Poésie et passion

Une vie passionnante ou rien

Illustration : Beya Panicha

Face aux ravages de la Raison instrumentale, à l’enlaidissement du monde qu’elle entraîne, à l’altération massive de notre vie sensorielle et affective, le poète et penseur Joël Gayraud en appelle à refonder l’utopisme sur les passions heureuses, celles qui élargissent les êtres. Des souvenirs de l’échec de Mai 68 remontent ces mots oubliés : désir, rire, révolte – et un mot d’ordre : « Lâchez tout, partez sur les routes ! »

J’avais quinze ans, le mois de mai bourgeonnait de pavés aériens et s’étoilait de fleurs d’incendie. Au détour d’une rue, sur le gris d’une muraille, je lus cette inscription : « Libérez les passions », et un peu plus loin « Une vie passionnante ou rien ». À cet instant, je crus saisir le sens de ce qu’on n’osait pas encore appeler une révolution, mais qui était bien autre chose que de simples événements. Ce levain vital des passions, c’était déjà l’air que nous respirions ; et n’était-ce pas également ce que nous désirions autant que le moyen de l’obtenir ? Ainsi, la vieille querelle de la fin et des moyens, sur laquelle l’éthique révolutionnaire avait si souvent achoppé, avait peut-être trouvé sa solution : le moyen était en parfait accord avec sa fin puisqu’il s’identifiait avec elle. Oui, cette révolution, nous pourrions la faire en toute conscience, nous n’aurions pas les mains sales. 

Article issu de notre hors-série « Comment nous pourrions vivre » avec Corinne Morel Darleux, rédactrice en chef invitée. Disponible sur notre boutique.


Or, comme on sait, un mois plus tard et, malgré la grève générale sauvage la plus longue et massive de l’histoire, l’ordre fut rétabli. Mais notre insurrection passionnelle ne l’avait pas moins ébranlé dans ses profondeurs. Et durant les années qui suivirent, on vit se rompre les vieux carcans moraux hérités du XIXe siècle : dans la jeunesse, mais pas seulement, les mœurs se libérèrent, les homosexuels obtinrent droit de cité et les femmes une plus grande maîtrise de leur corps. Même si beaucoup reste à faire, l’impulsion décisive fut tout de même donnée en ce temps-là. Cependant, pour que de telles conquêtes deviennent de réelles victoires, il aurait fallu que le monde changeât de base. Et il n’en a rien été, bien au contraire. La société marchande ne cessa de se renforcer, et son emprise accomplit un saut qualitatif en récupérant dans le cycle rentable de la consommation tout ce qui avait tenté de le briser. Mais faudrait-il pour autant abandonner le terrain à l’ennemi ?

Les passions à l’assaut de la Raison

Dans le passé, d’autres que nous avaient fondé leur cause sur la fête des sens. Il y a plus de deux siècles, en 1809, Charles Fourier 1 s’écrie : « Si l’on en croit les philosophes, les passions sont nos plus dangereux ennemis, et la raison doit les réprimer. Il importe d’attaquer cette opinion qui est le pivot de toutes les absurdités scientifiques. » À défaut d’exposer en détail tout son système, examinons un instant ce que Fourier entendait par « passions ». Pour lui, elles recouvraient le vaste spectre du sensible, depuis le plein exercice des cinq sens jusqu’à l’expression, dans tout leur raffinement, des sentiments et des affects. Au sommet, il place l’amour, « la plus belle des passions », sous ses multiples variations physiques et affectives, y compris ces « manies », que loin de dénoncer, il incluait comme une part essentielle de la vie en Harmonie, à la grande confusion de ses propres disciples, horrifiés de le voir accorder une pleine légitimité aux relations homosexuelles, à la bisexualité et à ce qu’on nomme aujourd’hui le polyamour.

