Renouer avec le vivant

Ensauvager et désobéir

L'Aspas a racheté 490 hectares sur les hauteurs de Léoncel (Drôme), en plein Vercors.
L'Aspas a racheté 490 hectares sur les hauteurs de Léoncel (Drôme), en plein Vercors. Photo : Olivier Mercier

Plusieurs initiatives en France visent à rétablir la vie sauvage dans ses droits en rachetant collectivement des espaces voués à être protégés. Avec des approches diverses quant au rôle que pourra y jouer l’être humain.

Article issu de notre hors-série « Renouer avec le vivant » avec Baptiste Morizot.

Depuis novembre 2019, l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas), bien connue pour son logo au renard, est propriétaire d’un nouveau terrain. Et pas n’importe lequel : 490 hectares dans le hameau de Valfanjouse, sur les hauteurs de Léoncel (Drôme), en plein Vercors, auparavant occupés par une chasse privée. Caractérisé par l’alternance entre forêts, prairies et falaises, ce domaine était en vente pour un prix de 2,53 millions d’euros en comptant les divers et onéreux frais de notaire. Pour en faire l’acquisition, l’association – qui depuis sa création en 1983 a toujours refusé toute subvention publique pour rester indépendante politiquement – a lancé un appel aux dons en 2018 sur la plateforme de crowdfunding HelloAsso. Mission accomplie : l’Aspas a finalement réussi à boucler son financement et est devenue l’heureuse acquéreuse de 5 ­nouveaux kilomètres carrés, s’ajoutant aux 7 qu’elle possédait déjà depuis sa politique de rachat de terrains initiée en 2010. Et que compte-t-elle faire de toutes ces terres ? C’est bien simple : rien du tout.

Pour une « nouvelle alliance »

Une préemption qui a un goût amer pour certains chasseurs et éleveurs du coin, qui voient les nouveaux arrivants comme des donneurs de leçon éloignés des réalités du terrain . En août 2020, une manifestation organisée par plusieurs syndicats dans la ville drômoise de Crest a même réuni près d’un millier de participants contre ces réserves « qui mettent en danger les activités sociales, culturelles et ­économiques des territoires ruraux ». Difficile d’admettre, pour ceux qui exploitent et « mettent en valeur » la nature, qu’on puisse la laisser en libre évolution, comme le prônent les responsables de ­l’Aspas. Clément ­Roche, le coordonnateur de ces « réserves de vie sauvage », explique cette démarche par le manque de zones de ce type en France. « Il n’y a que 1 % du territoire ­national représenté par les parcs nationaux, les réserves naturelles et les ­réserves intégrales. C’est trop peu pour maintenir la biodiversité, d’autant que dans les espaces gérés par l’État, la chasse, l’exploitation forestière ou le pastoralisme peuvent être autorisés. » Outre la faible surface des territoires préservés, ceux-ci sont souvent morcelés, ce qui pose problème aux espè­ces ayant besoin de larges espaces, comme le cerf ou l’aigle royal. L’Aspas a justement jeté son dévolu sur l’ancienne chasse privée du ­Vercors car son domaine, d’un seul tenant, se prête bien aux espèces territoriales. Pour l’instant, seule la partie Ouest est accessible aux promeneurs et aux naturalistes – la partie Est étant clôturée, car abritant des espèces de gibier importées qui devraient faire l’objet de campagnes de stérilisation –, admis dans ce havre de nature préservée pour de brefs passages afin de ne pas en perturber l’équilibre. L’une des figures du projet, Gilbert ­Cochet, correspondant du Muséum national d’histoire naturelle, en est aussi la tête pensante. Dans un livre coécrit avec ­Stéphane Durand, intitulé tout simplement Ré-ensauvageons la France (Actes Sud, 2018), il plaidait pour une « nouvelle alliance » entre l’homme et la nature : « La “nouvelle alliance”, explique cet agrégé de sciences naturelles, c’est d’avoir une position partout et tout le temps qui corresponde à ce que l’on voit dans les parcs nationaux, les réserves naturelles. Ce n’est pas de voir des animaux qui est extra­ordinaire, mais de ne plus rien voir. L’homme installe la pénurie là où la nature crée de l’abondance. J’étais récemment en Corse avec un journaliste qui disait que c’était “extra­ordinaire” de voir autant de poissons dans les rivières, et il m’a fallu lui dire que l’extraordinaire, c’étaient les cours d’eau sans vie ! » Exit donc, dans une telle vision, la moindre activité ­pouvant ressembler de près ou de loin à une forme d’exploitation de la nature – ­agriculture ou sylviculture bio comprises. L’Aspas refuse ainsi de s’impliquer dans tout projet pouvant avoir une origine ou une ­destination agricole, même partielle. Pour ­Gilbert ­Cochet, il faut en effet renverser la perspective : « Il faudrait partir du principe que tout le territoire est protégé et que l’exploitation d’une partie de celui-ci serait l’exception. »

