Biodiversité des ruines

Biodiversité : les friches, paradis du sauvage

Loin d’être un espace vide, délaissé, un « bidonville » du sauvage, la friche est un écosystème complexe qui connaît plusieurs métamorphoses, la vie rejaillissant spontanément des décombres. Surtout, elle peut être le lieu où s’inventent de nouvelles alliances entre vivants.

S’il est un concept qui cristallise l’ambiguïté de la relation entre l’humain occidental moderne et la vie sauvage, c’est celui de friche. Fréquemment proche du champ lexical de la xénophobie, il charrie son attelage de préjugés, de peurs et de rejets. Les friches sont d’ailleurs généralement définies par des négations, par un non-usage, un abandon. Elles viennent heurter notre rapport à l’ordre et au désordre. Rien n’y est plus contrôlé, les végétaux s’y entremêlent en tous sens. La friche fait sale. Elle est un terrain vague, qui s’oppose au précis, un espace qui échappe au contrôle physique, mais également à celui de la pensée. Elle est un espace de l’inexpliqué. Défricher un sujet, c’est le rendre accessible à la pensée, c’est une tentative de rendre accessible à l’humain ce qui existe. La friche est l’espace de l’inculte. Elle nous renvoie en miroir notre désordre intérieur, aux limites de notre savoir. La friche est l’espace de l’inaccessible, du danger. 

Article à retrouver dans notre hors-série « Ces terres qui se défendent » en librairie et sur notre boutique.


C’est en milieu agricole que la notion de friche est la plus souvent convoquée, mais on l’utilise aussi pour toutes sortes d’espaces « délaissés » : il est des friches urbaines, des friches commerciales, des friches ferroviaires, des friches d’équipement, des friches industrielles, etc. En agriculture, la friche fait référence à une surface agricole abandonnée, sans intention d’être cultivée, où s’implante graduellement une végétation naturelle. Elle est indistinguable d’une jachère sur le plan botanique. Elle n’en diffère que par l’intention : la jachère est une friche que l’on a l’intention de remettre en culture. La friche est la conséquence d’une désertion, d’un abandon. Elle est subie. La jachère est choisie, pilotée.

La friche agricole est perçue comme un réservoir d’indésirables, un réservoir d’ennuis, de toutes les mauvaises graines, colonisatrices potentielles des champs alentour. La friche urbaine, quant à elle, est le lieu des rebus de la société, humains comme non-humains : marginaux, vagabonds, Roms, plantes exotiques dites « envahissantes », qui y trouvent un interstice de liberté. C’est même l’espace des déchets pour les Anglais, qui les appellent « the wastelands ». Un simple pas de côté ouvre pourtant une tout autre perspective : la friche est le lieu où la vie explose après avoir été fauchée, broutée, girobroyée, bétonnée, retournée, empoisonnée. Elle est un espace de libération après une contention forcée, où l’adventice redevient simplement jeune pousse, où le végé­tal transperce miraculeusement l’asphalte. Elle est l’espace du réensauvagement spontané, le nouvel eldorado pour les animaux des environs, où se réinventent des interactions complexes et des communautés multispécifiques. 


Métamorphoses de la friche

Peut-on définir ce qu’est une friche, en botanique ? Différente selon le type d’usage anthropique qui lui préexistait, la friche exporte son désordre jusque dans les clas­sifications phytosociologiques 1. Elle présente toutefois une caractéristique constante, qu’elle soit agricole, urbaine ou autre : la friche est une communauté végétale qui s’installe sur un espace perturbé et souvent mis à nu, typiquement post-cultural, mais aussi après des chantiers, un glissement de terrain... Elle constitue un stade transitionnel. Débutant par une phase pionnière, son peuple­ment comporte ainsi une part importante d’imprévisible, au contraire d’une bande enherbée de bord de champ sur laquelle on a semé les herbacées que l’on voulait favoriser.

C’est souvent lors de ce stade pionnier qu’apparaissent certaines espèces originales et rares : celles qui sont adaptées aux terrains perturbés, ce qui n’arrive dans la nature que dans les zones inondables, brûlées, effondrées. Les arrangements au sein de la communauté de la friche ne sont pas pour autant désordonnés et suivent des règles écologiques de compétition pour la lumière, de coopération racinaire, d’adaptation à un mode de pollini­sation peu exigeant, à un sol très aéré et riche en nutriments, ou au contraire très pauvre et très tassé. En fonction du tassement du sol, de l’apport de terre, de l’humidité, du pH, de l’environnement, différentes espèces seront favorisées. 

