Renouer avec le vivant

Les grands filets sous la lune - En immersion avec Sea Shepherd

Photographies : Tara Lambourne

Des merveilles, le Bénin n’en manque pas. Mais, ici comme ailleurs, ce patrimoine naturel et humain est mis en péril par un système d’exploitation intensif et globalisé : les eaux sont illégalement vidées de leurs poissons, la mangrove est menacée et les locaux sont parfois contraints de travailler pour ceux qui pillent leurs ressources. Autant d’enjeux qui en font un ­terrain prioritaire pour Sea Shepherd, engagé en Afrique depuis 2015 en vue de ­prêter main-forte aux garde-côtes dans la lutte contre la pêche illicite. Depuis quelques mois, grâce à un partenariat entre l’ONG de défense des océans, les autorités béninoises et l’organisation Eco-Bénin, les lignes bougent et la résistance se structure. Reportage.

Retrouvez ce reportage dans notre hors-série Renouer avec le vivant, avec Baptiste Morizot.

Ce n’est pas grand-chose. Seulement un petit point blanc, chevrotant, là-bas au bout de la nuit. Depuis la plage, personne ne le remarque – sauf Peter. Il se lève et, scrutant l’horizon, distingue aussi une lumière verte, presque imperceptible, qui apparaît comme un indice : d’ici, on ne devrait pas la voir. Légalement, du moins, puisqu’au Bénin toute pêche industrielle est interdite à moins de 5 milles nautiques (1) de la côte – soit 9 kilomètres, environ. Ces 5 milles sont comme une première frontière que s’apprête à défendre le Bob Barker, l’un des dix navires de la flotte de Sea Shepherd venant en aide aux autorités béninoises désarmées. À quelques mètres de nous, sur la plage de Grand-Popo, se dresse le bâtiment d’une base navale dépourvue de bateaux. De toute façon, on ne peut même pas accoster dans cette petite ville côtière : il n’y a aucun port sur sa longue plage de sable ocre qui est l’un des joyaux du Bénin. Les seuls patrouilleurs sont à ­Cotonou, et ces vieux bateaux ne peuvent surveiller que 10  % des eaux souveraines, tout au plus.

Ici, tout le monde ignore encore que le Bob Barker, parti deux semaines plus tôt du Cap-Vert, croise secrètement dans les eaux béninoises à la recherche de cibles – tout le monde sauf trois personnes, dont Peter ­Hammarstedt, le directeur de campagne de Sea Shepherd, qui est l’artisan du partenariat entre le Bénin et l’ONG. Sur WhatsApp, plateforme où les opérations sont coordonnées, il écrit au capitaine du Bob Barker qui, en attendant qu’on y monte avec des militaires de la marine béninoise – seuls habilités à intervenir dans les eaux nationales –, lance secrètement ses hors-bords pour documenter les infractions. Puis, l’air de rien, il revient à la table du dîner, dans une paillotte d’où nous parviennent les sons d’une grande fête qui, à une centaine de mètres, bat son plein depuis ce matin. « Ils célèbrent un enterrement », nous explique en riant Gautier Amoussou, coordinateur national d’Eco-Bénin, qui nous accueille sur le site de sa nouvelle école de formation de guides. Le cofondateur de cette ONG ne s’occupe pas seulement d’écotourisme : cet ingénieur agronome a été l’intermédiaire entre l’État de ce petit pays du golfe de Guinée et l’ONG de défense des océans. Car Eco-Bénin, créé en 1999, a choisi de faire de la pêche illicite le cœur de son plaidoyer lorsqu’il a été intégré en 2015 dans un programme international appelé « Ressources partagées, solutions communes ». Pour ce pays de 11,5 millions d’habitants dont le PIB par tête était le 32e le plus faible du monde en 2019 (2), l’enjeu est vital : l’océan représente 20 % du territoire national, et la pêche un mode de subsistance pour de nombreux Béninois vivant sur la côte.


