Transhumanisme et éthique

Neuralink : implants foireux

Illustration : Maria do Rosário Frade

La start-up d’Elon Musk, qui développe des implants cérébraux pour hybrider l’homme avec la machine, multiplie les annonces grandiloquentes pour réactiver un vieux rêve chimérique repris par le transhumanisme : améliorer l’humanité via la technologie.

Il est rare qu’une offre d’emploi fasse la une des médias du monde entier. Fin janvier, pourtant, il a suffi que soit publié le descriptif du poste du futur « directeur des essais cliniques » de la start-up Neuralink pour que les esprits s’embrasent. Pour comprendre l’emballement, il faut savoir lire entre les lignes : ce ne sont pas la « capacité à être multitâche » et « l’excellente prise en charge des soins dentaires par la mutuelle » qui s’avèrent séduisantes, ni même, à vrai dire, « l’opportunité de changer le monde ».

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Si l’annonce a fait grand bruit, c’est parce qu’en ouvrant ce poste, l’entreprise prétend implicitement qu’une étape est en passe d’être franchie : bientôt, elle insérera des implants dans le cerveau de patients humains. Cette hybridation de l’homme avec la machine était annoncée depuis des années par le créateur de Neuralink, le sulfureux multimilliardaire Elon Musk, fondateur de Tesla (voitures électriques) et SpaceX (exploration spatiale), boss tyrannique, libertarien et transhumaniste patenté. 

La start-up fondée en 2016, qui a récolté 205 millions de dollars lors d’une levée de fonds à l’été 2021, pourrait bien être la première entreprise à développer des interfaces homme-machine (IHM) à grande échelle. Les puces de Neuralink, insérées dans le cortex cérébral, déploieraient une série de câbles microscopiques pour capter les signaux électriques issus de l’activité des neurones. Ces signaux seront ensuite transmis via Bluetooth à un ordinateur chargé de les traduire en informations.

L’ordinateur peut à son tour produire une stimulation neuronale, ce qui déclencherait un mouvement du corps humain : cela permettrait de faire marcher des patients tétraplégiques, nous assure-­t-on. Il pourrait aussi mettre en mouvement des objets, comme dans le film Firefox de Clint Eastwood  sorti en 1982, dans lequel l’acteur (lui aussi à tendance libertarienne – les grands esprits se rencontrent...) contrôle un avion de chasse par la pensée. Selon plusieurs chercheurs, ce film a eu une certaine importance dans la fascination pour les IHM et dans leur développement.

On retrouve aujourd’hui des prototypes qui s’en inspirent, comme un projet du constructeur automobile Nissan visant à réaliser une interface cerveau-­véhicule. Outre le recours au Bluetooth, l’une des innovations de Neuralink est la mise au point d’une machine qui réaliserait des greffes en moins d’une heure, amplifiant considérablement la capacité de diffusion des implants cérébraux. De quoi faire dire à Elon Musk que les premiers implants pourraient être greffés à grande échelle dès 2022. 

Morts dans d’atroces souffrances

Enfin, ça, c’est la théorie. Parce que dans les faits, les progrès réellement accomplis sont difficiles à évaluer – Neuralink ne publiant aucun article dans des revues à comité de lecture. La start-up a récemment communiqué sur les progrès qu’elle effectuait en diffusant une vidéo qui montre le macaque Pager sirotant un milk-shake tandis qu’il joue au jeu d’arcade Pong par la pensée. Une vidéo que l’on regardait avec une fascination morbide… sans savoir, à l’époque, que la plupart des singes participant à l’expérience sont morts « dans des souffrances extrêmes », comme l’a révélé une ONG qui a porté plainte contre Neuralink après avoir eu accès à plus de 600 pages de documents internes. L’enquête ouverte à la suite de cette plainte devrait retarder l’expérimentation des implants de Neuralink. Ces derniers avaient pourtant obtenu le statut de « breakthrough device » (innovation de rupture) délivré par la Food and Drug Administration (FDA), l’agence américaine de régulation des médicaments et des équipements médicaux, qui permet ainsi d’accélérer la mise sur le marché d’une technologie jugée prometteuse. 

Ce report ne serait pas le premier (Musk annonçait déjà les implants pour 2020) et n’affectera probablement qu’assez peu le développement de ce genre de dispositifs. D’après une estimation du cabinet d’analyse Research and Markets, le marché des IHM devrait atteindre près de 8 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2023. Et si Elon Musk multiplie les annonces, c’est aussi pour réunir au plus vite les investissements des venture capitalists – ces investisseurs de la tech dont la raison de vivre est de miser sur la bonne licorne étaient à l’époque passés à côté de Tesla. Aujourd’hui, ils ne voudraient pas manquer la nouvelle opportunité que leur vend Elon Musk. Un engouement aveugle qui assure au secteur des fonds « quasi illimités », estime Krishna Shenoy, professeur de bio-ingénierie à l’université Stanford.

Mais la concurrence est rude : d’autres laboratoires, plus avancés que Neuralink mais moins bruyants, ont déjà implanté des dispositifs fonctionnels sur des patients. Deux entreprises l’ont déjà fait sur une centaine de patients, et obtenu un agrément de la FDA pour débuter des essais cliniques aux États-Unis. Autrement dit, Neuralink n’est que la figure de proue tonitruante et provocatrice d’une tendance de fond : le développement massif des dispositifs d’IHM. 

Tuer à la vitesse  de la pensée

Le problème, c’est que ces techno­logies visent moins à guérir les quelques patients tétraplégiques – qui en bénéficient aujourd’hui – qu’elles ne poursuivent l’objectif chimérique d’améliorer l’humain par la technologie. Un coup d’œil à la stratégie de communication d’Elon Musk permet de s’en rendre compte. Comme pour la plupart des projets de l’entrepreneur sud-africain, Neuralink est avant tout une vaste opération de communication. Pour mener la battue médiatique grâce à laquelle il a attiré les investisseurs, Musk n’a pas hésité à ressortir les vieux refrains du transhumanisme. Depuis des années, il multiplie les discours alarmistes quant au risque que ferait courir l’intelligence artificielle (IA) à l’humanité. La logique est simple : l’IA va progresser et nous écraser. Conclusion : s’hybrider avec la machine serait la seule manière de rester l’espèce supérieure !

Si les investisseurs n’ont qu’une vague idée des perspectives qu’ouvrent les interfaces homme-­machine, l’armée américaine, elle, a déjà placé ses pions. Elle a notamment investi dans Neura­link, mais aussi dans les recherches similaires menées par Facebook. En 2019, la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), l’agence de recherche et développement des technologies à usage militaire, a mis au point un programme pour contrôler des « essaims de drones à la vitesse de la pensée ».

D’autres chercheurs ont été approchés pour créer des casques de télépathie, capables de transmettre des pensées silencieusement d’un soldat à un autre sur le champ de bataille. Le soldat augmenté pour faire face aux armes autonomes ? Finalement, Elon Musk est fidèle à l’idée qu’il défendait lors du World Government Summit de Dubaï en 2017 : « Si vous ne pouvez pas battre la machine, le mieux est d’en devenir une.»

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