Sémantique et résistance

Naturelles, sauvages, en libre évolution... Comment désigner les terres soustraites à l'emprise humaine ?

Photo de Annie Spratt sur Unsplash

En août 2021, au cours des rencontres Reprises de terres à la ZAD de Notre-Dame-­des-Landes, des personnes issues des mondes de la paysannerie, du militantisme et de la recherche se sont réunies pour réfléchir, au cours d’un débat mouvant, à la meilleure manière de désigner les terres qui seraient retirées de tout rapport productif et largement soustraites à l’emprise humaine. Nous restituons ici une partie de leurs échanges. La version complète est à lire sur Terrestres.org.

Un débat mouvant est une pratique participative utilisée, notamment dans l’éducation populaire, pour animer des discussions collectives en les spatialisant : en l’occurrence, les participantes et les participants devaient se positionner de part et d’autre d’une ligne centrale selon que la formule leur plaisait ou non. S’ensuivaient une discussion au sein des groupes ainsi constitués dans un premier temps puis un échange d’arguments entre les deux groupes dans un second temps.

La retranscription complète de ce débat est à retrouver sur ce lien :  Marine Fauché, Virginie Maris et Clara Poirier, « Sauvages, naturelles, vivantes, en libre évolution… quels mots pour déprendre la terre ? », Terrestres, 10 février 2022.

Des terres pour la nature

Ce qui est fort, avec ce mot « nature », c’est sa puissance évocatoire et son poids affectif. Nous sommes plusieurs à pouvoir dire que la nature, c’est ce pour quoi on vit et on se bat, que c’est un mot que nous aimons depuis que nous sommes tout-petits. Il a la mémoire des émerveillements.

Le mot « nature » évoque surtout la binarité normative qui sous-tend les discours les plus conservateurs sur la bonne façon de vivre, d’aimer, de faire famille, qui serait la façon naturelle. C’est contre ce naturalisme poussiéreux que nous luttons.

C’est aussi un mot très beau, très simple, qui vient du latin nascere, « ce qui naît », « ce qui commence », et qui traduit la plus ancienne phusis des Grecs, « ce qui jaillit par soi-même ». Il ne relève d’aucun jargon, mais se pose là comme une évidence. D’ailleurs, toutes celles et tous ceux qui tentent de l’éviter retombent immanquablement sur ce terme. Il a quelque chose d’évident et d’indépassable.

Mais justement, cette évidence du mot fait que c’est un peu l’arbre qui cache la forêt, on dit « Nature », mais derrière, on ne voit plus la graminée, la fougère, le hêtre, et on passe sous silence la multitude et la diversité des êtres et des attachements.

Le mot « nature » n’est pas si simpliste : il est le seul qui prenne en compte à la fois notre appartenance à des ensembles et des relations qui dépassent l’humain. Il implique toujours une mise en question de la place humaine dans la communauté des êtres de la nature.

C’est un mot qui appartient à une culture singulière, occidentale, pour laquelle il y a un clivage entre nature et culture. Cette ontologie naturaliste n’est absolument pas une conception universelle du partage entre nous et les autres. Philippe Descola en décrit d’autres – totémisme, analogisme, animisme – qui ne séparent pas les humains de leur milieu. « Des terres pour la nature », cela porte une vision ethnocentrée de nos luttes.

Descola n’a pas le monopole du terme de naturalisme, malgré l’écho important de ses idées. Dans la tradition de la philosophie naturelle, le terme « naturalisme » ne portait rien de dualiste, bien au contraire. Le naturalisme, c’est la doctrine pour laquelle il n’existe rien en dehors de la nature. Plus largement, ce n’est pas parce qu’un mot comme « nature » a fait l’objet d’usages critiquables qu’il faut l’abandonner, au contraire. Il faut se le réapproprier, en d’autres termes que ceux d’un strict dualisme entre nature et culture.

Retrouvez ce débat dans notre hors-série « Ces terres qui se défendent », en librairie et sur notre boutique.


Des terres pour le sauvage

« Sauvage », quand on est militant, c’est un mot intéressant parce que ça fait « rrrha !! ». Il porte tout un imaginaire de lutte et une force de subversion. C’est la puissance du sauvage contre les forces de l’ordre et la culture de la discipline !

« Sauvage », c’est un mot chargé en connotations négatives, qui renvoie à des facettes humaines sombres, comme la cruauté et la violence, et à ce que l’on identifie comme tel chez d’autres êtres. Il peut être ambigu de le mobiliser pour qualifier positivement des terres soustraites à l’emprise humaine. Il appartient notamment au registre de ces discours réactionnaires qui dénoncent « l’ensauvagement de la société ».