Convaincre le président

Avec le renfort de Sea Shepherd, le Bénin a pu, pour la première fois depuis son indépendance en 1960, atteindre le bout de la zone des 200 milles nautiques où tout État est ­souverain. D’habitude, l’absence de contrôle laisse les lieux aux chalutiers, majoritairement chinois, qui les vident de leurs ressources : la pêche dite « illicite, non déclarée et non réglementée » (INN) atteindrait 12 % de la pêche légale dans ce pays (3). Face à l’ampleur du problème, le premier préfet maritime du Bénin – le poste a été créé en 2015 –, ­Maxime ­Ahoyo, a voulu que l’accord soit signé au plus haut niveau. « Le président de la République m’a donné 15 minutes pour le convaincre de l’intérêt du partenariat », se souvient cet ancien chef d’état-major de la Marine. Il a donc abreuvé le chef de l’État de chiffres et obtenu le feu vert : un premier mémorandum a été signé pour un an en avril 2019, puis renouvelé pour trois. Et ce sont les ministres concernés qui ont signé, pas les autorités maritimes, dont ­Maxime ­Ahoyo déplore la corruption : « Des personnes de l’administration des pêches sont parfois complices. » La première opération avec Sea Shepherd a donné une bonne indication des duplicités au sein des autorités. L’ONG à peine arrivée en mer, tous les bateaux suspects sont sortis en même temps des zones de pêche interdites. Depuis, les opérations sont secrètes – cinq chalutiers, tous chinois, ont jusqu’ici été arrêtés. « Ces missions nous ont montré que la pêche illicite n’avait pas lieu seulement dans nos eaux territoriales, mais jusqu’au bout de notre zone économique exclusive [ZEE, à 200 milles] », relève le préfet, qui entend bien se servir de cette collaboration pour ­renforcer une législation laxiste. Deux inspecteurs corrompus ont récemment été débarqués et une loi va relever le montant dérisoire des amendes maximales au niveau des pays voisins. ­Maxime ­Ahoyo se bat aussi pour la transparence dans l’octroi des licences de pêche, pour en finir avec les petits arrangements et les dessous de table.

De l’Antarctique à l’Afrique

Peter ­Hammarstedt, 36 ans, n’imaginait ­certainement pas, lorsqu’il s’est engagé à Sea Shepherd à 18 ans, collaborer avec des préfets pour renforcer la souveraineté des  États : la légende de l’ONG, créée en 1977 par Paul Watson, s’est forgée en haute mer, dans les eaux internationales où les criminels des océans agissent impunément. C’est plutôt la désobéissance civile qui, lorsqu’il se convertit à l’activisme, inspire l’adolescent de nationalité américaine et suédoise. À 14 ans, ­Peter rencontre l’athlète ­John ­Carlos, qui leva le poing en soutien aux Black Panthers aux Jeux olympiques de Mexico en 1968, et devient végétarien puis végan. À 17 ans, il s’engage avec Greenpeace, qu’il quitte un an plus tard pour Sea Shepherd par « nécessité éthique » et goût de « l’intervention directe sans compromission ». Peter résume ses convictions avec un certain talent de la formule : « Je suis de ceux qui considèrent que, si quelqu’un braque une banque, la priorité est d’intervenir, pas de monter une commission. » Comme tant d’autres, le jeune homme est impressionné par Paul ­Watson, et fait tout pour embarquer. On lui confie d’abord le rôle de pompiste, puis il monte en grade : assistant, ingénieur, officier et, à 29 ans, capitaine du Bob Barker, aux commandes duquel il écrira quelques pages glorieuses de l’histoire de Sea Shepherd.

Pour lui, le « premier tournant » intervient en 2012 lorsque, en Antarctique, il intercale le Bob Barker entre des baleiniers japonais et un tanker devant les ravitailler, passant cinq jours sans dormir dans une opération au risque de sa vie. Mais c’est en 2014 qu’il entre dans l’histoire maritime en effectuant la plus longue course-poursuite jamais réalisée contre un navire recherché par Interpol. Après 110 jours qui conduisent le Bob Barker de l’Antarctique à l’Uruguay, le Thunder finit par se couler au large de Sao Tomé-et-­Principe. Ce fait d’armes va changer sa vie, comme la trajectoire de Sea Shepherd. « Le Thunder nous a emmenés d’Antarctique en Afrique », résume Peter. Deux mois après le naufrage, le Gabon contacte l’ONG : ce sera l’opération ­Albacore, la première sur le continent contre la pêche illicite. Aujourd’hui, six ans après la campagne du Thunder, Sea Shepherd collabore avec six autres États africains – le Bénin, la ­Gambie, le Liberia, la Namibie, la Tanzanie, Sao Tomé-et-Principe – et, peut-être bientôt, le ­Togo, avec l’ambition de couvrir toute la côte occidentale du continent.

