Décroissance dans l'histoire

John Stuart Mill, précurseur de la décroissance

L’œuvre de John Stuart Mill (1806-1873) est généralement réduite à quelques textes pour lesquels il est aujourd’hui célébré comme l’un des pères fondateurs du libéralisme. Pourtant, la philosophe Camille Dejardin dévoile dans son dernier ouvrage une pensée plus riche et exhume ses engagements moins connus. Féministe, précurseur de l’écologie politique et profondément humaniste, ce John Stuart Mill là serait certainement plus proche des décroissants que des néolibéraux auxquels on continue de le rattacher.

 John Stuart Mill est principalement  connu comme un grand penseur  du libéralisme. Vous le qualifiez  quant à vous de « proto-écologiste » : pourquoi ? 

La littérature autour des écrits de John Stuart Mill est encore assez pauvre en France. J’ai été vraiment surprise dans mes lectures de découvrir, sous la plume d’auteurs libéraux du XIXe siècle, des arguments qui seraient classés aujourd’hui comme antilibéraux. À ma connaissance, Mill fait partie des premiers penseurs occidentaux à considérer la croissance économique infinie comme une chimère. Il considère que vivre sans croissance est non seulement une nécessité pour l’humanité, mais également le meilleur moyen d’organiser la vie humaine afin de lui éviter un choc environnemental, social et économique brutal. À la place, il propose de repenser nos vies hors du consumérisme, et défend le respect de l’environnement et l’émancipation de tous les individus.

 Pourquoi ne croyait-il pas à une croissance économique  sans limites ? 

Dès la naissance de l’économie politique à la fin du XVIIIe siècle, les économistes mettent en évidence certaines limites en lien avec l’exploitation des terres agricoles. Pour Thomas Malthus (1766-1834), économiste et pasteur anglican, la croissance démographique fait craindre des pénuries. Il propose en conséquence la mise en place de politiques de réduction de la natalité chez les populations pauvres. Mill rappelle alors qu’elles ne sont pas les seules responsables de la croissance démographique : les riches sont également concernés ! D’autant que la forte natalité chez les plus précaires est avant tout liée à un mauvais partage des richesses et du savoir dans la société. Les prévisions de Malthus se révéleront inexactes, mais elles permettront à Mill de mieux théoriser la notion de « limites ». Pour que l’humanité maintienne ses conditions de viabilité, elle ne peut se permettre la sur-con-sommation des ressources et l’opulence. La consommation des ménages doit donc être régulée au même titre que la production des biens en amont.

 Nous vivons pourtant depuis  deux siècles selon l’idée que ces limites peuvent être indéfiniment repoussées grâce au progrès technologique… 

Effectivement, et c’est l’un des maîtres de John Stuart Mill, l’économiste David Ricardo (1772-1823), qui a contribué activement à la diffusion de cette idée au XIXe siècle. La loi des rendements décroissants qu’il théorise suppose que l’économie continue de croître jusqu’à atteindre un palier, qu’il nomme « état stationnaire ». Il considère cet équilibre comme étant néfaste pour la société puisqu’il marque potentiellement le début du déclin de l’économie. Afin de relancer la croissance, l’expansion territoriale ou les progrès techniques permettent l’accès à de nouvelles ressources, et ouvrent ainsi une porte de sortie de cet état stationnaire. En conséquence, selon Ricardo, la croissance économique fonctionne suivant des cycles.

Mill s’inscrit en réalité dans cette théorie, mais il en conclut pour sa part qu’il existe un cycle ultime en raison de l’existence de limites planétaires indépassables. Et le progrès technologique, s’appuyant sur des ressources limitées, ne peut pas être la solution. John Stuart Mill se réapproprie donc le concept d’état stationnaire des Principes de l’économie politique et de l’impôt (1848) de Ricardo en affirmant qu’il existe deux chemins possibles pour la société : un état « subi » dans la douleur ou un autre « choisi », organisé etheureux.

 On peut noter une certaine  similarité avec les théories  décroissantes.  Mill a-t-il théorisé sa propre  « décroissance » ? 

John Stuart Mill n’emploie ni le terme, ni le concept de décroissance mais ce qu’il dit de l’état stationnaire s’en rapproche. Si la décroissance est absente de ses écrits, c’est qu’elle ne se justifie pas encore. Contrairement à nous, les sociétés du XIXe siècle avaient encore le temps de se modérer et de prévenir l’irréversible. Nous n’avons aujourd’hui plus le luxe du temps : l’heure est à l’urgence écologique !