Le sauvage, c’est ce qui permet de caractériser cette part du monde que nous n’avons pas créée, ce qui pointe directement l’altérité, la spontanéité du monde vivant, ce qui est par et pour soi-même. C’est le terme qui renvoie le plus explicitement à une forme d’autonomie du monde naturel.

Le sauvage, c’est le terme colonial par excellence. Il a été utilisé pour déshumaniser les peuples autochtones et justifier qu’on les « civilise », qu’on les exproprie de leurs terres. Les sauvages, pour les colonisateurs, ce sont des « moins qu’humains » qui n’ont ni histoire ni culture. Et même à l’intérieur de cette violence coloniale, on insinue une hiérarchie entre le « bon sauvage » – ingénu et exotique – et le « mauvais sauvage » – cruel et sanguinaire.

Et pourtant, le terme « sauvage » offre des possibilités de reprises décoloniales si on l’entend comme espace de refuge, de marronnage – c’est-à-dire, de vie fugitive, évadée de l’esclavage, dans une nature inaccessible, dans la mesure où il représente justement l’envers radical de « l’habiter colonial ». Il est en effet possible de faire une histoire populaire et anticapitaliste de la nature sauvage justement comme ce monde qui refuse farouchement la mise au travail et l’embrigadement dans la machine capitaliste.

L’idée d’un retour du sauvage, pour le monde rural, ça renvoie surtout à l’ensauvagement de la montagne avec la fermeture des milieux, le retour des grands prédateurs et la déprise agricole qui s’inscrivent dans une histoire plus large d’exode rural et d’abandon des territoires. Cela marque le deuil d’une culture paysanne et d’une façon de vivre avec la nature plutôt que contre elle.

Des terres en libre évolution

C’est un mot qui a une résonance absolument positive : on ne peut pas être contre la liberté et on ne peut pas être contre l’évolution, donc on ne peut pas être contre la libre évolution !

C’est tout de même une sorte de jargon scientifique, qui plus est un peu trompeur, car cela ne renvoie pas à l’évolution biologique elle-même. Ce qu’on vise dans la libre évolution, c’est de laisser faire les dynamiques en faisant le pari que les milieux naturels, quel que soit leur point de départ écologique, sont en mesure de s’adapter efficacement aux changements. Finalement, ça s’inscrit parfaitement dans l’idéologie libérale ambiante : « il faut s’adapter » – une injonction centrale de nos sociétés contemporaines –, et tant pis si les conditions changent tout le temps et sont de moins en moins favorables.

C’est justement ce terme d’« évolution » qui permet d’intégrer un aspect évolutif, important dans un contexte de changements globaux. En conservation, on parle de plus en plus de potentiels évolutifs, et même de conservation « évocentrée », concepts qui permettent de penser la conservation du point de vue des processus et des dynamiques plutôt que des entités et des collections.

La libre évolution insiste sur l’autonomie des milieux. C’est peut-être approprié dans certains contextes écologiques, comme des forêts mixtes, mais cela risque aussi de réduire les responsabilités que nous avons de « réparer » et de prendre activement soin de la nature. Pour certaines espèces inféodées aux milieux ouverts, une gestion active est indispensable. À l’heure où les ressources publiques allouées à la conservation sont en baisse constante et où l’idée qu’il faudrait rentabiliser économiquement la protection de la nature devient centrale, on peut redouter que l’État se saisisse de cet engouement pour la libre évolution pour justifier que ne rien faire – et donc ne rien dépenser – reste la meilleure option.

C’est la seule expression parmi les cinq qui ne soit pas dualiste, c’est-à-dire qui n’ait pas besoin de faire référence à une polarité, contrairement au couple nature/culture ou sauvage/domestique. Elle n’est pas définie en creux mais directement par elle-même.

Mais on ne fait que repousser le problème du dualisme : laisser un milieu en libre évolution, c’est le soulager au maximum des forçages anthropiques. Comment va-t-on distinguer le « forçage » anthropique de la simple influence ou coévolution entre systèmes humains et systèmes naturels ?

Des terres en friche

C’est un mot qui a une certaine puissance poétique, même phonétiquement, un mot porteur d’un imaginaire de potentialités aussi, puisque la friche, c’est la promesse de la forêt. Et puis il a cet avantage de « desserrer un peu l’étau du dualisme », puisque la friche advient au cœur des espaces anthropisés. 

Cette puissance poétique est complètement subjective. Nous sommes plusieurs à penser qu’on ne se battrait pas pour ça, que ça ne fait pas rêver, une friche. Ça évoque des milieux dégradés, délaissés, en déshérence, sans intérêt sur le plan culturel et sans valeur sur le plan écologique.