Allier Terre et mer

« Les missions africaines sont mes plus grandes expériences », affirme ­Peter, pour qui l’affaire du Thunder a été un « pont » entre les missions historiques et la lutte contre la pêche illicite, mais aussi entre la conservation des océans et la lutte pour les communautés locales, premières victimes humaines du ­pillage des ressources. Ce n’est donc plus la seule lutte pour les espèces marines que poursuit Sea Shepherd dans ces opérations, mais une lutte pour le vivant contre ce qui le détruit. « Le plus grand des crimes est d’avoir séparé les humains, les animaux et la nature », considère ­Peter qui, ici, réconcilie ces trois combats : avant d’embarquer en mer, il passe trois jours à terre avec Eco-Bénin, pour approfondir sa connaissance du pays. Et le Bénin n’a pas que des problèmes maritimes. Comme tant d’autres nations, il doit affronter des dérèglements écologiques globaux : les côtes reculent, la saison des pluies est désormais brève et violente, la chaleur assèche les cultures toujours plus tôt et les sols sont pollués par les intrants massivement utilisés pour la culture du coton, dans le nord du pays.

Mais le Bénin a aussi beaucoup de richesses naturelles et humaines, que l’ONG Eco-­Bénin entend mobiliser pour accorder la préservation des ressources avec le mode de vie des habitants. L’action de ­Gautier ­Amoussou consiste à « montrer une autre valeur de ces ressources » aux locaux afin qu’ils prennent soin d’écosystèmes qu’ils sont parfois amenés, sans le savoir, à mettre en danger. Comme ici, dans la réserve classée de la Bouche du ­Roy, où est situé Grand-­Popo. Tortues, sternes, loutres, lamantins... une quinzaine d’espèces y sont menacées, mais aussi et surtout l’habitat précieux de cette réserve dont 30 % de la superficie  est constitué de mangrove. Pour y remédier, ­Eco-Bénin obtient notamment des contrats de compensation de carbone et, rémunérant des locaux, fait planter des palétuviers rouges – ces arbres constitutifs de la mangrove dans les racines desquels les poissons fraient, et qui stockent énormément de CO2 tout en constituant une digue naturelle. Mais ce bois, qui ne nécessite pas d’être séché pour être utilisé, reste prisé par les villageois. C’est avec eux qu’Eco-Bénin cherche des solutions. « Au départ, les habitants étaient réticents, car le précédent exemple de création d’un parc, celui du Pendjari [en 1986] dans le nord, avait conduit à l’exclusion des locaux », rappelle ­Gautier ­Amoussou. Or, le modèle d’Eco-­Bénin est communautaire : les solutions sont trouvées par une association formée par les 17 villages locaux, et l’ONG a seulement un rôle  d’«appui-conseil ». C’est ce fonctionnement qui a conduit à puiser dans l’un des plus importants patrimoines du Bénin : l’animisme vaudou, croyance locale immémoriale qui, avec la traite négrière dont la côte béninoise fut l’un des principaux points de départ, a essaimé ­partout en Amérique – en Haïti, au Brésil avec le candomblé, à Cuba avec la santeria

Il a fallu une vingtaine de minutes de barque à Peter et notre groupe pour rejoindre ­Lanhou, l’un des villages de la réserve où, aujourd’hui, une cérémonie vaudoue aura lieu pour sacraliser un noyau de mangrove – à ce jour, 500 hect­ares des 3 000 de la réserve sont ainsi protégés. Avec sa grande robe de tresses vertes et un peu rouges, c’est ­Zangbeto lui-même qui nous accueille : durant la cérémonie, cette divinité liée à la nuit s’incarne dans un fétiche qui se meut comme un humain. Sur la place centrale du village, à l’ombre d’un ficus prisé pour son action contre les esprits mauvais, des chaises en plastique ont été disposées à notre intention. Pendant deux heures, ­Zangbeto, autour duquel gravitent les prêtres faisant intercession entre ses volontés et les croyants, nous montre sa puissance : le fétiche se soulève pour montrer qu’il n’est conduit par personne, transforme une mixture en billets de banque – et le trouble finit par tous nous gagner. À quelques mètres, des femmes dansent et des hommes jouent de la musique. Mais pas n’importe qui : seuls les initiés peuvent prendre part à ce cortège. Ici, tout est codé ; les mouvements, les sons, les paroles sont autant d’interactions entre la divinité et nous, humains. Puis, après deux heures de conciliabules, d’exégèses, de louanges et de transe sous la chaleur étouffante du midi, un interprète finit par proclamer le message divin : il est interdit de toucher à la partie de mangrove désormais sacrée. Un petit groupe d’hommes s’en va alors en pirogue planter, au bout de troncs de palmier, deux petits fétiches qui signaleront la zone protégée. Zangbeto veille sur elle pour l’éternité.