 Mill n’invite-t-il donc pas à réfléchir à ce qui est vraiment utile  à la société ? 

Effectivement. Nous sommes devenus « utilitaristes », mais pas dans le sens qu’il faudrait. Nous ne pensons pas à ce qui est fondamentalement « utile » à notre vie, à ce qui participe vraiment au bonheur. Nous sommes dirigés par le désir et l’envie, deux sensations qui ne permettent en aucun cas d’être libres. Nous sommes obsédés par l’accumulation, par la rentabilité purement matérielle et marchande. Les individus, les emplois, les loisirs et même la connaissance sont devenus des objets du marché. Nous en sommes à parler d’« économie de la connaissance ». D’un savoir qui n’est valorisé qu’à la seule condition qu’il soit utile à briller en société ou à résoudre des problématiques techniques. C’est à l’opposé de l’utilitarisme développé par Mill. Pour lui, la vraie liberté consistait à cultiver sa connaissance personnelle, la seule ressource capable de croître à l’infini. Il croyait profondément à un pluralisme des savoirs, à un accomplissement personnel par l’éducation et à l’accès à un « art de vivre ». 

 Que voulait-il dire par « art de vivre » ?

La liberté est une fin en soi, certes, mais elle ne peut se faire au détriment du bonheur. Tous les individus doivent avoir les moyens institutionnels, matériels et intellectuels d’être autonomes. Ils doivent être en capacité de choisir leur mode de vie, non de le subir. Mais cette vie doit être empreinte de « beau ». Pour Mill, les humains sont des animaux avec un sens de l’abstraction qui les rend capables de plaisirs « élevés » – esthétiques et spirituels. Le libéralisme millien n’est pas seulement économique et politique, il est aussi profondément existentiel. La société se doit de garantir à tout individu l’accès aux belles choses. Mill rejette la consommation de biens matériels standardisés et dénués de valeur. Il anticipe en outre que notre environnement est voué à se dégrader esthétiquement parlant et milite pour la conservation d’une terre intacte. 

 Cette quête esthétique  ne trouve-t-elle pas aussi  un écho chez les penseurs  de l’écologie politique ? 

Tout à fait. Mill énonce ce que les convivialistes, comme le philosophe Ivan Illich (1926-2002), vont définir bien plus tard : la joie de créer, de fabriquer et de voir un objet qui continue d’exister hors de soi. Or, le système industriel prive complètement l’individu de la possibilité de s’approprier son œuvre. Dans le texte « En quoi consiste l’aliénation du travail ? » (Manuscrits de 1844),le philosophe allemand Karl Marx (1818-1883) nous expliquait déjà que le travail à la chaîne dépossédait plusieurs fois l’ouvrier dans la pratique de son travail. Il ne choisit pas quand il travaille, ne décide pas de ce qu’il produit et ne peut pas faire usage de sa création à la fin. Cet abrutissement le poursuit jusque dans sa vie privée et l’empêche de faire de son temps libre un moment d’épanouissement et d’émancipation.

 Mill est-il confiant quant à la possibilité des gens d’accéder  à cet épanouissement ? 

Mill est un merveilleux théoricien du potentiel. Pour lui, une égalité des chances doit être garantie par la société à tous les individus, et ce, même si ces derniers ne sont pas tous égaux dans leurs capacités à réfléchir et à créer… Ils doivent être capables de s’épanouir intellectuellement et de prendre part à la création d’œuvres personnelles. Mill ne parle donc pas d’une égalité au sens d’uniformisation, mais d’accès à l’éducation, et donc à la connaissance. Tout individu a le pouvoir de faire quelque chose de bien de sa vie, tant qu’on lui offre des outils pour y arriver. Cela reste encore à la portée de notre société.

 Quels enseignements peut-on tirer de penseurs comme John Stuart Mill aujourd’hui ? 

John Stuart Mill est un penseur universel, transversal et très ouvert aux idées d’autrui. Il possédait une éthique de la discussion et de la valorisation du débat. Une conclusion logique pour un penseur qui se revendiquait à la fois comme libéral, conservateur et socialiste. Son libéralisme utopique nous invite à réviser nos étiquettes, à réfléchir aux limites de nos idéologies et à aller puiser des apports intellectuels au-delà de notre zone de confort immédiate. Je souhaite que, comme le prouve son engagement, l’écologie devienne au plus vite une cause transpartisane.

John Stuart Mill, libéral utopique - Camille Dejardin, Éditions Gallimard, 2021

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