À ses yeux, les passions, à condition qu’elles puissent se déployer sans entraves, sont source de bonheur et le moteur insoupçonné d’une société harmonieuse ; c’est leur répression qui, en les « engorgeant », les tourne en leur contraire et en font des sources de désordre, de malheur et de mort. La vie passionnelle n’est nullement incompatible avec la vie sociale, mais doit au contraire régir l’activité productrice et créative, pour en finir avec les tares de l’industrie « civilisée » : la mutilante division des tâches, l’ennuyeuse monotonie inhérente à la spécialisation et la ruineuse rivalité concurrentielle.

Le réel se virtualise et tend de plus en plus à prendre la valeur d’un épisode de série télévisée.

On pourrait croire qu’avec la caution de la psychanalyse on ne soit plus aussi sourd aux appels du corps que dans les siècles passés : on parle sans cesse et sans contrainte de sexualité, on accorde infiniment plus de place à l’expression des affects qu’au temps de Fourier, qui écrivait à l’ère du puritanisme bourgeois triomphant. Mais, qu’on y réfléchisse un instant, les passions ne sont-elles pas toujours traitées en parents pauvres, ne sont-elles pas toujours soumises à de multiples raisons, économiques, politiques, voire sanitaires, qui les instrumentalisent et les plient sournoisement à leurs lois ? On les réprime d’autant moins qu’on les exploite davantage. Il n’est que de voir le sort fait à l’amour dans les représentations marchandes de la pornographie. 

La seconde Grande Transformation

Tout d’abord, ce sont les sens et notre rapport sensible au milieu qui ont été particulièrement mis à mal. Alors que la première Grande Transformation 2 avait débouché sur une réification 3 généralisée de l’espace – triomphe de l’architecture fonctionnaliste dans les villes, remembrement des terres agricoles dans les campagnes – et une concomitante réification du temps – de la taylorisation fordiste à la gestion des loisirs –, la seconde Grande Transformation qui s’opère sous nos yeux, avec la mise en place de la dystopie cybernétique, s’accompagne d’une altération massive de la vie sensorielle et affective. Les technologies, qui passent pour nous rapprocher les uns des autres, introduisent en réalité un régime inédit de séparation.

On ne décroche plus le téléphone, et on préfère envoyer un SMS malgré tous les malentendus inhérents à la communication différée. Mais surtout, la dimension de la présence déserte subrepticement le visage d’autrui, qui est de plus en plus perçu dans la distance d’une représentation. Avec l’emprise des écrans sur la vie quotidienne, la virtualité de l’image remplace la matérialité de l’objet. Or, chacun devrait savoir que la reproduction numérique d’un tableau de Rembrandt n’a rien à voir avec la perception directe de ce tableau dans la salle d’un musée. Cependant, la confusion aujourd’hui est telle que certains se demandent lequel est le plus vrai. 

Inutile de s’attarder sur la normalisation du goût favorisée par la prolifération mondiale des mangeoires de restauration rapide ou sur l’extension planétaire de la laideur architecturale, partagée par toutes les classes dominantes, qui défigurent de leurs interchangeables skylines en béton et en verre les centres urbains historiques comme les paysages naturels naguère encore peuplés d’une beauté sauvage. On ne saurait non plus trop déplorer la récente phobie du contact qui s’est développée à un degré inégalé durant la récente pandémie. Il est à craindre que cette expérience inédite de privation du plus sensuel et du plus archaïque de tous les sens, le toucher, ne laisse des traces durables chez certains de nos contemporains tentés par le délire aseptisé. 

Par ailleurs, le développement des réseaux sociaux, avec la parcellisation de l’infor­mation et l’avalanche d’images et de sons qui l’accompagnent, nous plonge dans un chaos perceptif conduisant inévitablement à une altération de la relation sensible au réel. Mais le déficit passionnel n’est pas moins évident que la dégradation sensorielle. La notion d’« ami » selon Facebook a ravalé l’amitié au niveau d’une relation vague, trivialement destinée à faire nombre ; dépendante de l’impression immédiate, l’idée de satisfaction et de plaisir, réduite au clic du « like », n’est plus qu’un caprice inapte à se justifier. Quant à l’amour, il reste trop souvent pris en tenaille entre performance sexuelle et conformité au sinistre modèle conjugal, quel que soit le sexe des partenaires, cela va sans dire.