La course du dark ship

Et peut-être aussi sur nous. C’est au royaume de Zangbeto que l’opération a lieu : la nuit. « Notre stratégie est basée sur la surprise », glisse Peter. Nous devrons donc attendre le crépuscule pour rejoindre la base navale de Cotonou. Après plusieurs jours de reconnaissance, le Bob Barker doit nous envoyer ses hors-bords afin que des militaires le rejoignent et que les inspections se fassent. Sur place, tout se jouxte : le port industriel, via lequel transite l’uranium de nos centrales nucléaires en provenance du Niger, et les dizaines de barques colorées des pêcheurs artisanaux. Mais, surtout, la marine béninoise et les chalutiers se partagent le même quai – ici, la moindre patrouille est forcément connue de tous. Nous pénétrons discrètement dans la base, lieu étrange où, sous un grand toit en tôle, des dizaines de moteurs et de vieux hors-bords encombrent le sol. Accompagnés par le chant des grillons, ils sont une poignée à jouer aux cartes au centre de la cour, éclairés par de grands néons. Les autres rient, discutent, se chambrent. Les envoyés du Bob Barker ne vont pas tarder ; c’est alors qu’un homme en boubou violet – le directeur de cabinet du préfet – demande à sept militaires de s’aligner. Ils sont tous en uniforme, arme à la main, chaussés de leurs baskets personnelles et l’air un peu désorienté. On leur donne cinq minutes d’instructions : soyez efficaces, ne touchez pas aux femmes, vous serez relevés à votre retour. Il est 22 heures, les deux hors-bords s’accolent à l’un des vieux patrouilleurs de la marine béninoise.

Dans l’obscurité, il faut embarquer vite et repartir. Une trentaine de mètres plus loin, l’opération essuie sa première déconvenue. Depuis les hors-bords, on distingue un vieux chalutier vert amarré au bout d’une rangée de bateaux : il s’agit du Fada 18, celui que Peter avait aperçu à Grand-Popo et qui, depuis, a été repéré à 2,8 milles des côtes. Peter ne croit pas au hasard : il y a eu une fuite. Tant pis, les hors-bords filent maintenant à toute allure vers le large ; nous dépassons les quatre porte-conteneurs qui, en permanence, stationnent au large de ­Cotonou. L’amas obscur des vagues est surplombé par un grand ciel étoilé, éclairé par la pleine lune. Trente minutes plus tard, une silhouette noire grossit jusqu’à nous dépasser. Les hors-bords se collent à son flanc ; nous grimpons sur le Bob Barker. Le mythique bateau acheté par Sea Shepherd en 2009 est une vieille dame : construit en 1950, il a eu mille vies – brise-glaces, navire de garde-­côtes norvégiens et même baleinier. Cette nuit, il gardera son allure de fantôme, qu’ici on appelle « dark ship » : hublots fermés, lumières éteintes, frontale rouge pour s’éclairer sur la passerelle. À bord, ils sont 25 volontaires âgés de 22 à 61 ans. Pour la moitié d’entre eux, c’est la première mission. Et, ce soir, la première nuit d’action. Sur le pont, les deux hors-bords – leurs noms de code : Viper et Maverick – à peine remontés vont bientôt être remis à l’eau ; deux chalutiers, repérés à 6 milles de la côte, lancent leurs filets tout près de la zone interdite.

Le salaire de la misère

Le Bob Barker se met en route vers l’un d’eux. Dans le noir, la grue se met en marche. Pour l’instant, seul le Viper est envoyé à l’abordage – il faut d’abord sécuriser. Il est 1 h 30, Peter y embarque avec les militaires armés. Sur la passerelle, on s’active autour du capitaine, Julian, pour conduire le bateau au plus proche de la cible – 500 mètres. À 3 heures, le ­Maverick nous conduit sur le chalutier. Pas besoin d’échelle : le Faya Dafu 3 est assez petit pour qu’on y monte en escaladant le bord. La mer est calme, mais il tangue à mesure que la roue mécanique remonte le chalut. Durant une vingtaine de minutes, seuls les câbles s’enroulent autour des bobines du pont : le filet râclait le fond. À l’avant du bateau, Peter s’agrippe à une chaîne rouillée et, d’un geste, nous montre un petit escalier qui descend vers la coque en bois. On y distingue un tapis noir de crasse : c’est le lit des neufs Béninois qui travaillent sur ce bateau chinois. À bord, seul le chef ingénieur, lui aussi chinois, dispose d’une cabine sous la passerelle. Pendant que ce dernier enchaîne les cigarettes et crie parfois sur ses hommes, l’équipage s’active pour préparer l’arrivée du filet. 

