Transition écologique et mobilité

Décroissance aéronautique : un plan de reconversion ambitieux

Un ingénieur prépare le réservoir d'un avion commercial - Indonésie
Un ingénieur prépare le réservoir d'un avion commercial - Indonésie Photo par Pandu Agus Wismoyo de Unsplash

Dans la région toulousaine, qui doit sa prospérité à une spécialisation dans la construction aéronautique, les initiatives se multiplient pour refuser de rester otage de la mono-industrie. Parmi elles, le collectif Pensons l’aéronautique pour demain (PAD) a travaillé une année durant sur un plan qui imagine un autre avenir pour l’emploi.

L'addition de malaises individuels amorce parfois des changements collectifs. Dans la région toulousaine, ce sentiment n’est pas encore majoritaire, mais gagne en importance chez les ingénieurs, techniciens et ouvriers d’Airbus, Thales, Safran et leurs sous-traitants – l’industrie aéronautique pèse localement 90 000 emplois directs et 135 000 indirects. Surtout depuis le début de la pandémie de Covid-19, qui a mis à nu la vulnérabilité du transport aérien et exacerbé la critique quant à sa forte empreinte carbone – soit 2 % des émissions mondiales de CO2. L’année 2020 a ainsi été marquée par l’émergence de plusieurs initiatives.

Article issu de notre numéro « L'Écologie recrute ! », disponible sur notre site. 

Le collectif Les Atelier Icare signera l'une des 10 propositions pour un tournant radical de Bascules N°3, en précommande sur Ulule : « Pour un nouveau rapport au travail, expérimenter la polyactivité »

En mai, l’Atécopol (Atelier d’écologie politique), un collectif multidisciplinaire de scientifiques toulousains, lançait un appel aux salariés de l’aéronautique dans une lettre ouverte les invitant à une réflexion commune. Un mois plus tard, le groupe d’employés baptisé « Icare » voyait le jour. « Ces initiatives ont créé de l’émotion dans la région, car on a affirmé à voix haute une évidence qui restait taboue : pour atteindre l’objectif de 1,5 °C, une décroissance du trafic aérien sera inévitable », explique Bruno Jougla, qui fait partie de la trentaine de personnes ayant rejoint ce collectif.

Une fois l’abcès crevé, poursuit cet ingénieur, « on ne pouvait pas en rester à ce constat, il fallait travailler sur un plan ». Est alors créé un autre collectif nommé Pensons l’aéronautique pour demain (PAD). Lancé en septembre 2020, il réunit les initiatives (Icare, Atécopol, CGT aéronautique, Étudiants pour l’aéronautique soutenable, groupes de riverains…) pour structurer le débat sur l’avenir du secteur.

Conjurer le « syndrome Détroit »

Car, un siècle après la fabrication des premiers avions Latécoère, la région est devenue un cas emblématique de développement mono-industriel. Au point que, sur place, on craint de plus en plus un « syndrome Détroit » (du nom de cette ville américaine ultra dépendante de l’industrie automobile, qui s’est effondrée avec ce secteur à partir des années 1960). Et pour cause : le département de la Haute-Garonne a perdu près de 5 000 emplois dans l’aéronautique en 2020. « Le travail est le premier sacrifié à chaque crise. Dès qu’on parle d’écologie, on nous oppose immédiatement le risque de perdre de l’emploi. On a donc voulu montrer que la transition est un foyer d’emploi énorme », raconte Romain Morizot, membre de PAD et lui aussi ingénieur dans le secteur.

Durant près d’un an, six membres du collectif – dont Bruno Jougla – ont creusé le sujet, tout en consultant des chercheurs en histoire et en sociologie, des spécialistes en énergie et, surtout, des habitants, puisque ces travaux se sont appuyés sur trois « ateliers citoyens » qui ont rassemblé plus d’une centaine de personnes. L’aboutissement de cette année de travail est contenu dans un rapport publié en août 2021. Son titre ? « Moins d’avions, plus d’emplois. Recom­mandations pour une transformation en une région écologiste, égalitaire, épanouie. »Tout un programme ! Voici, en 4 actes, leur plan pour bifurquer.

#1 Agir local, penser global

Impossible d’imaginer une réorientation de l’emploi sur un territoire sans repenser les règles du jeu, car « la transformation d’un secteur ou d’une région dépend également de codes plus globaux », qu’ils soient nationaux, européens ou mondiaux. Des mesures ambitieuses sont avancées pour créer un « contexte favorable au changement de paradigme » – comme diminuer le temps de travail pour dégager du temps à la collectivité, renforcer le pouvoir de l’État et des travailleurs dans les directions des entreprises – et « contraindre le trafic aérien » par une taxation accrue, un budget carbone et une réglementation des aéroports. Demeure une part qui ne peut faire l’objet d’aucune réforme légale : « La nécessitéde baisser le niveau de trafic aérien implique plus largement de repenser le voyage, en changeant ses manières de travailler ou de faire du tourisme », indique le rapport.

