De La City au maquis
Pur produit de l’excellence mathématique à la française, passé par Math sup et les Mines, spécialiste de la data science appliquée aux marchés financiers, Jérémy Désir-Weber entre en 2018 chez HSBC comme « analyste quantitatif ». En pénétrant le siège londonien d’une des plus puissantes banques du monde, il approche alors du graal des ingénieurs en finance : devenir trader algorithmique. « Il y a deux métiers en finance qui attirent énormément de jeunes. “Trader algo”, quand on est en finance de marché, et banquier d’affaires, en finance d’entreprise : un peu ce qu’a fait Macron. » Dès son arrivée à Londres, le jeune diplômé est pourtant sans illusion sur son secteur : « Je savais que c’était un monde de crapules. »
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Ébranlé par la mort de sa mère à l’été 2018, il sent vite grandir le doute sur le sens de la carrière qui s’ouvre à lui. « J’étais ouvert, prêt à m’engager, très réceptif à cet enchaînement d’événements qui m’a bouleversé : la démission de Nicolas Hulot, le mouvement des Gilets jaunes, les grèves du climat lancées par Greta, Extinction Rebellion au même moment… Ça été une succession de claques. » Il se rend en avril 2019 avec sa compagne au blocage de Parliament Square organisé par Extinction Rebellion. « Je découvre le rapport 1,5 °C du GIEC : tout ce qui ne m’a jamais été transmis en école ! Ce qui m’a permis de faire un début de carrière scientifique de haut vol dans une industrie très puissante qu’est la finance sans comprendre le début de tous ces enjeux ! »
Deux semaines après que le Parlement britannique a déclaré l’« état d’urgence climatique » en mai 2019, Jérémy Désir-Weber se rend à son bureau à HSBC. « Là, je vois dans les ascenseurs, dans le hall, sur tous les écrans, partout : “Sustainable finance”, “Green Finance”… tous les vocables de l’escroquerie écologique. » Pendant trois mois, sur son temps libre, le jeune homme se lance alors dans un examen scrupuleux des documents internes sur les engagements « verts » de son employeur. En parallèle, il enchaîne les lectures sur les questions climatique et énergétique et découvre les conclusions du rapport Meadows. L’hypocrisie des rapports d’HSBC lui saute aux yeux : « Ils prétendent vouloir être “carbon neutral” d’ici 2050 et en même temps, ils veulent une croissance à deux chiffres sur le continent asiatique, qui carbure au charbon… »
Le 29 juillet 2019, Jérémy Désir-Weber donne sa démission et rend public un rapport corrosif sur la « Green Finance », qu’il développe par la suite dans un essai au titre sans équivoque : Faire sauter la banque (Divergences, 2020). Désormais décroissant assumé, Jérémy Désir-Weber quitte les rives de la Tamise pour la Corse, désireux d’apprendre à « se réapproprier les conditions de sa propre subsistance […] sans dépendre d’une mégastructure aussi complexe que destructrice ».
Il fonde avec sa compagne l’association « Vous n’êtes pas seuls » pour soutenir et fédérer d’autres professionnels tentés de faire défection pour raisons politiques. Ainsi, en mars 2020, le jeune ingénieur Romain Boucher, lui aussi diplômé de l’École des Mines et spécialiste du « big data », claque la porte du cabinet de consulting Sia Partners et rejoint le collectif. Dans un rapport rendu public en avril 2021 par l’association, il dénonce les effets délétères de l’automatisation algorithmique, les fausses promesses de l’intelligence artificielle et les impasses du solutionnisme technologique. Un propos qui fait écho à l’un des objectifs clefs que s’est fixé Jérémy Désir-Weber : « Résister aux fausses solutions. »
Des petits gestes à la ZAD
Guillaume avait, jusqu’à peu, la conscience tranquille. Diplômé de l’école de commerce EM Lyon, il rejoint en 2007 Sidièse, une agence de communication RSE, les « experts de la stratégie et de la communication en matière de transition écologique », où il est responsable de l’innovation et du planning stratégique. Sur son temps libre, le quinquagénaire, qui ne se déplace qu’à vélo, plante des amandiers à Nanterre pour verdir sa ville et sensibiliser les habitants à la protection des arbres fruitiers en zone urbaine. Des petits gestes qui suffisent à se sentir écolo ?
