Nouveaux modes de travail

Télétravail et abus de biens privés

Photo : Unsplash

Le télétravail, nouvel Eldorado pour les entreprises ? Laurent Castaignède, ingénieur et auteur de « Airvore ou la face obscure des transports » (Écosociété, 2018) et de « La bougeotte, nouveau mal du siècle ? » (Écosociété, 2021) revient sur le développement du télétravail et ses potentielles conséquences néfastes sur le bien-être des salariés.

La pandémie de la Covid-19 a dynamisé, le mot est faible, la pratique du télétravail à domicile dans les secteurs, toujours plus nombreux, dont l'activité le permet. L'augmentation récente des prix des carburants consécutive de l'agression de l'Ukraine par l'armée russe l'adoube d'une autre manière. Perçue comme une aubaine pour certains salariés et employeurs, sa pérennité et son efficacité, tant sur l'aspect productif et social, que sur les moindres déplacements qu'elle entraînerait, posent question. Replacer cela dans le temps long est source de réflexion et même d'enseignement.

Au XIXe siècle, le trajet domicile-travail était relativement contenu à la distance à pied (puis éventuellement à bicyclette) du champ, de l'atelier ou de l'usine. Même si certains ménages ouvriers profitaient des trains de banlieue pour installer leur foyer en périphérie des grandes agglomérations, comme à Londres autour de 1850, les premiers transports motorisés routiers permettaient un peu plus tard aux unités industrielles d'organiser des ramassages quotidiens d'employés lorsqu'ils étaient trop peu nombreux à proximité. La charge financière du trajet domicile-travail incombait alors principalement à l'employeur.

La situation a radicalement changé au cours du XXe siècle. Dans les années 60, Bernard Charbonneau soulignait déjà que le salarié dûment motorisé cumulait deux emplois, dont celui de chauffeur de lui-même[1]. La crise des gilets jaunes a montré combien la mise à disposition de moyens de transport rapides et bon marché (au kilomètre parcouru), de surcroît individuels, a conduit des populations paupérisées à s'éloigner et ainsi consacrer une grosse partie de leur budget aux déplacements. Elles furent massivement exfiltrées des métropoles où elles ne pouvaient plus habiter, alors que celles-cis concentraient de plus en plus les emplois et les services.

Dès lors, le télétravail à domicile, en ce qui concerne les tâches largement effectuées depuis un ordinateur, s'est révélé être une aubaine financière et un gain apparent de temps en supprimant une bonne partie des déplacements motorisés quotidiens. De leur côté, nombre d'employeurs y voient une opportunité de réduire leurs frais immobiliers maintenant que leurs besoins de surface diminuent.

Ainsi, après avoir constaté le transfert de la charge du trajet domicile-travail vers le salarié, c'est désormais une partie de l'espace de travail qui est concerné. Mais les conséquences à moyen et long terme pourraient se révéler contre-productives et désastreuses, notamment pour ceux qui manquent d'espace ou ceux pour qui le contenu de ce travail est seulement « alimentaire ». Bertrand de Jouvenel expliquait parfaitement, dès 1960, comment des décennies d'optimisation du travail, de taylorisation diraient certains, ont peu à peu supprimé les « temps morts », ces moments de convivialité qui rendaient certaines tâches acceptables, voire globalement désirables[2].

Il rejoignait l'historien Lewis Mumford qui dénonçait le fait que la mécanisation de l’artisanat par l’industrialisation avait extériorisé le loisir du travail en les opposant[3]. Mais la mise à distance de cette aliénation a été permise par des moyens de transport qui pourraient, par effet rebond, encore plus inciter les télétravailleurs à domicile à fuir leur logis dès qu'ils le peuvent, le soir ou en fin de semaine. Ils pourraient aussi en profiter pour s'éloigner encore plus de leur lieu de travail, étant entendu qu'ils s'y rendent moins souvent, désireux d'agrandir leur surface habitable à moindre frais fonciers (tout en disposant d'une nouvelle pièce… un bureau de télétravail), accentuant encore le « monopole radical » des moyens lourdement motorisés qu'ils utilisent pour cela.

Le raisonnement serait tout autre si ces charges importantes étaient demeurées très majoritairement celles des employeurs qui, se voyant dès lors facturée la location de surface de domicile par leurs employés télétravaillant, s'interrogeraient sur la pertinence de louer des tiers-lieux de proximité pour les banlieusards, rétablissant pour ces derniers une distanciation physique par la distinction entre leur domicile et leur lieu de travail, sans nécessiter de transport motorisé pour s'y rendre les jours de télétravail.

L'histoire nous révélera bientôt les multiples conséquences du télétravail à domicile, tant sanitaires que sociales, incluant certainement et paradoxalement une stimulation de la bougeotte. Afin d'anticiper et limiter ces effets nocifs, il serait opportun de s'interroger sur notre propension à laisser le salarié télétravailleur s'installer docilement dans une nouvelle dépendance spatiale et numérique, ceci au détriment de la quiétude de son logement qui se doit de rester un havre de paix afin qu'il en jouisse légitimement. En référence à l'abus de biens sociaux, le télétravail à domicile ne doit pas conduire à ce qui pourrait devenir un nouveau délit : l'abus de biens privés.


[1]    Bernard Charbonneau, L’hommauto, Denoël, 1967, p. 90.

[2]    Bertrand de Jouvenel, « L’homme et son travail, 1960 », dans Arcadie. Essais sur le mieux-vivre, Paris, Sédéis, coll. « Futuribles », 1968, p. 83-88.

[3]    Lewis Mumford, Le mythe de la machine, tome II, Paris, Fayard, 1974, p. 183-184.

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