Un territoire grand comme l’Italie

De nombreuses œuvres de fiction évoquaient une telle vision pour l’avenir, mais sans nécessairement s’en réjouir. Dans le film de ­Terry ­Gilliam, L’Armée des 12 singes (1995), c’est la Terre entière qui devient au XXIe siècle une réserve naturelle. L’humanité ayant été décimée par un virus, elle est contrainte de vivre dans des bunkers souterrains, tandis que des fauves, libérés juste avant l’épidémie par un Brad Pitt atteint de strabisme sévère, s’ébattent joyeusement dans ce qui fut la côte est des États-Unis. Plus récemment, la saga Hunger Games (2012 à 2015) laissait imaginer une humanité future entassée dans des villes concentrationnaires, séparées de manière étanche par des territoires gigantesques totalement rendus aux règnes animal et végétal. Le très urbain ­Michel ­Houellebecq évoquait lui dans La Carte et le ­Territoire (Flammarion, 2010) un scénario qui ne serait peut-être pas pour déplaire totalement à ­Gilbert ­Cochet : celui d’une nature qui absorberait peu à peu la ­civilisation, faisant disparaître les constructions humaines derrière la végétation, comme ces ruines d’Angkor englouties par la jungle, qui n’ont été redécouvertes que très récemment. Comme l’explique Gilbert Cochet lui‑même, « au niveau européen, d’ici 2030, 30 millions d’hectares devraient être ­libérés grâce au retrait de l’activité ­humaine ». 30 millions d’hectares, c’est 300 000 kilo­mètres carrés, soit la superficie de l’Italie. En seulement une décennie. Dans son dernier roman, ­Sérotonine (Flammarion, 2019), ­Houellebecq se faisait moins ­fataliste et plaidait pour une exploitation raisonnée de la nature, notamment des forêts : « Il est faux de s’imaginer que la nature laissée à elle-même produit des futaies splendides, aux arbres puissamment découplés, de ces futaies qu’on a pu comparer à des cathédrales, qui ont pu aussi provoquer des émotions religieuses de type ­panthéiste ; la nature laissée à elle-même ne ­produit en général qu’un informe et chao­tique fouillis, composé de plantes variées et dans ­l’ensemble assez moches. »

Le retrait de -l’humain ?

Cette vision n’est pas propre au romancier. « Les études sociologiques font en effet apparaître que ce sont les espaces ouverts – pâturages ou forêts jardinées – que préfèrent les gens, reconnaît ­Clément Roche de l’Aspas. Mais c’est aussi parce que l’image que l’on a communément de la forêt, c’est celle de la forêt exploitée. Nous voulons montrer qu’une forêt natu­relle peut être belle également. Certes, il n’y a pas forcément de paysage ou de “panorama”, mais il existe néanmoins une beauté et une richesse. » Car ce qui est en jeu, dans une telle approche, c’est le passage ou non de la main de l’homme. Les prairies d’alpages situées en dessous de 2 000 mètres d’altitude sont effectivement belles, « mais elles ne sont pas naturelles », souligne une fois encore Clément Roche. Ainsi, l’argument – souvent avancé par les éleveurs d’alpages – de la biodiversité propre aux milieux ouverts (notamment la présence d’orchidées, fleurs que l’on trouve en ­général en lisière de forêt ou en prairies) ne trouvera pas forcément grâce aux yeux de l’Aspas, d’autant que le maintien de l’ouverture de ces milieux, aujour­d’hui assuré par le pâturage des ruminants d’élevage, pourrait l’être par des ruminants sauvages en plus grand nombre, comme les chamois, les bouquetins ou les mouflons. Mais alors, faut-il considérer que la nature est dévoyée dès l’instant où les humains s’autorisent d'y intervenir ? 