C’était sans compter sur sa progéniture. Balthazar, son aîné, quitte prématurément les bancs de Sciences Po pour vivre dans une caravane et se consacrer à la lutte contre le gaspillage alimentaire : glaner des aliments en bon état abandonnés dans les poubelles, les cuisiner, faire des conserves… « J’ai d’abord été un peu dubitatif, admet Guillaume, j’ai eu peur que mon fils regrette plus tard de ne pas être allé au bout de ses études. » Cinq ans plus tard, Balthazar demeure campé sur ses positions, contrairement à son père qui entame un grand virage décroissant, loin de Nanterre et des open spaces aseptisés. « Voir mon fils choisir le dénuement par conviction écologique a opéré un changement d’échelle dans ma tête. Tout d’un coup, mes actions du quotidien devenaient minuscules, clairement insuffisantes. »
En 2019, Guillaume Muller s’octroie une année sabbatique pour vivre sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, « un havre d’utopies concrètes où les idées deviennent des actes ». Il y apprend la permaculture, la construction d’habitats légers, et surtout, à « remettre en question l’idée selon laquelle il fallait faire des compromis pour être utile à l’environnement ». Vivifié par l’expérience, une question le taraude : lui qui a passé la cinquantaine, que peut-il apporter à ces lieux de lutte qui fonctionnent très bien sans son concours ?
N’est-ce pas au final un caprice éphémère, de quitter son emploi et ses amandiers pour une vie de bohême et la fougue qu’elle requiert ? « Ce qui est difficile sur les ZAD, c’est qu’il faut combiner la lutte contre un projet nocif à l’environnement, avec ce que cela implique d’altercations avec l’État ; et construction d’un autre possible, ce qui demande du temps, de l’énergie et de l’enthousiasme », songe Guillaume. De là, vient une idée : acheter un terrain, qui deviendra, pour qui le veut, un tiers-lieu des luttes, un havre de repos entre deux batailles. Un endroit où il sera possible d’inventer, de cultiver, de construire et d’échanger, sans avoir au-dessus de la tête l’épée de Damoclès d’une expulsion. Là, il pourrait servir par ses deniers ceux qui, comme son fils, ont choisi des formes de lutte plus radicales.
« Après ce que j’avais vécu ces dernières années, garder mes économies pour mes vieux jours plutôt que d’en faire profiter la terre et ceux qui s’en préoccupent me semblait absurde. » Quelques mois de prospection, des amis qui renflouent la cagnotte, et le voilà heureux propriétaire de 30 hectares au Stang,un lieu-dit proche du village de Ploërdut, dans le Morbihan. « Avec les confinements répétés et l’hiver qui est passé par là, on commence à peine à faire vivre les lieux. Un potager voit le jour et une scierie mobile du coin nous aide à construire des habitats légers, tout en circuit court. » Pour l’instant, une vaste grange sert d’abri sommaire aux amis de passage : principalement des connaissances de son fils, curieux et enthousiastes.
De Libé à maraîchère collapso
Allongée sur sa méridienne, Laure Noualhat rentre à peine de sa promenade matinale. Un tour au marché de Joigny, la bourgade yonnaise de 10 000 habitants où elle s’est établie. Elle passe par son verger, soucieuse du gel qui met en péril sa prochaine récolte, puis s’installe prendre le café en terrasse, à quelques centaines de mètres de sa demeure. « Cette maison est collective, politique, écolo. Je l’ai ventilée en la réhabilitant, elle me le rend bien en me ventilant l’esprit. » Là, elle y écrit un peu avant de se mettre aux fourneaux : c’est presque l’heure de déjeuner. Bucolique ? Il n’en a pas toujours été ainsi pour cette journaliste qui a fui le tumulte parisien.
Après dix ans et 1 522 articles dans les pages « Terre » de Libération, la rubriquarde s’essouffle. « Au rachat du journal par Patrick Drahi, la rubrique “ Terre ” a pris une tournure économico-environnementale dans laquelle je me retrouvais moins », confie-t-elle. À partir de 2010, sous le pseudo de « Bridget Kyoto », elle devient la première youtubeuse collapso, expliquant entre deux rires sardoniques à quel point nous sommes foutus. Puis, en 2014, elle se fait la malle. Drahi n’est pas le seul coupable : au bout d’une décennie à annoncer les mauvaises nouvelles et catastrophes climatiques, Laure Noualhat couve une « éco-dépression », un « burn-out bio »… La planète va mal, et elle aussi.
Urgence alors, de ralentir. « J’aimais beaucoup l’adrénaline qu’il faut pour bosser dans un quotidien, mais j’ai eu besoin de dégrossir la ville, de quitter les mégalopoles et leur anonymisation pour un lieu de vie à taille humaine. » Loin du béton, du métro et des klaxons, elle continue de prendre le temps d’écrire des livres (Comment rester écolo sans finir dépressif, Tana éditions, mai 2020) et des films (Après Demain, avec Cyril Dion). Son verger l’occupe aussi beaucoup, « c’est une manutention de malade, pour transformer les fruits et éviter qu’ils se perdent, cela change complètement le rapport aux priorités », atteste la néorurale. D’ailleurs, elle ne se souvient plus de la dernière fois où elle a dû mettre les pieds dans un supermarché.
