Socialisme dans l'Histoire

Comment vivre autrement : socialismes utopiques et libertaires

Transformer le monde ou transformer son monde sans prendre le pouvoir : telle est l’ambition des socialismes qui, en marge d’un socialisme d’État, n’ont cessé de creuser leur sillon dans l’histoire pour donner lieu à des expériences d’émancipation qui furent parfois des réussites, parfois des échecs, mais toujours des ouvertures du champ des possibles. Leur commune visée critique de l’État et du capitalisme emprunte néanmoins plusieurs chemins, que le spécialiste de l’anarchisme Édouard Jourdain, auteur notamment de Proudhon contemporain (CNRS éditions, 2018), synthétise ici en trois stratégies politiques : l’utopique, la révolutionnaire et la gradualiste.

1 Couper le câble : les expériences du socialisme utopique

Le terme de « socialisme utopique » se retrouve pour la première fois sous la plume de Jérôme Blanqui dans son Histoire de l’économie politique parue en 1839, mais c’est Engels qui formalisera cette expression dans son ouvrage Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880). Le théoricien y oppose le marxisme, qui reposerait sur une méthode rigoureuse ayant permis de découvrir les lois de l’histoire, à un socialisme proposant des modèles fantaisistes ayant peu de rapport avec le réel. Les différentes théories du socialisme utopique partagent l’idée qu’il est possible de créer tout de suite et maintenant des communautés en marge du système économique et politique, permettant aux individus de vivre leur idéal.

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Trois auteurs emblématiques ont marqué les origines d’un tel socialisme (la tradition utopique remonte bien plus loin, de Platon à Thomas More, mais elle ne peut être qualifiée à proprement parler de « socialiste ») : Robert Owen (1771-1858), Charles Fourier (1772-1837) et Étienne Cabet (1788-1856). Le premier, à qui l’on doit le mot d’ordre « 8 heures de travail, 8 heures de loisir, 8 heures de sommeil » – qui devint ensuite le slogan de la Première Internationale et du mouvement ouvrier français –, est un industriel et un philanthrope très tôt préoccupé par la question sociale. Il préconise la création de communautés d’environ 1 200 personnes, où chacun occupe un emploi et vit dans des logements communs, communautés qui doivent ensuite se fédérer à un niveau national voire international.

Après l’échec de la communauté américaine de New Harmony et ses émules (lire p. 11), le mouvement s’essoufle pour ne laisser de l’œuvre d’Owen que son enthousiasme en faveur du mouvement coopératif ouvrier. Quant à Charles Fourier, souvent affublé de l’image du savant fou, il imagine des phalanstères, communautés de 1 620 membres où chacun peut exercer l’activité qu’il désire. Bien que très nombreuses, les expériences inspirées de ses principes sont de courte durée, au point que la caricature journalistique parle de « four-yearists » (qui ne dure que quatre ans). Son esprit a pu néanmoins persévérer dans les centaines de coopératives ou magasins collectifs qu’ont développés les fouriéristes dans les années 1850, ou encore dans certaines communautés comme celle de Longo Maï en Provence (lire notre reportage).

De son côté, Étienne Cabet expose, dans son livre Voyage en Icarie (1840), sa vision de la cité idéale reposant sur une forme de communisme chrétien. Le principe de base de l’Icarie – « À chacun suivant ses besoins. De chacun suivant ses forces » – sera repris par Karl Marx dans L’Idéologie allemande (1867), avec le célèbre « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Là encore, les Icaries inspirées de ses principes ne perdureront jamais bien longtemps, minées par leurs dissensions internes et leur isolement. Des années 1870 aux années 1950, les expériences relevant du socialisme utopique deviennent rares : le marxisme s’impose dans le mouvement socialiste et demeurent au mieux quelques communautés libertaires qui expérimentent des modes de vie autour du végétarisme ou de l’union libre. 