Le premier stade de la friche est celui des plantes annuelles et héliophiles, qui supportent mal la compétition avec les autres plantes leur faisant de l’ombre. Vient ensuite un stade qui dure trois à quatre ans, un peu plus stable que le précédent. Les plantes bisannuelles comme les bardanes, les molènes, les mélilots apparaissent et forment de grandes fleurs l’année suivante. De nombreuses apiacées viennent la colorer en blanc ou jaune : carottes, falcaires, fenouils, panais. C’est aussi le temps de l’arrivée des orties, des lamiers et des armoises. Et bien sûr, toute la communauté des composées épineuses qui rend ces espaces difficiles d’accès : chardons, cirses, panicauts... Appa­raissent également certaines espèces exotiques souvent indésirées, comme l’ambroisie et le datura. Après cette phase, la friche évolue en fourrés à ronces et à prunelliers, de plus en plus impénétrables, favorisant la croissance des arbres.


Éloge du désordre

La communauté végétale des friches est donc très diversifiée et riche. En ville, elles constituent un réservoir de biodiversité indéniable : leur richesse botanique est plus élevée que celle des espaces verts urbains, elles offrent un havre de tranquillité aux renards, aux fouines et aux hérissons, et constituent le seul habitat convenable pour les oiseaux des strates buissonnantes comme les fauvettes et les hypolaïs. Dans les zones agricoles, les friches que l’on trouve au milieu des grandes cultures homogènes concentrent les rapaces diurnes et nocturnes, les oiseaux granivores, les insectes pollinisateurs, les criquets. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles y constituent le seul type d’habitat hospitalier pour le vivant. Un espace agricole très diversifié, avec son complexe de cultures, prairies, mares, haies et vieux arbres sera souvent plus riche en écosystèmes et en espèces que les friches, qui évolueront de manière relativement homogène dans un espace donné. 

L’enfrichement dans son stade suivant, celui de l’enforestement, devient, pendant un temps, synonyme d’appauvrissement. Les années d’adolescence des friches sont ingrates, et même les naturalistes leur tournent le dos. La diversité de fleurs et son cortège d’espèces associées ont été chassés par l’ombrage croissant : les orchidées et les zygènes disparaissent sous les buis et les cornouillers, alors que la riche faune des vieux arbres n’est pas encore intéressée. On cherche alors à rajeunir ces friches à tout prix. Elles deviennent la cible des compensations écologiques, pour un gain de biodiversité facile à générer à court terme. Notre civilisation du contrôle du danger nous a transformés en jardiniers. Or, le désordre est fécond.

Autrefois, de grandes densités d’animaux sauvages herbivores, associés aux espaces ouverts régulièrement créés par les tempêtes, les feux et les inondations permettaient le maintien de milieux ouverts au sein de paysages dominés par les forêts. Les grands déboisements opérés par les humains, associés à la substitution des herbivores sauvages par des herbivores domestiques, ont continué à favoriser les milieux ouverts : pelouses, prairies, friches. Désormais, la déprise pastorale et le réenforestement de la France contribuent à réduire les surfaces de ces milieux ouverts non cultivés. Dans les forêts méditerranéennes, sur les coteaux calcaires du nord de la France, le retour de l’élevage est plébiscité. Il faut planter des arbres pour le climat et la biodiversité ici, et tout broyer là-bas, également pour la biodiversité. Les écologues seraient-ils schizophrènes ? À prôner le réensauvagement d’une main, et à le combattre de l’autre ? 

Tout apparaît complexe et nuancé lorsque l'on mobilise l'écologie. Le rapport à la friche interroge la position de ce point de bascule dans notre rapport au sauvage, entre le désir réparateur de relâcher la pression vers la libre évolution et notre attrait animal vers les milieux ouverts au sein desquels il est facile de circuler. Homo sapiens, après tout, est, depuis ses origines, un ingénieur majeur des écosystèmes. Défricher pour créer des espaces de vie est vraisemblablement une caractéristique très répandue chez notre espèce. 


Les bidonvilles du sauvage

La friche vient nous questionner à de nombreux endroits. Elle n’est ni la digne représentante d’une aire protégée, lointaine, coupée de l’humain, ni un espace de partage entre humains et non-humains, comme le sont les haies, les mares et les forêts. Elle se situe de l’autre côté. La friche est l’autre dimension de l’anti-dualisme, elle est l’une des conditions du pluralisme. Elle est ce qui n’est revendiqué par personne dans la lecture simplifiée du monde opposant aires protégées et aires anthropisées que propose le land sparing 2 : ni par les tenant·es de la conservation, ni par les exploitant·es.

