Hors-série Libérer le temps

Le temps libre, un ministère à la vie courte

En 1981, après l’accession de François Mitterrand à la présidence de la République, un ministère du Temps libre voit le jour. Un vaste sujet, objet de curiosité et parfois de dérision, qui ne survivra pas au tournant de la rigueur pris par le septennat trois ans plus tard.

Les sourires sont un peu crispés et les regards ne sont pas tous braqués dans la même direction. Le cliché n’en est pas moins historique. Ce 27 mai 1981, deux semai­nes après l’élection de François Mitterrand, 42 ministres et secrétaires d’État sont réunis sur les marches du palais de l’Élysée derrière le nouveau président et Pierre Mauroy, le chef du gouvernement. Presque autant de néo­phytes dans l’exercice du pouvoir. À droite de Jack Lang, le ministre de la Culture, se trouve même un homme avec un maroquin inédit. Ancien secrétaire général de la puissante Fédération de l’Éducation nationale, André Henry est ministre du Temps libre. Un intitulé suscitant autant d’interrogations que de sarcasmes.

Flanqué d’Edwige Avice, ministre déléguée en charge de la Jeunesse et des Sports, et d’un secrétaire d’État au Tourisme, ce ministère se trouve au carrefour du monde associatif, de l’éducation populaire et des loisirs. Voilà pour la théorie. En pratique, c’est plus compliqué. « Le temps libre est un sujet très vaste, qui couvre beaucoup de ministères. Avec ce domaine qui venait d’être défini, j’ai compris que les ­relations avec les autres membres du gouvernement seraient difficiles », résume aujourd’hui André Henry. En clair : Edwige Avice prend ses aises et Jack Lang n’est pas prêt de laisser quelqu’un marcher sur ses plates-bandes.

Si la finalité du ministère du Temps libre est floue, la symbolique qui a présidé à sa création est, elle, plus évidente. Il porte en ­bandoulière l’héritage du Front populaire et du sous-secrétariat d’État aux Loisirs et aux Sports de ­Léo ­Lagrange. « François ­Mitterrand voulait saluer la victoire de la gauche en faisant ce lien avec le grand gouvernement de gauche de 1936 », souligne André Henry. Ce ministère, c’est avant tout le « bébé » de Pierre Mauroy. Fondateur au début des années 1950 de la fédération ­Léo-Lagrange, association d’éducation populaire, le nouveau Premier ministre a par ailleurs été ­l’instigateur d’une Confédération générale du temps libre (CGTL).

Entre-deux du temps de travail

En 1936 comme en 1981, une même logique anime les gouvernements Blum et Mauroy : libérer du temps – par exemple avec des congés payés – implique d’avoir en parallèle une politique du temps libre. « Réfléchir au temps de travail et au temps libre ensemble, c’est la vraie intuition fondatrice du Front populaire », rappelle l’historienne Marion ­Fontaine, maîtresse de conférences à l’université d’Avignon et autrice de l’ouvrage Une politique du temps libre ? 1981‑1983 (Fondation Jean-Jaurès, 2011). Dans le programme de François Mitterrand, cette libération du temps passe par la retraite à 60 ans, la réduction du temps de travail ­hebdomadaire de 40 à 35 heures (porté fina­lement à 39 heures en 1982) et une 5e semaine de congés payés.

­André ­Henry se rappelle avoir pleinement saisi le sens à donner à son action lors d’un de ses premiers déplacements ministériels en juillet 1981, au Grand-Pressigny (Indre-et-Loire) : « Nous traversons une rue et il y a une dame assez âgée sur le pas de sa porte. Je m’arrête, la salue, me présente et lui demande : “Pour vous, qu’est-ce que le temps libre ?” Elle hésite quelques secondes et me répond : “Monsieur, le temps libre c’est un temps vide entre deux temps de travail.” J’ai reçu ça en pleine figure. »

Pour que le temps libre ne soit pas qu’un « temps vide », le ministre a plusieurs leviers à sa disposition. Concernant les loisirs et les vacances, il y a par exemple la création des chèques-vacances dont bénéficient encore des millions de Français. André Henry veut surtout contribuer à ce que le temps libre ne soit pas qu’un temps personnel, individuel, mais un temps civique, en encourageant l’engagement associatif et l’éducation populaire. Il n’a pas changé de credo depuis : « Dans une société qui petit à petit se délite, ce n’est pas en ­restant tout seul chez soi que l’on conquiert l’émancipation, l’autonomie, mais en allant vers l’associatif et à la rencontre de l’autre. »

Un ministère de nouveau pertinent ?

Malheureusement, François Mitterrand ne laissera pas le temps au Temps libre. Le portefeuille est abandonné en 1984. « Il est probable que ledit ministre André Henry n’était pas aussi compétent qu’il aurait fallu », juge le principal intéressé avec le recul. Le tournant de la rigueur pris par le septennat n’y est pas non plus étranger, mais la « mine » qui a détruit le ministère du Temps libre pour André Henry, c’est l’explosion du nombre de chômeurs. Fin 1984, il dépasse pour la ­première fois la barre des deux millions. ­Partout où le ministre se rend, il constate que les gens aspirent avant toute chose à avoir un travail et à le conserver. Une explication logique mais qui, pour Marion Fontaine, masque un problème plus profond. Si l’expérience du ministère du Temps libre a tourné court, ce serait plutôt en raison d’une politique trop calquée sur celle du Front populaire dans un contexte qui a radicalement changé : « Ce qui fondait l’initiative de 1936, c’était l’idée que le temps libre et les loisirs étaient des notions très peu connues des classes ­populaires, explique l’historienne. Vouloir les ­démocratiser en passant par les associations et des initiatives politiques avait un sens. Le “­problème” en 1981, c’est que le Front populaire a fonctionné. » La grande majorité des Français s’est déjà approprié ce temps libre. Et en ayant vu leur niveau de vie s’élever, les classes populaires ont pleinement intégré l’industrie culturelle. Des Clubs Med à la télévision, ­André ­Henry doit ainsi composer avec une société de consommation et une culture de masse bien plus puissantes qu’à l’époque de Léo Lagrange.

Faut-il dès lors enterrer toute politique du Temps libre ? Marion Fontaine comme ­André ­Henry s’accordent pour dire que la gauche a raté l’occasion de renouer avec cette ­politique à la fin des années 1990. Avec les 35 heures, la réflexion sur le temps ainsi libéré aurait sans doute gagné à ne pas se limiter aux RTT. Pendant sa campagne présidentielle de 2017, Benoît Hamon a eu l’idée de faire renaître un ministère du Temps libre. La proposition a vu son sort scellé par le médiocre score du candidat PS. « Je ne pense pas que la question soit le temps libre stricto sensu aujourd’hui. Ce serait plutôt une politique de réarticulation des temps, avance ­Marion ­Fontaine. Par exemple, faut-il continuer à poser la question du temps de travail dans le cadre de la semaine ou faut-il le mesurer tout au long de vie ? » L’année écoulée, marquée par la massification du télétravail, a par ailleurs démontré que la frontière entre temps de travail et temps libre n’a jamais été aussi poreuse. « Le risque est grand que le temps libre soit dilué, de telle sorte qu’il n’apparaisse plus comme un temps libérateur, craint André Henry. Il ne serait ni vide ni plein, mais tout simplement nul. »

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