Il faut attendre les années 1980, marquées par la crise du marxisme et la défiance envers l’idée révolutionnaire d’un « Grand Soir », pour que réapparaisse l’idée de communautés affranchies. Hakim Bey est sans doute l’un des auteurs les plus importants ayant renouvelé une certaine forme de socialisme utopique avec son concept de « zones autonomes temporaires » (TAZ), conceptualisé dans un ouvrage du même nom (TAZ : Temporary AutonomousZone, Autonomedia, 1991). Il reprend en somme l’interrogation que posent les premiers socialistes utopiques : « Devrons-nous attendre que le monde entier soit libéré du joug politique, pour qu’un seul d’entre nous puisse revendiquer de connaître la liberté ? » Son constat est le suivant : la dernière parcelle de terre à être absorbée par un État-nation l’a été en 1899. Désormais, l’ensemble des territoires de la terre sont censés être policés. Cependant, il reste beaucoup de zones qui échappent de facto au contrôle cartographique, et l’objectif des TAZ consiste précisément à s’engouffrer dans ces « fractales invisibles ».

Il existe toute une tradition de TAZ, allant des communautés pirates à la république de Fiume en 1920, qu’il s’agit de remettre au goût du jour. Les TAZ ne peuvent émerger que sous certaines conditions. Tout d’abord, la libération psychologique : les individus doivent se désaliéner, notamment vis-à-vis du travail qui a souvent plus d’impact sur leur quotidien que la législation étatique. Ensuite, la réalisation d’espaces libres et la mise en pratique de la liberté sont possibles tout de suite, mais il est nécessaire d’envisager dès sa naissance la disparition de cette zone afin qu’elle échappe au contrôle de l’État et puisse se reconstituer ailleurs. Cependant, le caractère éphémère des TAZ, qui rompt avec tout espoir de révolution et de justice sociale, ne fait pas l’unanimité chez d’autres socialistes qui se qualifient de libertaires et qui, s’ils envisagent aussi la possibilité d’une transformation sociale ici et maintenant, estiment qu’elle ne peut se réaliser de manière isolée. 

Bannière revendiquant la journée de 8 heures à Melbourne (Australie) en 1856.

2 Oser la révolution avec le socialisme libertaire

Le socialisme libertaire a souvent été présenté comme une utopie dans son sens péjoratif, c’est-à-dire comme un idéal ne pouvant trouver de réalisation. Or, il en est très éloigné tant cette notion puise sa force dans le réel, permettant ainsi des expérimentations sans qu’il soit nécessaire d’attendre un quelconque « Grand Soir ». « Pour que l’anarchie triomphe, il faut qu’elle soit déjà une réalité concrète avant les grands jours qui viendront », écrivait le grand géographe anarchiste Élisée Reclus. À la différence du socialisme utopique, le socialisme libertaire (ou anarchisme social) affirme cependant la nécessité de la révolution : toute idée de changement exclusivement local demeure dépourvue de capacités à persévérer dans le réel si un rapport de force favorable à la transformation totale des rapports sociaux n’est pas instauré.

Le socialisme libertaire, malgré la multiplicité des théories qui peuvent s’en réclamer, repose sur plusieurs principes qui peuvent à chaque fois être conçus dans leur double acceptation : négative et positive. Le rejet de l’autorité coercitive, incarnée par l’État ou le gouvernement, appelle à la libre association ou fédération d’individus ou de groupes entre eux ; le rejet du capitalisme et de l’exploitation appelle à l’abolition des classes sociales par la réorganisation de la production ; le rejet de l’aliénation conduit au développement de l’esprit critique et antidogmatique, premier pas pour briser la servitude volontaire. Aussi, la liberté ne peut se séparer de l’égalité dans l’anarchisme : la liberté sans égalité est libérale et justifie l’exploitation d’un individu par un autre, l’égalité sans liberté est autoritaire et justifie la domination d’un groupe sur un autre. 

Photographie de la barricade de la Chaussée Ménilmontant, le 18 mars 1871 lors de la Commune de Paris, ©Musée Carnavalet.