Stratégiquement, c’est un mot qui permet de fédérer les luttes qui concernent les terres urbaines et ce qu’on appelle parfois les friches industrielles. Il concerne aussi la nature ordinaire. C’est un mot qui est sans doute plus diplomatique vis-à-vis du monde agricole que celui de « sauvage », puisque la friche a sa place dans les paysages agricoles. 

Oui, mais il faut reconnaître aussi que ce n’est pas un terme diplomatique pour le monde agricole, il y sera malvenu, ça ne fédérera probablement pas de luttes. Le mot « friche » désigne une terre laissée à l’abandon après un usage humain (culture, habitations), qui en porte les traces, et qui sera peut-être reprise ensuite. De plus, il évoque un espace souvent pollué, précaire et marginal. Il pourrait être contre-productif de le mobiliser pour parler de naturalité. Une alternative serait alors la notion de féralité, qui ne fait pas signe vers des écosystèmes dégradés, mais désigne plutôt des processus écologiques et leurs valeurs d’altérité et de spontanéité.

Vouloir des terres pour les friches, c’est un projet humble qui ne donne pas l’impression d’un retour à quelque chose d’intact ou de luxuriant comme la libre évolution. On est plutôt situé dans un « après » historique, ou après l’abandon de terres, sans le caractère idéal ou grandiose dont les termes de « nature » et de « sauvage » sont porteurs. C’est une notion qui évoque les « ruines du capitalisme » chères à Anna Tsing et qui renvoie à la fantastique capacité d’autoréparation du vivant.

Le risque de cette revalorisation des friches est de contribuer à normaliser une esthétique de l’Anthropocène qui se satisfait des espaces abîmés et qui place son attention sur le passé, comme si l’effondrement avait déjà eu lieu, plutôt que de prendre pour objectif de contrecarrer l’effondrement qui vient et qui s’accélère. Il y a une sorte de fascination des ruines un peu désarmante. Cela contribue à un glissement des états de référence : on se fixe des objectifs de protection de moins en moins exigeants car ils sont définis à partir d’états déjà très dégradés, de moins en moins matures, riches, complexes.

 Des terres pour le vivant

Il y a un mot que nous n’avons pas évoqué jusqu’ici et qui est pourtant au centre de tout ce dont on discute. Un mot qui est beau, inclusif : celui de « vivant ». « Des terres pour le vivant », voilà un slogan fédérateur !

C’est un terme tellement fédérateur qu’il en est tautologique. Ça le rend totalement inoffensif politiquement : tout le monde est « pour le vivant », même le capitalisme, même les milliardaires ! Il n’y a qu’à voir le succès de toutes les initiatives « pour le vivant » : Agir pour le vivant, le festival écolo-chic des patrons d’Actes Sud, [la série d’été] « Les penseurs du vivant » dans Le Monde

Mais parler du vivant, c’est une façon de proposer quelque chose qui ne soit pas dualiste, qui permette d’emblée de viser la continuité entre les humains et la nature, et donc de s’affranchir de l’anthropocentrisme que nous tentons de dépasser. Le vivant, il est vraiment « par-delà nature et culture », il permet de se sentir connecté à la multitude des autres êtres et de s’inscrire dans les grandes dynamiques qui structurent la vie et son évolution.

Il n’est pas si peu anthropocentrique que cela… On pourrait dire qu’il est anthropomorphique, du moins : il ne prête attention qu’à ce qui nous ressemble, les êtres vivants, et il invisibilise toutes les autres existences – les rivières, les montagnes, l’air – qui sont réduites à un simple décor, le support de la vie. Au lieu de nous ouvrir véritablement à ce qui nous dépasse, il reste proche de nos repères.

Oui mais justement : la communauté des êtres vivants, c’est la communauté des êtres qui partagent avec nous ces intérêts centraux, vitaux, de se maintenir en vie, de transmettre ses traits et de s’épanouir. Sans vie, pas d’intérêt, et sans intérêt sur quoi fonder notre responsabilité morale vis-à-vis des autres êtres ? Comment pourrait-on bien savoir ce qui nuit ou ce qui avantage un caillou, un nuage ? S’il faut des terres pour les vivants, c’est parce que tous les vivants ont des besoins et des intérêts.

Mais la crise écologique actuelle n’est pas à proprement parler une crise du vivant. Le problème aujourd’hui n’est pas la disparition du vivant mais au contraire sa prolifération dans des formes extrêmement appauvries et standardisées : plantations d’essences à croissance rapide pour stocker du CO2, augmentation des rendements céréaliers, élevage intensif… Si l’on considère la biomasse des mammifères par exemple, elle est composée pour 60 % de bétail et pour 36 % d’êtres humains. Seuls 4 % des mammifères sur notre planète sont des animaux sauvages. Vraiment, ce n’est pas « le vivant » qui a besoin de notre attention et de nos soins.

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