La « désobéissance fertile »

Ce n’est pas la réponse qu’apporte le réalisateur et activiste Jonathan Attias, promoteur du concept de « désobéissance fertile » sur un site web du même nom. Ce concept est emprunté à ­celui de « désobéissance civile » forgé au XIXe siècle par ­Henry ­David ­Thoreau, souvent considéré comme le père de l’éco­logie, qui a relaté dans Walden (1854) sa vie dans une cabane au bord d’un étang forestier du ­Massachusetts. « La désobéissance civile, explique Jonathan Attias, c’était de transformer les institutions en les investissant de l’intérieur, afin de changer la société. La différence qu’apporte la désobéissance fertile, c’est le constat de l’urgence écologique. Nous ne voulons pas transformer des institutions irréformables, mais nous en extraire pour en créer de nouvelles qui soient en harmonie avec la nature. » Son organisation Désobéissance Fertile appelle ainsi les citoyens, comme le fait l’Aspas, à racheter les forêts, car elle voit dans leur relatif faible coût – 4 000 euros l’hectare – une opportunité. La désobéissance fertile, ce peut être aussi, plus localement, les actions de l’association d’apiculteurs bio Natur Miel, qui distribue gratuitement des kits de semences de plantes mellifères à disséminer dans des espaces appauvris. Une entreprise a même flairé le filon potentiel en commercialisant cet été des « balles de graines » à lancer par les ­citoyens dans les jardins et les espaces verts. La désobéissance fertile, ce peut être également ces maires qui bravent la ­reconduction de l’autorisation européenne de mise sur le marché du glyphosate (présent dans le désherbant Roundup de Bayer-Monsanto) en prenant des arrêtés l’interdisant dans leur commune. Toutefois, les postures écologistes des gouvernements successifs ne peuvent satisfaire Jonathan Attias, puisque « celles-ci considèrent toujours la nature comme une ressource. Le temps est venu de cesser de se ­demander ce que l’on peut retirer de la nature, mais bien ce que l’on peut lui apporter ». Les désobéissants fertiles ont pris ­racine, si l’on ose dire, dans les luttes écologistes de ces dernières années : celle sur la liberté des semences, à laquelle Jonathan Attias a participé, et bien sûr celle de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, contre le projet d’aéroport, où le slogan « Nous sommes la nature qui se défend » avait été lancé. Et comme dans les ZAD, il ne s’agit pas seulement de préserver la terre de la morsure des pelleteuses, mais aussi de l’habiter et d’y agir – une démarche que ­Jonathan ­Attias estime « complémentaire et non contraire » à celle, plus contemplative et érémitique, de l’Aspas. Concrètement, la désobéissance fertile consiste d’abord à racheter des forêts sur le point d’être déboisées ou marquées par la mono­­culture (de pin douglas, le plus souvent). Ce peut être aussi de ­replanter des arbres dans des friches agricoles fatiguées par leur exploitation intensive passée. « Au lieu de ­dégrader la nature, il nous faut l’“agrader”, un beau terme agricole tombé en désuétude, ce qui est révélateur », explique ­Jonathan ­Attias. Ultimement, il s’agit d’installer des « gardiens » dans les lopins de forêt rachetés et d’y inventer ou réinventer des modes de vie durables, basés sur la permaculture et l’agroforesterie. Il reste à voir si ce projet fera suffisamment d’émules pour former une véritable alter­native au modèle de société dominant, qui repose, même si cela peut paraître éculé de le dire, sur le triptyque production-­transport-consommation. Et peser sur le débat politique et social dans les années à venir ? 

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