombrage important, et ses grosses feuilles sont faciles à ramasser », résume l’écologue Philippe Clergeau. « C’est une sacrée bête de course. Bien adaptée au réchauffement climatique, bien adaptée à la ville », confirme Bertrand Martin, responsable à la Direction des jardins et de la bio­diversité de Rennes.

L’arbre n’est pas né de la dernière pluie. Son ancêtre était très présent sur l’ancien supercontinent Gondwana au Crétacé. Des restes fossiles attestent de son existence dans l’actuel Groenland et au nord du continent américain, et jusqu’en Europe. Au Quaternaire, quand le thermomètre planétaire chute, il résiste en Asie mineure, où le climat est plus clément. Il est alors un peu différent du platane commun qu’on connaît aujourd’hui, lequel se serait hybridé avec un « cousin » américain. Mais le platane, ce rescapé des grandes glaciations, cette « bête de course » des villes des siècles passés, est aujourd’hui épuisé par des décennies de clonage et de monoculture. « En France, l’arbre est amené à disparaître. Il a une valeur patrimoniale forte, avec des arbres séculaires, mais on n’en plante plus ou quasiment plus aujourd’hui », juge la doctorante Alice Claude, qui consacre sa thèse à l’effet du stress hydrique sur la physiologie et les émissions de composés organiques volatils des platanes urbains. « La tendance est plutôt à la disparition progressive du platane », nuance Stéphane Jouault.

Moins que sa vulnérabilité à cette maladie, c’est surtout le mode de plantation et de reproduction de l’arbre qui semble être en cause aujourd’hui : dès le XIXe, et tout au long du XXe siècle, dans les alignements, sur les avenues, bien souvent, une seule espèce est plantée, parfois sur deux, trois ou quatre rangées d’arbres. La pratique n’est pas propre au platane. La tradition française, des allées de châteaux aux avenues d’Haussmann, privilégie cette homogénéisation, notamment pour des raisons d’ordre et d’esthétique, auxquelles s’ajoute un intérêt pratique (une seule espèce, donc une seule période de taille, un même entretien…). Mais elle fragilise le végétal : car si un arbre est malade, ce sont des dizaines d’individus qui sont menacés. Si une vulnérabilité à un polluant, un nuisible ou à une évolution climatique s’observe, elle peut a priori concerner toute l’espèce. « La notion de diversité n’est pas une vue de l’esprit. Elle s’explique facilement par le besoin d’équilibre et de complémentarité entre espèces », relève l’écologue Philippe Clergeau. Autrement dit, la diversité permet une plus grande résilience de la végétation urbaine.

 Diversifier la palette végétale

Le platane n’est pas le premier à faire les frais de cette monoculture : dans les années 1970, l’orme, autre arbre majestueux, réputé pour sa solidité, a disparu de toutes les villes du Sud à cause d’une autre maladie fongique – on l’a remplacé par de jeunes platanes, aujourd’hui parfois à leur tour malades. Mais depuis une vingtaine d’années, avant d’épuiser une à une les essences les plus solides, de nouvelles pratiques s’imposent chez nombre d’acteurs territoriaux. À Montpellier, quatre essences (des chênes chevelus, des micocouliers de Provence ou de Virginie…) remplacent les arbres abattus récemment. « On ne replante plus de platanes, c’est trop risqué », juge Stéphane Jouault.

Même le Platanor, un hybride résistant au chancre coloré développé par l’Inrae de Montpellier et de Montfavet, ne convainc pas : les arbres sont obtenus par clonage, ils sont donc potentiellement fragiles aux mêmes parasites ou maladies. « On préfère éviter », tranche l’adjoint au maire. Parfois, ce n’est pas sans obstacle : imposer la diversification des essences sur des alignements de quartiers classés peut susciter des réticences, par exemple de la part des architectes des bâtiments de France. « Nous travaillons en lien avec eux pour prévoirune unité paysagère tout en maintenant une diversité d’essences », précise l’élu montpelliérain.

Le constat est le même à Rennes, où « il n’y a aucune raison que le chancre coloré n’arrive pas », anticipe Bertrand Martin. Au-delà du platane, la ville tente depuis quelques années de « diversifier au maximum » sa palette végétale, « car la concentration d’une même essence expose à des risques sanitaires forts ». Des ratios (« de bon sens ») permettent de guider cette diversification : une famille botanique 4 ne doit pas dépasser 20 % du patrimoine végétal de la ville, un genre ne doit pas excéder 15 % et une espèce (telle que le platane) doit se limiter à 10 %. Alors si la ville plante encore quelques platanes, cela reste très « parcimonieux » : « Nous sommes déjà à 9 % de platanes. Nous en plantons seulement quand le site s’y prête vraiment, là où ils auront la place de s’étendre. » Cette diversification inter-­spécifique se double d’une recherche de diversification intra-­spécifique.

Celle-ci ne va pas de soi, car la production de plants dans les pépinières procède la plupart du temps du bouturage, qui est une forme de clonage. « Dès qu’il y a un problème, tous les “clones” réagissent de la même manière », précise Maxime Guérin, chargée d’étude au sein de Plante et cité. Pour y remédier, il faut réintroduire de la diversité génétique en recherchant d’autres variétés, localement, à « l’état sauvage », ou dans d’autres pays par exemple. Dans cent ans, ces jeunes plants, c’est à souhaiter, seront encore là ; il fera plus chaud. Face à l’inconnu du climat et aux ravageurs de demain, la diversité ressemble à une nécessaire voie de secours pour « limiter la casse ». 

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