Mais aujourd’hui, les friches ont, d’une certaine manière, la cote. Il n’y a pas espaces plus convoités pour y installer des projets : elles sont devenues des opportunités, des espaces à reconquérir. C’est une conquête noble, car l’espace y est perçu comme un grand vide : il n’y a ni paysans ni habitants. Quant aux espèces sauvages, on leur a créé des espaces protégés, après tout. Les friches semblent être par défaut, dans les textes de loi produits par le ministère de la Transition écologique, un espace « non naturel », sur lequel on peut tout faire sans qu’il puisse y avoir de conséquences pour les êtres vivants. Presque comme si, parce qu’ils habitent une friche, ces organismes étaient un peu des sous-vivants, les bidonvillisés du sauvage. On ne peut que les bonifier. Les missionnaires des temps modernes y installent donc très écologiquement des champs de panneaux photovoltaïques, des « écoquartiers » ou des entrepôts, car si l’artificialisation des sols se fait sur ces friches, elle ne compte pas vraiment. Quitte à mettre dans le même panier une vaste zone de bâtiments industriels délaissés, une carrière réensauvagée ou une communauté végétale post-culturale. 

Cet évangélisme touche aussi les citadins écologistes et les activistes les plus radicaux. Les plus sauvages des recoins de la banlieue ou de la capitale ont été convertis en espaces d’agriculture urbaine. Les journalistes de Reporterre se félicitent que le maire de Moëlan-sur-Mer, dans le Finistère, utilise le code rural pour remettre en culture des parcelles agricoles privées laissées à l’abandon, devenues landes à ajoncs. Les militants des Soulèvements de la Terre, pour lutter contre l’accaparement des terres, organisent une action de défrichage d’une vigne à l’abandon appartenant à un grand propriétaire privé. Quelle est la priorité, en matière de reprises de terres ? Les friches, ou les grandes cultures intensives ? Faut-il vraiment toujours plus de terres cultivées, quand bon nombre d’entre elles servent à alimenter des animaux d’élevage confinés ? A-t-on besoin d’autant de vignes ? L’alcool nous épargnera-t-il de la famine ? 


Pipits farlouses à la rescousse

Les alliances vont toutefois croissantes. En ville, écologues et agriculteurs urbains ont pu converser et, dans de nombreux endroits, les espaces sont devenus partagés : une partie cultivée, une partie laissée à la vie sauvage. Ce n’était qu’une question de perception et d’incompréhension. Le concept d’alliance entre le sauvage spontané et le cultivé alimentaire y est d’autant plus aisé que sur ces friches urbaines, les deux, ensemble, peuvent plus facilement faire obstacle à des projets non désirés par les habitant·es. C’est d’ailleurs sur ce thème que d’autres alliances peuvent s’inventer. Lorsque de grands projets d’aménagement se font sur des terres cultivées, les enjeux de biodiversité sont généralement considérés comme négligeables, à moins que n’y soient présents quelques oiseaux patrimoniaux comme l’œdicnème criard ou le busard Saint-Martin. À Serris, en Seine-et-Marne – mais cet exemple pourrait être démultiplié à volonté –, une zone d’activité commerciale a été décrétée le long de l’autoroute A4, sur des terres cultivées, pour y construire d’immenses entrepôts. Lorsque l’étude environnementale a été réalisée, la biodiversité du site était assez faible.

Mais une fois l’activité agricole abandonnée, dans le laps de temps de deux à trois ans qui s’était produit avant que certains entrepôts ne soient construits, le réensauvagement a commencé à opérer. Désormais, la zone centrale du site, encore non bâtie, ne saurait l’être dans la légalité, car entre-temps sont revenus de nombreux pipits farlouses, bruants des roseaux, bruants proyers et linottes mélodieuses, entre autres. Toutes ces espèces d’oiseaux sont protégées et le maître d’ouvrage n’a pas l’autorisation de les détruire, car elles étaient absentes ou très rares lors de l’inventaire initial et non intégrées à son précieux « Cerfa », sésame administratif ouvrant droit à dérogation.

Ce qui est plus intéressant encore, c’est que toutes ces espèces sont menacées en France, car leurs habitats disparaissent. Cet exemple illustre la rapidité avec laquelle le vivant peut se réactiver et la nécessité de maintenir des zones non perturbées en rotation au sein de la mosaïque agricole pour stopper le déclin des oiseaux agricoles. Il illustre aussi à quel point, en matière de vie sauvage, rien n’est perdu tant que les espèces n’ont pas disparu, et combien chaque espace non accaparé par les constructions et l’agro-­industrie est précieux. La friche est l’espace de l’espoir.  


Une manière habituelle de décrire un habitat consiste à décrire l’assemblage des espèces de plantes qui s’y trouvent. Cet assemblage préférentiel d’espèces végétales constitue un groupement phytosociologique.

Se rapporte à l’opposition théorique entre les tenant·es du courant du « land sparing », qui vise à favoriser la création de zones protégées et une ambitieuse régulation spatiale des activités humaines, et ceux du « land sharing », qui acceptent l’extension spatiale des activités humaines mais en y partageant davantage l’espace avec les autres êtres vivants.

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