L’un d’eux nous explique qu’il est de ­Cotonou, que c’est leur cinquième jour en mer, qu’il ne sait pas combien il sera payé, mais qu’il n’a pas le choix : il faut bien nourrir sa famille. ­Peter, lui, tente une estimation de la misère : « Environ 150 dollars pour une vingtaine de jours en mer. » C’est le salaire auquel ces forçats vident leurs propres eaux pour remplir de poissons les assiettes chinoises. Et, parfois, finir par en importer d’Asie : à ­Dantokpa, le gigantesque marché à ciel ouvert de ­Cotonou – le plus grand, dit-on, d’Afrique de l’Ouest –, le poisson vendu arrive de l’étranger, tout comme les poulets saturés d’antibiotiques dont l’Europe ne veut plus. Le halo lumineux de la métropole béninoise n’est qu’à une dizaine de kilomètres, mais tout est noir autour de nous, et de l’obscurité finit par ­sortir le filet. Tout le monde s’écarte comme il peut sur ce pont trop étroit pour la vingtaine de personnes qui tente de s’y tenir droites. La prise est déversée. Soudain, on n’entend plus que le roulis du bateau, tranquillement secoué par les vagues d’une mer calme et chaude.

Plus personne ne parle ; équipage, militaire, activistes : sous le gros néon blanc qui éclaire le pont, chacun regarde les dizaines de poissons suffoquant devant ses yeux. Après quelques instants, de petits râles finissent par sortir de cette masse en train d’agoniser, comme si la mort les faisait parler. Mais, pour la loi, l’essentiel est là : aucune espèce interdite n’a été remontée. Les membres de Sea Shepherd demandent à ouvrir la chambre froide. Un employé du chalutier s’exécute en marchant avec ses bottes en caoutchouc sur le tas de poissons mourants. On accède à cet endroit exigu par une petite échelle qui, à mesure qu’on la descend, dévoile la puanteur de la cale. Pourtant, les grands compartiments sont loin d’être pleins : il y a plus de glace que de poissons, accréditant le fait que le Faya Dafu n’en est qu’à son cinquième jour de pêche. Une grande raie attire l’attention des inspecteurs ; ils l’auscultent à la lampe, puis remon­tent. La visite touche à sa fin. Sur le pont, un membre de Sea Shepherd récapitule à l’officier béninois les infractions constatées. Il ne comprend pas l’anglais, un autre doit lui traduire : pas de passeport, une chambre froide pas assez froide et... c’est tout, le reste est légal. « Qu’est-ce qu’on fait ? » Le militaire lance un regard interrogatif, puis tranche : ce sera un avertissement. Il est 5 heures et, tandis qu’un Béninois du chalutier tente sa chance avec la vidéaste de Sea Shepherd en lui deman­dant son numéro, les dernières formalités sont bouclées. Après trois heures à bord, les adieux sont presque chaleureux.


Géants de chair, nains de rouille

« There, she blows ! » Là-bas, elle souffle : à l’horizon, de grands jets sortent de l’eau. Du haut de la passerelle, les officiers de navigation passent le mot au reste le bateau – sur le Bob Barker, c’est une tradition. Quelques minutes plus tard, presque tout l’équipage s’est agglutiné à la proue du navire. Ici, le passage d’une baleine ou de dauphins arrête tout, quelle que soit l’heure ; même quand il est 17 h 30 et que, après la nuit mouvementée passée, on n’a dormi guère que quatre ou cinq heures. Certains se souviennent de la mission au ­Gabon, il y a quelques mois, et s’époustouflent encore de son exceptionnelle richesse marine. Un peu comme des épiphanies, ces visites inattendues rappellent que tout est là, que rien n’est perdu. « On voit pour quoi on se bat », entend-on. Ce soir, alors que la surface de l’eau prend une teinte dorée à mesure que le soleil descend, une baleine à bosse nous rend visite. Une fois, deux fois, six fois : à quelques centaines de mètres, le cétacé offre le spectacle majestueux de ses sauts – peut-être une parade nuptiale, du moins le salaire d’un équipage éreinté.

