Emploi et liberté

En finir avec la division du travail

Illustration : Yime

On aurait tort de voir dans la parcellisation et la standardisation des tâches une marche irrépressible vers le progrès, un déterminisme auquel rien ni personne ne peut ni ne doit faire obstacle. Imaginons au contraire un plan en trois étapes pour les court-circuiter et, à terme, mettre sur pied une autre organisation du travail compatible avec une vie digne, autonome et épanouie.

Depuis le célèbre exemple de la manufacture d’épingles présenté par Adam Smith (1723-1790), l’affaire semble entendue. « Les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail, et la plus grande partie de l’habileté, de l’adresse, de l’intelligence avec laquelle il est dirigé ou appliqué, sont dues, à ce qu’il semble, à la divisiondu travail », écrit, dès les premières lignes, l’auteur de Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Pour appuyer son propos, l’économiste écossais recense dix-huit opérations distinctes nécessaires à la production d’une seule épingle et vante, dans la foulée, l’intérêt de les décomposer au maximum plutôt que d’assigner à chaque ouvrier l’intégralité du processus de fabrication. Selon Adam Smith, une telle organisation n’a que des bénéfices.

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De temps, d’abord : un minimum de tâches par ouvrier évite d’avoir à changer intempestivement d’outils et de passer d’un ouvrage à un autre. De spécialisation, ensuite : à force de répéter quelques tâches très circonscrites, l’ouvrier finit par les exécuter avec une grande dextérité. Perfectionnée et intensifiée tout au long du XIXe siècle, la division du travail atteint son stade ultime grâce à F.W. Taylor. Pour annihiler la « flânerie systématique » et le « travail lent » des ouvriers, causes de baisse des rendements, l’ingénieur américain préconise en 1911 une « organisation scientifique du travail » : la parcellisation se double d’un chronométrage de chacune des tâches réalisées. « L’esclavage doit durer chaque jour un temps suffisant pour briser quelque chose dans l’homme », écrivait la philosophe Simone Weil pour décrire cette discipline intangible et forcenée qui exige à chaque instant la passivité abrutissante de celui qui l’exécute, mutilation dont elle fait elle-même l’expérience en tant qu’ouvrière chez Alstom. La standardisation cessait alors de ne concerner que la besogne, pour cibler le besogneux lui-même. 

La division du travail a depuis longtemps cessé d’être une calamité traînée par la seule classe ouvrière – même si c’est d’abord pour la mettre au pas qu’elle fut résolument appliquée et développée. Aujourd’hui, la plupart des professions, y compris « intellectuelles », sont exposées aux spécialisations étroites, aux évaluations chiffrées de performances et aux pseudos-compétences qui épousent onctueusement les besoins éphémères de la société industrielle. L’ère numérique est encore venue densifier cette parcellisation-­bureaucratisation des tâches, au point que l’anthropologue américain David Graeber en est venu à parler de bullshit jobs pour désigner tous ces emplois « à la con », dont l’intérêt personnel comme l’utilité sociale apparaissent douteux, y compris pour ceux qui les exercent. Les exhortations patronales à rendre le travail « agile » et « flexible » doivent, quant à elles, être comprises non comme une incitation à monter en compétences, mais à faire le dos rond ; il s’agit de remplacer le savoir-faire du salarié par un savoir-être atrophié, essentiellement tourné vers la docilité et l’adaptation. Faut-il se résigner à une telle organisation du travail ? 

1 - La polyvalence contre l’agilité

La parcellisation, la standardisation et la déqualification doivent être contestées, en commençant par opposer à cette agilité tant plébiscitée par le patronat une notion antagoniste, celle de polyvalence qui, elle, permet de renforcer l’autonomie et l’émancipation du sujet. La première s’intègre pleinement dans l’esprit de formatage néolibéral qui déqualifie le salarié de manière à rendre chacune de ses actions quantifiable, prévisible et substituable. La seconde promeut au contraire la déspécialisation des métiers pour favoriser l’acquisition de savoirs et de compétences transversales et durables – qui, du reste, n’ont pas pour unique vocation d’être mobilisés dans le cadre du travail salarié, mais sont aussi utiles dans la vie quotidienne.

Deux leviers peuvent y contribuer : l’éducation et la relocalisation. Au lieu d’encourager la professionnalisation dès 12 ans (comme l’avait suggéré Emmanuel Macron au cours de la campagne présidentielle de 2022) ou d’inhiber le tropisme naturel des individus pour l’autoproduction (face à la multiplication de tutos bricolage et cuisine sur Internet durant le confinement, Emmanuel Macron aurait, selon L’Obs, redouté que les Français ne s’installent dans « un mode de vie artificiel », inquiétude qui aurait accéléré le déconfinement en mai 2021), la première doit avoir pour but de donner à chaque élève des bases théoriques solides qui stimulent la créativité au lieu de la museler, et qui permettront l’assimilation de savoirs socialement et écologiquement utiles tout au long de la vie.

Pour le dire simplement : concourir à la formation d’esprits libres. La relocalisation, quant à elle, consiste à rompre avec la division internationale du travail tout en faisant renaître des bassins d’activités et d’échanges locaux. Synonyme de démondialisation, ce mouvement pourrait alors réveiller en chacun des compétences non standardisées, car attachées à un tissu local composé d’unités de production et de ressources complémentaires, ajustées aux atouts et aux contraintes régionales. Deux instruments qui, pris ensemble, sont capables de revaloriser un modèle de production artisanale, mais qui rappellent également que tout travail aliéné peut aussi être opportunément contrecarré.

