Démocratie et besoins

Le rationnement menace-t-il nos libertés ?

Illustration : Sébastien Pastor

Qu’il s’agisse des restrictions à certaines libertés ou de la mise en place de dispositifs de surveillance des individus, le rationnement peut paraître une entreprise clairement liberticide. Pour autant, la liberté de consommer doit-elle rester toute-puissante, et les restrictions passent-elles nécessairement par le traçage de nos comportements ?

Paré de connotations martiales, l’imaginaire du rationnement nous ramène, sinon aux heures sombres de l’Occupation, du moins à des situations de crise où la liberté de consommer est brutalement suspendue. Le spectre d’un rationnement cet hiver, agité au plus haut sommet de l’État, a d’ailleurs conduit des représentants de l’extrême droite comme Florian Philippot (Les Patriotes) ou la députée européenne Catherine Griset (RN) à faire le parallèle avec la suspension des libertés lors de la crise sanitaire en parlant de « confinement énergétique ».

Article issu de notre dossier « Bienvenue dans l'ère du rationnement », disponible en librairie et sur notre boutique.


Mais de quelles libertés parle-t-on ? Car en régime démocratique, les citoyens connaissent de nombreuses restrictions à leurs libertés au quotidien (ne pas fumer dans un lieu public, attacher sa ceinture…), ou de manière ponctuelle. Dans un contexte de crise, la liberté de produire et de consommer comme on l’entend devrait-elle rester toute-puissante face aux autres enjeux sur la table ? « Si l’on n’organise pas la pénurie avec des mesures de rationnement, il y a un risque très fort de voir la précarité énergétique progresser, ce qui serait en quelque sorte une violation des droits fondamentaux pour les personnes concernées », soulève le philosophe et environ­nementaliste Augustin Fragnière en parlant d’un « conflit de valeurs fondamentales ». « Dans les systèmes politiques occidentaux et libéraux, explicite-t-il, la liberté d’action – soit la liberté définie par l’absence de contraintes – est une valeur importante mais elle peut être limitée à certaines conditions pour en préserver d’autres : la sécurité, la justice, la santé publique… » 

« Il y a une autre façon de voir les choses, qui est de considérer la dépendance aux énergies fossiles comme étant elle-même profondément liberticide. »

Pandémie du Covid-19 à l’appui, Augustin Fragnière estime que les périodes de crise appelant des mesures d’urgence peuvent être « compatibles avec la démocratie, mais à des conditions assez strictes », par exemple dans le cadre d’un état d’urgence décrété « pour une durée limitée et prédéterminée ». À plus long terme en revanche, si des restrictions ou des quotas étaient appliqués à la consommation de certaines ressources ou aux émissions de gaz à effet de serre dans le cadre d’une politique écologique, une discussion démocratique s’imposerait. Rien d’impos­sible à en croire le chercheur, selon lequel – n’en déplaise à ceux qui agitent la menace d’une « dictature verte » – « des rationnements bien organisés et progressifs ne nous plongent pas forcément dans la dictature ».

De la liberté inaliénable de climatiser sa voiture

Le débat à mener sur ces questions est de taille puisqu’il s’agit de repenser rien de moins que notre conception des libertés. Comme l’expose Bruno Villalba, professeur de science politique à l’école AgroParisTech et auteur de L’écologie politique en France (La Découverte, 2022), « le référentiel qui domine toujours la manière de concevoir les libertés démocratiques est de considérer que le modèle démocratique construit les conditions de l’émancipation en donnant à chacun la possibilité de se réaliser à travers ses actes du quotidien, et donc ses actes de consommation ». Or cette définition de la liberté, dit-il, s’est « construite sur un système hors-sol, sans se poser la question des ressources matérielles nécessaires ». Dans une tribune parue dans Reporterre en 2019, le chercheur en sciences de l’information et de la communication Guillaume Carbou regrettait de son côté que « cinquante ans de propagande industrialiste ont beaucoup fait pour convaincre qu’allumer la climatisation de sa voiture ou que disposer de cinq écrans connectés à domicile était des “libertés inaliénables” dont l’abandon constituerait un douloureux retour à l’âge de pierre ».

Incompatible, on l’aura compris, avec toute forme de rationnement, cette conception dominante des libertés individuelles n’en demeure pas moins en bonne partie fantasmée. « Il y a une autre façon de voir les choses, qui est de considérer la dépendance aux énergies fossiles comme étant elle-même profondément liberticide au sens où l’on ne sait pas faire autrement, ce qui fait que lorsqu’on est dans une situation de pénurie ou de surcoût de l’énergie, nos organisations économiques et sociales sont totalement entravées », fait remarquer la sociologue Sophie Dubuisson-Quellier, autrice de La Consommation engagée(Presses de Sciences Po, 2009). En outre, l’accès à cette « liberté » est largement inégalitaire si l’on considère, par exemple, que seuls 11 % des Français prennent régulièrement l’avion, ou de l’autre côté de l’échiquier social, que 22 % des foyers disent souffrir du froid. « En haut, ça se gave toujours plus, les salaires des PDG ont doublé l’année dernière et les dividendes sont à des niveaux record [...] et de l’autre côté, on a un ration­nement, avec des gens qui se rationnent y compris sur la nourriture qu’ils mettent dans leur assiette », s’indignait le député François Ruffin (LFI) sur le plateau de BFMTV en octobre dernier. 