Le repas est bientôt servi – toujours à heure fixe : 7 h 30, midi, 18 h – et la nuit devrait être calme. Voilà une semaine qu’à bord on s’active à temps plein, d’abord pour les reconnaissances, hier pour l’inspection. À chaque fois, les officiers doivent manœuvrer pour approcher le Bob Barker de la cible, tandis que, sur le pont, ils sont une demi-douzaine mobilisés pour sortir le Viper et parfois le Maverick ; il faut sangler les canots, les lever avec une grue. Avec un casque de sécurité et des gants, il fait chaud. En particulier la journée, dans la touffeur tropicale des mers béninoises qui fait immédiatement transpirer à grosses gouttes – ce que chacun devra gérer avec son quota journalier de douche : trois minutes. D’ailleurs, l’équipe du deck a encore été mobilisée cet après-midi. ­Peter a décidé d’envoyer une patrouille au port afin de mettre la main sur le Fada 18, le chalutier aperçu au large de Grand-Popo et qui, hier soir, faisait judicieusement relâche. Mais même les hors-bords fatiguent. À peine le Maverick lancé, l’injecteur tombe en panne ; nous nous hissons tous dans le Viper, rejoignant trois militaires et des engagés de Sea Shepherd, dont Tara et Alice. La photographe et la vidéaste sont toujours embarquées : d’abord pour documenter et se prémunir contre les litiges, mais surtout pour communiquer et montrer aux donateurs où va leur argent.

Car les dépenses annuelles de Sea Shepherd se comptent en millions de dollars – 11 environ, dont l’essentiel en carburant – et la plus grande flotte privée du monde voit loin : 40 à 50 millions de dons sont visés d’ici 2050, nous dit ­Peter. Dans ses missions africaines, l’ONG ne fait rien payer ; elle exige seulement des États une mise à disposition des garde-côtes et un engagement à poursuivre les coupables en justice. Cet après-midi, on ne craint plus d’entrer dans le port au grand jour : la présence de Sea Shepherd est forcément connue. D’ailleurs, comme un signe, l’équipage du Fada 18 n’est toujours pas revenu. Les militaires montent sur le pont, attendent. Durant ce temps, nous patientons sur le Viper, échangeant des saluts amicaux avec des pêcheurs artisanaux qui, sur leur barque et parfois à la rame, s’engagent vers le large. On joue aussi à attraper les morceaux de plastique qui flottent à la surface de l’eau. C’est plus pour attendre car il y en a beaucoup trop. Sur le pont du Fada 18, les inspecteurs sont là depuis une trentaine de minutes. La lumière du jour offre un autre spectacle sur ces chalutiers amarrés les uns à côté des autres. Tous délabrés, la coque de l’un d’eux est même dévorée par la rouille. Le capitaine du bateau suspect semble définitivement évaporé ; le préfet maritime, informé en direct des opérations, tranche pour un procès-verbal et une nouvelle inspection plus tard, peut-être demain.

Apprendre à dormir

En attendant, le Bob Barker fera des allers-­retours au large du port de Cotonou. Le Fada 18 peut sortir, on ne sait jamais, même si à bord personne n’y croit vraiment. Le capitaine, Julian, a surtout senti l’épuisement de l’équipage. Cette nuit, seuls ceux de la passerelle seront mobilisés. Leur roulement, le même durant toute la mission, se fait en trois quarts : le même duo fait minuit-4 heures et midi-16 heures, un autre 4-8 heures et 16-20 heures, le dernier 8-12 heures puis 20 heures-minuit. ­Baptiste est de la tranche du milieu. Ce Malouin de 27 ans, jadis formé à l’hôtellerie, fait partie des expérimentés ; sa première mission remonte à 2014. Il a été au Gabon et aussi aux Îles Féroé, où sont massacrés les globicéphales. Mais pas que : Baptiste, qui a fait ses classes dans des navires de passagers, est un multi-engagé. Quand il n’est pas avec Sea Shepherd, il secourt des migrants pour SOS ­Méditerranée. On ne dirait pas, avec son élocution grave et maîtrisée, mais s’il a besoin de changer, c’est que c’est « trop dur ». Rentrer chez soi et repenser au sort des poissons comme à celui de ceux qui les pêchent, « ça me fend le cœur à chaque fois », confie-t-il. C’est pour cette raison qu’il a besoin de couper : il n’avait pas embarqué avec Sea Shepherd depuis trois ans et, avant de revenir sur le Bob Barker, il a passé quatorze mois d’hibernation en Antarctique avec des scientifiques.