#2 La reconversion, jamais sans planification

Trois valeurs portent ce plan de reconversion. Celui-ci œuvre bien entendu à une région « écologiste » mais aussi « égalitaire » – car il s’agit de rééquilibrer les revenus en fonction de la contribution sociale et de favoriser l’emploi des moins qualifiés – et enfin « épanouie » : qualité de vie et sens du travail doivent devenir prédominants. Or, « la transformation écologique du territoire […] doit également répondre à une stratégie nationale et nécessite de lourds investissements ». Il s’agit donc de faire en sorte que « les citoyens [participent] à l’établissement d’une nouvelle vision pour la région en 2040 ». Cette feuille de route stratégique, avec des objectifs détaillés, serait soumise à référendum.

Concrètement, le Conseil économique, social et environnemental régional (Ceser) Occitanie pourrait être le lieu de cette élaboration. Mais il faudra aussi, pour préparer une reconversion, pourvoir aux besoins de formation, d’enseignement et de recherche : alors, pourquoi pas la création d’une « université de la transition écologique et des nouvelles sociétés » qui travaillerait notamment sur la décarbonation de l’énergie et la low-tech ? Et qui oserait même « imaginer un monde sans monnaie ou propriété » ?

#3 Repenser la doctrine avant les projets

Pour penser une sortie de l’archi-dépendance à l’aéronautique, il ne suffit pas d’inventer des projets. C’est toute une philosophie de développement économique qui est à repenser. En la matière, le collectif Pensons l’aéronautique pour demain propose de modifier radicalement l’approche économique du territoire en passant « d’une stratégie de spécialisation dans l’aéronautique à une stratégie de spécification ». Autrement dit, évoluer de la concentration autour d’un seul secteur d’activité – l’aéronautique – à une situation où compétences et savoir-faire seraient mis à contribution dans plusieurs secteurs d’activité. Cette nouvelle approche intégrerait aussi de nouvelles « démarches d’économie circulaire basées sur les logiques de durabilité (réparation, maintenance, éco-conception, recyclage) ».

Autant d’évolutions qui rendent nécessaire un vaste plan de reconversion professionnelle pour « accompagner les salariés de l’aéronautique vers les métiers de la transition écologique ». Mais aussi un nouveau modèle d’emploi, puisque les auteurs du rapport imaginent une « participation aux métiers agricoles en polyactivité ». En clair, des salariés consacreraient une partie de leur temps à des travaux des champs, ce qui permettrait d’enrayer le déclin des agriculteurs dans la région et de favoriser la résilience alimentaire, tout en répondant à la difficulté que pose une reconversion intégrale, comme la moindre sécurité de l’emploi et l’écart de revenu.

#4 Imaginer le concret

Pour diversifier l’activité dans la région toulousaine, Pensons l’aéronautique pour demain esquisse plusieurs projets afin de valoriser les compétences des salariés du secteur. Ainsi, développer un pôle régional du ferroviaire, ce qui nécessite un savoir-faire dans la construction, permettrait d’étoffer localement l’offre de mobilité moins carbonée. Développer une éco-industrie orientée sur les besoins primaires, comme se nourrir et se déplacer, serait l’occasion de mettre en œuvre des solutions low-tech – durables, réparables, utiles – rendues disponibles par des systèmes de location plutôt que de vente. Créer une filière de valorisation des déchets de l’aéronautique, qui semble d’autant plus nécessaire que 6 000 avions seront en fin de vie dans les vingt ans à venir, pourrait notamment alimenter une « banque des matériaux ».

Un dernier projet original est évoqué : concevoir et fabriquer un smartphone garanti trente ans. Les professionnels du secteur sont particulièrement bien formés en la matière, puisque « la longévité dans l’aéronautique est une spécialité ». Ce qui nécessitera, bien entendu, un nouveau système d’exploitation non soumis à l’obsolescence programmée... L’envie d’être concret n’empêche pas de rêver. Comment a été reçu le rapport publié l’été dernier ? « C’est plutôt indifférent », regrette Romain Morizot, membre du collectif. Relayé via les réseaux écologistes, il est pour l’instant ignoré par les décideurs politiques et économiques. Comme si tout le monde n’avait pas forcément envie de penser des lendemains pour l’aéronautique.

Soutenez Socialter

Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !

S'abonnerFaire un don