Peut-on encore parler de liberté si son objet demeure inaccessible à une large partie de la population ? Pour la philosophe Peggy Avez, autrice deL’Envers de la liber  (éditions de la Sorbonne, 2017), « la liberté passe forcément par l’égalité, sinon c’est la liberté de quelques-uns et ce n’est plus une liberté, mais des privilèges, des passe-droits ». De fait, le rationnement sous forme de quota d’émissions de CO₂ par tête ou de carte carbone demanderait davantage d’efforts aux personnes les plus émettrices, qui sont aussi statistiquement les plus privilégiées, jouissant d’une marge de manœuvre plus grande. Du moins à court terme et sur le plan individuel, car « à un niveau plus collectif et global, c’est l’inaction actuelle et le dérèglement climatique en cours qui seront liberticides », alertent dans Reporterre Charles Adrien Louis et Guillaume Martin du cabinet BL évolution, coauteurs d’une étude intitulée « Comment s’aligner sur une trajectoire compatible avec les 1,5 °C ? » (2019). Ils évoquent alors la perspective de « la prolifération de maladies », « la contrainte de déplacements imposée par des conditions météorologiques invivables » ou encore de « la perte de son habitat et de tout ce qu’on possède à la suite de phénomènes météoro­logiques extrêmes »

La société du traçage intégral ?

Autre critique courante à l’égard des mesures de rationnement, qu’elles soient déployées temporairement face à une crise ou de manière durable : l’étroite surveillance qu’impliquerait leur mise en œuvre au quotidien. Sur les réseaux sociaux, des « anti-Linky » craignent ainsi que ces compteurs connectés, qui permettront de suspendre à distance l’alimentation électrique des chauffe-eau entre 12 h et 14 h durant la période hivernale (sans que cela ne « coupe » l’eau chaude aux ménages concernés, qui pourront toujours forcer la mise en route de leur ballon d’eau chaude sur ce créneau horaire), ne deviennent les armes idéales d’une politique de surveillance énergétique. 

Pour autant, un rationnement de type carte carbone nous conduirait-il forcément à une société du traçage et du fichage ? Non, rétorque la chercheuse en sciences politiques Mathilde Szuba dans l’ouvrage collectif Politiques de l’Anthropocène (Presses de Sciences Po, 2021), qui estime que le rationnement de l’énergie (d’origine fossile) n’organiserait un contrôle que sur la totalité des émissions de gaz à effet de serre des individus, leur laissant la liberté de s’organiser de façon à respecter ce plafonnement « selon [leurs] préférences individuelles ». Concrètement, détaillent  les auteurs d’une étude consacrée à la dimension juridique de ces dispositifs, les individus auraient la charge de gérer leur « budget carbone » par le biais d’une carte dédiée à cet effet – un peu comme une carte de fidélité, suggèrent-ils – où seraient consignés leurs crédits carbone, débités en fonction de la teneur en carbone de l’achat de certains biens, comme l’essence. Selon eux, « cela semble fort improbable [que les émissions de CO₂ constituent des données sensibles] si la carte carbone ne retient que le score environ­nemental attribué à chaque acte de consommation, sans garder de trace du bien consommé en lui-même. » En outre, on pourrait imaginer, reprend Mathilde Szuba, que les échanges de quotas carbone entre citoyens s’effectuent à l’échelon local de manière anonyme et sur format papier, plutôt que par voie électronique et en passant par une entité nationale et centralisée. 

Un outil convivial ?

Le système de carte carbone, argue-t-elle, accorderait en réalité davantage de liberté aux individus quant à leurs choix énergétiques personnels qu’une taxe carbone qui « en imposant les biens et services énergivores au cas par cas, en fonction non seulement de leurs émissions de gaz à effet de serre mais aussi de leur utilité sociale évaluée par le législateur (par exemple en taxant davantage les autoroutes le week-end), aurait un effet prescriptif sur les modes de vie, exercerait une pression uniformisatrice pour tendre vers ce qui a été défini comme normal ». La carte carbone pourrait également encourager, selon elle, la mise en commun d’une partie des quotas, par exemple pour faire fonctionner une chaufferie collective. Elle va plus loin : bien que cela puisse sembler contre-intuitif à première vue, le rationnement, en garantissant à chacun un accès minimum aux ressources, pourrait même être un outil « convivial » au sens donné par le théoricien de la convivialité, Ivan Illich, c’est-à-dire reposant, selon les mots de ce dernier, « sur des contrats sociaux qui garantissent à chacun l’accès le plus large et le plus libre aux outils de la communauté, à la seule condition de ne pas léser l’égale liberté d’autrui. »

De quoi ouvrir la voie à une « forme de liberté plus positive », là où la conception dominante se fonde sur une conception « négative » car définie par l’absence de contraintes, analyse Augustin Fragnière : « L’autonomie est le pouvoir d’être maître de son destin, sans dépendance à autrui, de décider de la manière dont on s’organise et dont on utilise les ressources à notre disposition. C’est aussi une forme de liberté collective puisque le rationnement peut nous permettre non seulement de passer la crise énergétique, mais également de réduire la consommation pour se diriger vers une forme d’autonomie énergétique, et à travers elle une autonomie politique et économique. » Et si le temps était venu de réfléchir, en tant que société, à la nature des contraintes que l’on souhaite se poser ? 

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