Lui maîtrise les ficelles pour gérer ces missions si particulières, où l’on ne connaît rien en avance : ni le pays, ni la durée exacte – personne ne sait s’il sera chez lui à Noël –, ni même ce qui se passera dans deux heures. « Le gros piège est de ne pas dormir », relève-t-il. Or, pour ceux qui font leur première mission après des mois d’attente, difficile de ne pas se laisser emporter par la surexcitation. Savoir dormir, ne pas vouloir tout faire, mais aussi décrocher : ­Baptiste tient à partager ses repas avec les autres, ceux qu’ils ne croisent pas sur la passerelle – ingénieurs, cuisiniers, matelots. Au cœur du Bob Barker, on se retrouve dans deux grandes pièces communes. Dans l’une, des canapés sont disposés autour d’un grand écran plat ; certains y regardent des films, d’autres jouent à Tekken. On y trouve aussi une bibliothèque et le bureau de l’équipe média qui a le privilège, avec les officiers de navigation, d’un accès permanent à Internet – pour les autres, c’est une heure par jour, et tous en même temps. Des moments de convivialité y sont parfois organisés, pour mieux se connaître et penser à autre chose. Il y a quel­ques jours, c’était « 15 secondes pour 15 photos », histoire que chacun raconte sa vie.


Dire adieu à la nature

Juste à côté se trouve le mess – salle à manger, salle de réunion où se déroule celle, quotidienne, de 8 heures du matin, salle de rencontre où l’on papote parfois longtemps après avoir fini son assiette. Ce soir, ­Adrian s’éternise un peu. C’est la première mission de ce Germano-Iranien de 25 ans. D’une voix douce, il nous explique les raisons curieuses de son engagement. Il est récemment sorti d’un an de dépression provoquée par la ­lecture compulsive de publications scientifiques sur les bouleversements climatiques, mais aussi par un événement concret : en Iran, sa grand-mère vit à quelques kilomètres d’un endroit où un pic de température a été officiellement considéré comme invivable pour l’humain. « Je me suis rendu compte que ma famille pourrait devenir réfugiée climatique. » Alors, cette mission est bien entendu un moyen de se battre pour les océans, mais pas que. « Je suis là pour dire “adieu” à la nature. J’utilise mon privilège d’être avec Sea Shepherd pour la voir une dernière fois telle qu’on la connaît. »

Deux étages plus haut, Selim a remplacé ­Baptiste. Lui aussi attend, sans y croire, une sortie du Fada 18. D’ici minuit, l’essentiel de sa tâche sera d’éviter les barques des pêcheurs locaux. Sans radar, à la merci des porte-­conteneurs trop gros pour les voir, on les croise au milieu de la nuit à plusieurs kilomètres de la côte. « On voit comment ils sont désespérés, ils risquent leur vie chaque nuit », s’afflige ­Selim. Hier, il a eu du mal à dormir à force de se concentrer sur les canots à éviter. C’est la quatrième année que ce Belge passe avec Sea Shepherd mais, pour la première fois, il tient la barre du bateau. Cette promotion lui vaut d’être l’un des seuls rémunérés à bord, avec un défraiement de 1 000 euros. La plupart ici sont bénévoles et paient eux-mêmes leur billet d’avion pour être là. Tatoué sur tout le corps, Selim ne croit pas trop à la possibilité d’être embauché sur d’autres bateaux où il gagnerait vingt fois plus – son apparence fait « mauvais genre ». De toute façon, ses idéaux sont ici, comme sa vie : il est en couple depuis trois ans avec Tara, la photographe.