Le socialisme libertaire va connaître l’essentiel de son élaboration conceptuelle au cours du XIXe siècle. Trois grands théoriciens en dessinent les principaux courants : Proudhon avec le mutuellisme, Bakounine avec le collectivisme et Kropotkine avec le communisme libertaire. Tous insistent sur le fait que la pratique doit inspirer la théorie et réciproquement. Le bouillonnement révolutionnaire qui marque l’Europe de la fin du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle est l’occasion pour les anarchistes de faire montre du bien-fondé de leurs idées. La Commune de Paris, en 1871, n’est pas spécifiquement anarchiste, mais va inspirer de nombreux théoriciens et militants dans la mise en pratique des idées libertaires. Avec la révolution russe en 1917 commence la première expérience anarchiste révolutionnaire de grande ampleur en Ukraine.

« Devrons-nous attendre que le monde entier soit libéré du joug politique, pour qu’un seul d’entre nous puisse revendiquer de connaître la liberté ? »

— Hakim Bey 

Ainsi peut-on lire dans le Projet de déclaration de l’armée insurrectionnelle révolutionnaire d’Ukraine adopté par le Soviet Révolutionnaire Militaire, lors de sa réunion du 20 octobre 1919 : « Nous exprimons notre conception d’un régime authentique de soviets libres de la manière suivante : afin d’instaurer une nouvelle vie économique et sociale, les paysans et ouvriers créent naturellement et librement leurs organisations sociales et économiques [–] comités ou soviets de villages, coopératives, comités de fabrique et d’usine, comités de mines, organisations ferroviaires, des Postes et Télégraphes et toutes autres unions et organisations possibles. Pour établir une liaison naturelle entre toutes ces unions et associations, ils mettent sur pied des organes fédérés de bas en haut, sous la forme de soviets économiques, ayant pour tâche technique de réguler la vie sociale et économique sur une grande échelle. » Les libertés que les marxistes appellent « formelles » sont maintenues et développées. La zone d’influence de ce mouvement s’étire en 1920 sur plusieurs milliers de kilomètres, d’Odessa à Rostov, de Kharkiv à la mer d’Azov.

Mais c’est lors de la guerre d’Espagne que l’anarchisme va prendre une véritable ampleur. En 1934, le syndicat anarchiste espagnol, la Confédération nationale du travail (CNT), compte 1 577 000 adhérents. En 1936, dans la foulée de la révolution, on dénombre environ 350 collectivités en Catalogne, 500 au Levant, 450 en Aragon ou encore 240 en Nouvelle-Castille. Lors de la révolution espagnole, la collectivisation selon les principes libertaires a concerné environ deux millions de personnes et demeure aujourd’hui encore l’expérience de référence du mouvement anarchiste. En proie à une guerre civile dans la guerre civile avec leur lutte contre les Staliniens qui tentaient de reprendre le pouvoir, et presque sans soutien international, les anarchistes ont fini par fuir le franquisme et s’entasser dans les camps de réfugiés en France. Si l’étiquette anarchiste ne se retrouve que rarement dans les mouvements révolutionnaires postérieurs, il n’en reste pas moins que l’on y décèle des traces dans certaines pratiques, comme au Chiapas et, dans une moindre mesure, dans le Rojava (lire notre reportage) où sont mises en avant des formes d’autogestion alternatives au capitalisme et à l’État. 

Affiche de la Confédération nationale du travail (CNT), syndicat anarchiste espagnol, pour commémorer le soulèvement révolutionnaire du 19 juillet 1936.

3 De l’utopie à la révolution : perspectives gradualistes

Entre utopie et révolution, local et global, pragmatisme et radicalité, il existe cependant un certain nombre de théories et de pratiques qui viennent établir des passerelles pour envisager une transformation sociale graduelle. Proudhon va dans ce sens : il envisage en 1848 la création d’une banque du peuple permettant aux ouvriers d’acquérir un capital financier à taux zéro pour pouvoir s’émanciper de la classe bourgeoise et, à terme, institutionnaliser l’autogestion généralisée et un fédéralisme intégral, à la fois économique et politique, reposant sur des formes de démocratie directe. Dans la même veine, Gustav Landauer (1870-1919) propose l’élaboration progressive de communautés d’individus qui se fédèrent.