C’est par exemple ce que les ouvriers de l’entreprise britannique d’armement Lucas Aerospace ont démontré avec leur contre-plan élaboré dans les années 1970 : opposés aux projets de restructuration portés par la direction, ils ont proposé un programme alternatif de 1 200 pages pour enrayer « la tendance historique à la déqualification du travailleur, à la perte de son autonomie, à l’intégration de ses connaissances dans la machine » et présenter toute une liste de productions socialement utiles : éoliennes, pompes à chaleur, véhicules multimodaux, reins artificiels, etc.

2 - La polyactivité, ou le refus de rester à sa place

Une autre façon de rompre avec la division du travail serait de rendre possible la pratique de plusieurs métiers simultanément. « Il y a la vieille et autoritaire franchise qui dit [...] que si les cordonniers se mêlent de faire des lois, il n’y aura dans la cité que de mauvaises lois et plus du tout de chaussures », évoque Jacques Rancière dans La Nuit des prolétaires (Fayard, 1981). Pour faire pièce à ce lieu commun, le philosophe dépeint la naissance de cette culture ouvrière autonome au début XIXe siècle, nourrie par les aspirations de ces travailleurs autodidactes qui se livrent, une fois la nuit tombée, à leurs passions (lecture, écriture, peinture, théâtre, politique…). S’il en fallait une, voici une preuve que nul n’est réductible à sa simple fonction productive – afortiori si celle-ci se résume à des tâches répétitives et déshumanisantes.

La polyactivité casse alors le cycle infernal de la contrainte et de la servilité imposé par la division du travail. Ceux qui la mettent en pratique rompent les rangs de la société industrielle en contestant son mot d’ordre : chacun-reste-à-sa-place. Le socialiste utopique Charles Fourier (lire p.12) s’y est particulièrement intéressé dans son projet de Phalanstère, lieu de vie et de production où il promet que le « travail [sera] plus attrayant que ne sont aujourd’hui les spectacles et les bals » : chacun est libre d’y choisir ses activités en fonction de ses goûts, de changer de tâche et d’ouvrage dans la même journée, ou d’une journée sur l’autre.

En lieu et place de la division du travail, le philosophe et naturaliste libertaire Pierre Kropotkine imaginait quant à lui un contre-modèle : l’intégration du travail. « Nous soutenons que l’idéal de la société [...] est une société où chaque individu est producteur à la fois de travail manuel et de travail intellectuel, où tout homme valide est ouvrier, et où chaque ouvrier travaille à la fois au champ et à l’atelier. » Une perspective qui continue, aujourd’hui, d’être vue comme une alternative sérieuse, notamment pour imaginer le futur des industries lourdes et polluantes. Faciliter les reconversions en limitant les contraintes, comme le propose le collectif Portons l’aéronautique pour demain, pourrait se faire par la « participation des salariés du secteur de l’aviation aux métiers agricoles ». Chacun pourrait alors passer une partie de son temps de travail dans une exploitation paysanne partenaire. En somme : être ingénieur le mardi et maraîcher le mercredi.

3 - Sortir du professionnalisme

Mais plutôt que d’attribuer à chacun des certifications professionnelles et des rôles sociaux patentés, ne faudrait-il pas tout bonnement récuser l’idée même de profession ? Dans De la division du travail social (1893), le sociologue Émile Durkheim voit la spécialisation des individus via le système de profession sous un bon œil – comme une manière de les rendre tous interdépendants et solidaires entre eux, en dépit des frontières et des particularismes locaux. Grâce à la division du travail, le lien « mécanique », qui caractérisait les sociétés « inférieures » et incitait les individus à s’associer sur la base d’un réseau d’interconnaissances locales, peut s’estomper au profit d’une solidarité « organique ».

Émerge alors un régime de relations anonymes et de rôles spécialisés : à l’instar des cellules qui composent un être vivant, chaque individu est amené à s’individualiser tout en renforçant sa dépendance vis-à-vis des autres. Le système moderne de professions est fondé sur des compétences, des opérations et des gestes standardisés que vient légitimer un ensemble de normes et de certifications. Cette uniformisation est, huit décennies plus tard, conspuée par Ivan Illich (1926-2002), qui désigne par la notion de « monopole radical » le fait notamment de « paralyse[r] l’action autonome au bénéfice de prestations professionnelles », mouvement qui exproprie les populations des savoirs et des solutions locales et artisanales qui leur permettaient jusqu’alors d’affronter les aléas du quotidien. « Chacun puisait sa langue dans son environnement culturel, l’apprenait par sa fréquentation des autres gens qu’il pouvait toucher et sentir, aimer ou haïr. L’acquisition du vernaculaire se faisait comme le partage des choses et des services, c’est-à-dire par de multiples formes de réciprocité, et non par l’entremise d’un professeur ou d’un professionnel ayant cette charge », dénonce le philosophe.

La sortie du système de professions exige une rupture radicale, qui n’est pas sans questionner les limites d’un tel jusqu’au-­boutisme, particulièrement en temps de pandémie alors que les professions médicales – particulièrement prises pour cibles par Illich – ont montré à quel point elles étaient indispensables. De nombreuses alternatives écologiques, paysannes et anticapitalistes tentent néanmoins d’abolir le professionnalisme grâce à des réseaux d’entraide ou des modèles d’organisation communautaire. En renouant avec des formes d’activités démarchandisées, vivrières et vernaculaires, elles élèvent l’activité au rang d’« activisme », comme l’analyse la philosophe Geneviève Pruvost, et rejettent toute forme d’assignation professionnelle, puisqu’elle est vue comme un cheval de Troie de la société industrielle qu’elles dénoncent. 

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