Alerter autrui chaque jour de la catastrophe climatique qui vient, des inéluctables sécheresses et inondations, sans relâche ni solution, c’était trop. Mais Laure Noualhat n’a pas perdu, en renouant avec la terre, le plaisir de coucher sur papier le monde qui l’entoure. « Je reviens d’un pèlerinage de 35 jours à la rencontre de celles et ceux qui ont bifurqué vers la ruralité », raconte-t-elle. De la Bretagne au Diois, elle s’offre un tour des écolieux : à la communauté du Moulin Bleu, où quelques colocs rêvant d’autonomie alimentaire achètent, à la veille du confinement, un moulin pour vivre et ensemencer loin des villes ; à la Commune Imaginée du Bandiat, dans le Périgord, « un bordel foisonnant qui donne envie de relier, de créer et d’être ». De ces rencontres, Laure écrit un livre pour l’automne. « C’est difficile à quantifier mais il y a un véritable phénomène d’exode urbain, une sorte d’épiphanie. Partout où je passe, ça frétille. »
Si ces retours à la terre lui procurent espoir et enthousiasme ? « Pas le moins du monde. Il ne faut pas se leurrer : qu’on se soit préparé ou pas, on va prendre 2,7 degrés de réchauffement climatique d’ici la fin du siècle, tous autant qu’on est. » Sous la maraîchère apaisée, la collapso n’a pas disparu, juste appris à positiver : « Pour le temps qu’il nous reste, autant créer du collectif, du lien… Malgré les rigidités de l’État, il y a mille manières de vivre autrement à inventer. »
De blogueuse voyage à influenceuse anar'
Béné, mode de vie écologique imparfait, écologie pratique, critique et libertaire, recettes végé, féminisme et permaculture » : c’est ainsi que se présente Béné sur son compte Instagram, suivi par plus de 26 000 internautes. Un énième recueil de petits conseils pour gaspiller moins d’eau en se lavant les dents et rester classe tout en achetant des vêtements de seconde main ? Pas vraiment. Il suffit de survoler quelques secondes la mosaïque de carrés colorés typiques de la plateforme pour lire, sur fond de feuilles vertes perlées de rosée, « Sois écolo, mange un riche », ou encore, « Toutes les luttes sont liées entre elles et ont le même ennemi : le capitalisme patriarcal et colonial ». Mi-influenceuse, mi-anar, la trentenaire décape.
Il y a huit ans, fraîchement diplômée d’une grande école de commerce, elle se la joue blogueuse voyage, prend l’avion plusieurs fois par an pour explorer les quatre coins du monde, et abreuve la toile de selfies à Dubaï, San Francisco ou la Havane. Puis s’établit quelques mois au Canada. Là, elle découvre effarée « la folie du modèle consumériste du continent américain ». Vaguement écœurée mais toujours aussi connectée, elle tombe sur le blog de Béa Johnson, prêtresse du zéro déchet.« J’ai tiré le fil de l’écologie et tout m’est tombé dessus. J’ai pris une grosse claque en constatant le bilan carbone que générait mon mode de vie. »
La teneur de ses propos sur les réseaux change du jour au lendemain : adieu le tour du monde et les contenus sponsorisés ; bonjour les soupes de fanes de radis. « Même si j’ai honte de l’image que je renvoyais auparavant, j’ai décidé d’assumer sans m’autoflageller, on ne naît pas tous écolos… et puisque j’ai eu le privilège de m’informer assez pour avoir un déclic, autant en faire profiter les autres », confie la jeune Bretonne. C’est dans la même démarche qu’elle publie en 2020 La Révolution du potager. Manuel d’écologie individuelle et collective(Éditions La Plage), un ouvrage hybride où se répondent astuces pour un petit potager à domicile et réflexions écologiques systémiques.
« Je voulais sortir de la culpabilisation individuelle, amener une réflexion plus globale sur un enjeu d’ordre collectif », explique l’autrice. Féminisme, permaculture, anarchisme, décroissance, perspectives décoloniales : elle qui avait « complètement arrêté de lire, abrutie par la mentalité des écoles de commerce » dévore les auteurs et assimile les courants de pensée qu’elle vulgarise ensuite pour ses internautes, qui la rémunèrent selon leur bon vouloir sur Tipeee, une plateforme de financement participatif. « Pas mal de personnes me disent qu’elles ont, grâce à mon compte, compris la nécessité d’une écologie radicale », se réjouit Béné.