Le prix de l’engagement

Sur la passerelle, les heures s’étirent au rythme de la nuit. Dessous, tout le monde dort, ou presque. De temps en temps, un militaire béninois passe pour relayer un collègue sur le pont arrière. Ce soir, c’est leur tour de faire le guet : le golfe de Guinée a connu plusieurs actes de piraterie ces derniers temps. Il n’y a pas grand-chose à voler sur le Bob ­Barker, mais quand même. De gros rouleaux de barbelés encerclent le navire et, tout en bas, il y a une pièce blindée appelée « la citadelle » – elle servira quelques jours après notre passage à bord : au petit matin du 9 novembre, une poignée d’hommes armés ont approché le bateau de Sea Shepherd sur une yole, obligeant les garde-côtes à les faire battre en retraite par dix coups de feu pendant que l’équipage s’y réfugiait. La passerelle s’anime d’un fond ­d’électro. Sur le radar, un gros pâté jaune : c’est un orage dont on voit déjà les éclairs, au loin. Il est presque minuit. ­Maxime et ­Carlette arrivent pour leur quart, un café à la main. « La mission, c’est 95% de langueur et ­seulement 5% d’action, mais avec une intensité qui dépasse tout », résume ­Maxime. Lui aussi trouve des moyens pour structurer son temps : il travaille tous les jours à une bande dessinée sur Sea Shepherd. De minuit à 4 heures, il écoute des podcasts, lit, réfléchit. Le Français de 37 ans a l’air habitué, mais il découvre : il attendait cette première mission depuis un an.

L’année 2019 a marqué un basculement dans sa vie : un divorce, un voyage en Alaska où, même au bout du monde, il constate les dégâts – fonte des glaciers, forêts desséchées. Sea Shepherd avait longtemps été un rêve. En octobre, Maxime postule enfin pour une mission en mer. Cent dollars, juste pour pouvoir tenter sa chance : à côté de lui, ­Carlette regrette que ce montant exorbitant et la nécessité d’une carte bleue excluent presque d’emblée les candidatures d’Africains. Alors, elle regarde avec distance la pointe d’intolérance de certains engagés qui oublient parfois les angles morts de leurs idéaux, comme l’utilisation massive de carburant. Pour cette Gabonaise de 27 ans, Sea Shepherd est un moyen de défendre les océans autant que les ressources de son continent, mais aussi d’engranger une expérience dans un domaine où les formations sont trop coûteuses. Maxime, lui, a lâché sa start-up parisienne quand la mission lui a été proposée. Un mois après le départ, il veut déjà rempiler : il adore la vie à bord, comme la mission. Et peu importe que l’essentiel des nuits soient comme celle-ci, ou que tant d’énergie soit déployée pour n’arrêter qu’un seul chalutier : « Si on ne se sent pas utile là, on ne le sera jamais. » Il fait faire un énième demi-tour au bateau ; désormais, le Bob Barker traverse l’orage. On toque à la porte. Il est 1 heure et la docteure de l’équipage vient trouver un peu de réconfort : de l’eau ruisselle dans sa chambre, elle n’arrive pas à dormir.

Mais l’orage passe, comme la nuit. Ce matin, c’est sous un soleil brûlant que les sept militaires de Cotonou s’entraînent. D’ici deux semaines, ils doivent être en mesure de conduire eux-mêmes les inspections. Sécuriser un pont, vérifier les papiers, deviner les caches : c’est le « mentor » de Sea Shepherd qui mène la formation. Ce poste spécial au sein de l’équipage n’existe que dans les missions africaines. Rémunéré par une société de sécurité privée israélienne à qui l’ONG sous-traite la fonction, le rôle est toujours confié à un ancien de l’armée hébreue – ici, c’est Rei, 25 ans, mentor depuis trois ans et une mission au ­Liberia. Visiblement, l’entraînement plaît aux sept militaires. Ils sourient. Leur visage s’est détendu depuis leur arrivée, avant-hier. L’équipage fait au mieux pour intégrer ces hôtes particuliers, parfois mobilisés au dernier moment et qui ne savent pas combien de temps ils seront loin des leurs. « Nous on a choisi, eux pas », résume Selim. Si les menus à bord resteront végans, des produits locaux leur sont préparés, histoire d’adoucir le dépaysement. Cet après-midi comme hier, ils vont pouvoir appeler leurs proches : nous retournons au port – pour le Fada 18, encore. L’équipage n’est, bien sûr, pas revenu à bord. Mais, cette fois-ci, le préfet maritime décide d’arrêter le bateau au pavillon béninois, mais à la propriété chinoise. Peter nous informe que c’est la troisième fois. La précédente, un prêt avait été contracté pour payer l’amende. Cette fois-ci, un coup de téléphone mystérieux a été tenté pour s’arranger avec les autorités. En vain : la carrière du Fada 18 est terminée. Ce sera une petite lumière de moins dans l’obscurité

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