Reçu de 50 centimes de la Banque du peuple, créée en 1849 et permettant aux ouvriers d’emprunter de l’argent à taux zéro sans passer par des usuriers, ©Musée Carnavalet.

Il ne s’agit donc ni de concevoir de manière abstraite un système politique alternatif, ni des communautés closes sur elles-mêmes, mais bien des dynamiques mettant en œuvre un devenir révolutionnaire faisant le lien entre la transformation individuelle et la transformation sociale. Dans cette perspective, il est opportun de créer des communautés qui à la fois commencent la révolution et prouvent par l’exemple ce qu’il est possible de faire. Ces communautés peuvent courir le risque de demeurer isolées, ce que Landauer redoute : c’est bien l’ensemble de la société qu’elles doivent contribuer à changer. Il parle alors de « société des sociétés » pour rendre compte de cette relation mutuelle entre le local et le global. C’est fort de cette conviction qu’il décide de prendre part à la République des conseils de Bavière en 1918 en tant que délégué populaire à l’éducation, la culture et la propagande. Il y propose des formes fédérales de démocratie directe avant d’être assassiné par les troupes gouvernementales.  

« Le seul moyen de reconstruire la politique est de commencer par ses formes les plus élémentaires : les villages, les villes, les quartiers et les cités. » 

– Murray Bookchin

Cette idée de fédéralisme progressif se retrouve aussi dans le municipalisme libertaire de Murray Bookchin (1921-2006), qui affirme que des institutions libertaires peuvent naître parallèlement à l’État et en marge du capitalisme pour peu à peu les supplanter. Cette stratégie est rendue possible à partir de la commune, qui constitue le lieu d’élection de la liberté politique, et ce au moins depuis la cité grecque. Ainsi, « le seul moyen de reconstruire la politique est de commencer par ses formes les plus élémentaires : les villages, les villes, les quartiers et les cités où les gens vivent au niveau le plus intime de l’interdépendance politique au-delà de la vie privée. C’est à ce niveau qu’ils peuvent commencer à se familiariser avec le processus politique, un processus qui va bien au-delà du vote et de l’information ». Les grandes métropoles comme New York, Londres ou Paris n’ont évidemment plus grand-chose à voir avec les cités de l’Antiquité comme Athènes qui permettaient l’exercice de la démocratie directe.

Cependant, quelle que soit la taille des villes, chacune est divisée en un certain nombre de quartiers où l’on peut concevoir des territoires à taille humaine rendant possible un tel exercice. Bookchin prend l’exemple de la ville de Paris de 1793, alors peuplée de 500 000 à 600 000 habitants qui, grâce à sa fédération en sections, a très bien pu organiser l’approvisionnement et la sécurité, faire respecter le Maximum des prix ou encore assurer des tâches administratives complexes. La tradition de communes libres est ancienne, remontant à l’Antiquité. Par exemple, la commune d’Oaxaca, au Mexique, a donné naissance en 2006 à un vaste mouvement de démocratie directe et d’autogestion. Tout l’enjeu consiste dès lors à ne pas demeurer isolé et à pouvoir constituer des fédérations de communes. C’est notamment le pari du réseau des Fearless cities, qui a inauguré des sommets annuels pour un mouvement municipaliste global s’inscrivant dans le mouvement plus large des communs, qui vise une démocratisation du politique et de l’économie. 

Entre utopie et révolution, la dynamique politique ne s’épuise jamais : les puissances du désir préservent de toute ossification potentiellement totalitaire et, en même temps, il est nécessaire de concevoir des institutions qui permettent les meilleures manifestations de ce désir. Dans cette perspective, le dernier mot sera donné à William Morris : « Les hommes combattent et perdent la bataille, et la chose pour laquelle ils ont lutté advient malgré leur défaite. Quand elle advient, elle se révèle être différente de ce qu’ils avaient visé et d’autres hommes doivent alors combattre pour ce qu’ils avaient visé, sous un autre nom.» 

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