Des petits gestes du quotidien pour une vie écoresponsable, c’est par les livres et par les luttes que Béné passe à la vitesse supérieure. « J’ai rejoint le collectif Stop Carnet, contre l’extension industrielle du port de Nantes-Saint-Nazaire. Ce combat concret et de terrain m’a ouvert les yeux sur l’inaction des élus et la perfidie des forces de l’ordre. » Depuis fleurissent sur ses réseaux les infos concernant la ZAD du Carnet et son expulsion, les conseils juridiques pour les potentiels gardés à vue, entre deux « Acab » (All cops are bastards, tous les flics sont des batards) bien envoyés. « La lutte du Carnet demande une énergie considérable, on est mis sous pression et surveillés en permanence. Je n’ai même plus le temps de créer du contenu ou d’avoir une alimentation vraiment écolo », conclut l’ex-blogueuse.
De la startup nation à Sea Shepherd
De sa vie d’avant, Maxime de Lisle a gardé quelques réflexes. Comme celui de s’auto-briefer avec une feuille pleine de tirets et de flèches, pour être certain de raconter son parcours comme il faut. Après une heure d’échange, Maxime pose le papier sur la table, d’un sourire amusé. On se disait bien, aussi, que certaines de ses formules étaient rudement bien tournées. En deux phrases, l’homme de 34 ans explique son envie d’engagement pour la défense des océans en les comparant à des intestins vidés de leurs enzymes par la surpêche. Puis, dans un parallèle entre réchauffement climatique et fièvre humaine, il convoque une autre image qui claque : « Avec +1 degré t’es mal, avec +3 degrés tu meurs. » Imparable, comme son CV à faire rêver une belle-famille.
Passé par le top du commerce et de la finance, Paris-Dauphine et l’Essec, Maxime ne voulait pas se contenter d’un poste surpayé. « L’argent, il y en a tellement et depuis longtemps dans ma famille que ce n’est plus un sujet. » Valeur travail, vocation sociale, mépris de l’ostentation… c’est avec cet héritage que l’enfant de la grande bourgeoisie parisienne a manœuvré. Plutôt qu’en banque d’affaires, il fait sa césure dans la marine, où il apprend à piloter des bateaux, puis choisit des emplois où l’argent n’est pas le seul profit : du conseil dans les pays qui sortent de conflits durant six ans où il baroude entre Asie et Afrique ; puis, de retour à Paris où il se marie en 2016, comme cadre dans une start-up spécialisée dans l’aide à domicile pour personnes âgées.
« J’étais très heureux dans cette vie », assure Maxime, qui a de toute façon toujours su qu’il aurait « dix vies ». Et celle-ci n’allait pas tarder à s’arrêter : il divorce au printemps 2019 et, l’été suivant, part trois semaines en Alaska faire du kayak avec des amis. Jusque-là, il s’était intéressé à l’écologie de loin. Mais ce voyage au bout du monde est un choc, dont il rentre convaincu qu’il s’agit du « combat du siècle ». « Même dans une région aussi peu habitée, les glaciers fondent et les forêts dessèchent. » L’expérience est amplifiée par une lecture, emportée dans son sac : Comment tout peut s’effondrer, de Pablo Servigne et Raphaël Stevens. À la fin de son voyage, il croise par hasard un entrepreneur canadien engagé comme capitaine dans des campagnes de Sea Shepherd. Jusque-là « à l’opposé » des valeurs libertaires de l’ONG de défense des océans, cette rencontre le décide à postuler.
Un an plus tard, il quitte son emploi et embarque sur le Bob Barker, l’un des navires de Sea Shepherd, qu’il pilote huit heures par jour durant quatre mois, pour une mission dans le golfe de Guinée. « J’ai eu un sentiment d’utilité : notre action a permis de sauver des milliers de poissons », se réjouit Maxime, qui se souvient aussi du « bonheur d’être sur l’eau » et de quelques moments de grâce, entre bancs de dauphins et pluies d’étoiles filantes.
Rentré en janvier, il nous a reçus juste avant de repartir. Il est retourné sur le Bob Barker fin mai pour une nouvelle mission africaine. La dernière avant au moins deux ans, assure-t-il. Car Maxime a mille projets, toujours bien structurés : il travaille avec un illustrateur sur deux bandes dessinées qui paraîtront en 2022 dans l’objectif de « raconter des histoires au grand public », comme un complément à l’action directe avec Sea Shepherd. Et plus tard, il s’imagine encore une nouvelle vie dans le conseil, cette fois-ci pour faire bouger les entreprises vers l’écologie. Les réflexes de la vie d’avant lui serviront encore longtemps.
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