Mais cette altération relationnelle de la subjectivité a un effet sur la perception du monde objectif lui-même : le réel se virtualise et tend de plus en plus à prendre la valeur d’un épisode de série télévisée. D’où la si facile expansion des fake news et des délires complotistes et autres conspirationnismes de bazar. Heureusement, contre ces tendances mortifères, il reste de nombreuses lignes de résistance et poches d’évitement. C’est sur elles qu’il faut compter. 

Ces passions qui  accroissent les êtres

Dans ce monde qui a fait du regard colonisé par Netflix un lieu commun sensoriel et existentiel, il est urgent de réaffirmer la primauté du désir, la transcendance de la révolte et la puissance dissolvante du rire. Comme l’a insolemment imaginé Albert Cossery 4 dans ses romans, là où la routine du militant est impuissante, l’usage judicieux de l’humour et de la dérision peut faire tomber un régime. Bien qu’on ait toutes les meilleures raisons de condamner un système social qui ne cesse d’étendre le champ du désastre, seule pourra l’ébranler la force éruptive des affects et des passions.

Et parmi elles, bien sûr, il est à privilégier celles qui marquent un accroissement d’être, c’est-à-dire les passions heureuses, contre lesquelles sont dressées les attitudes dominantes et qu’il est temps d’oser concevoir comme premières par rapport aux passions tristes, favorisées sans relâche par la société marchande. Ainsi, par exemple, la passion de dépense, pourtant commune à toute l’humanité, comme le montrent les rituels de potlatch 5 des sociétés les plus anciennes, a été systématiquement battue en brèche par son inversion bourgeoise, l’épargne, dans la phase d’accumulation du capital, à laquelle succède maintenant la gestion catastrophiste de la pénurie. 

Aujourd’hui plus que jamais, le vieux mot d’ordre surréaliste « Lâchez tout, partez sur les routes » est d’actualité. Lâchons les gestes qui nous trahissent et nous dépossèdent, partons sur les chemins de traverse où nous rencontrerons d’autres déserteurs, chemins que nous tracerons dans la trame du temps tout en défrichant des clairières d’utopie où construire les bases d’une vie nouvelle. Car, comme le pensait Gustav Landauer 6, dans une révolution sociale, « il ne s’agit pas de changer les institutions, mais de transformer la vie humaine, les relations des hommes entre eux ». L’utopie des passions heureuses ne manquera pas de valoir à la fois comme moyen et comme fin du projet global d’émancipation, d’égalité et de justice si nécessaire à la survie même de notre espèce.

La réalisation d’un tel projet réclame des affects qui transcendent les conditions existantes : la dépense de soi contre l’économie de la rétention, la présence charnelle contre la représentation virtuelle, le don gratuit contre l’échange quantifié, l’insoumission généralisée contre la servitude volontaire qui perpétue toute domination, et ainsi ad libitum. Commençons dès maintenant à récupérer nos pouvoirs perdus, car c’est à cette seule condition que nous pourrons espérer mettre en échec ce qui s’oppose à nos désirs. 


1- Charles Fourier (1772-1837), socialiste utopique, théoricien de l’attraction passionnée. Selon lui, à la Civilisation marquée par l’exploitation à la misère et au despotisme doit succéder une ère d’Harmonie, où l’humanité connaîtra le bonheur, la paix et l’abondance et où les individus jouiront de la plus grande liberté. Auteur de nombreux ouvrages dont la Théorie des quatre mouvements et Le Nouveau Monde amoureux qui, jugé choquant par ses disciples, ne fut publié qu’en 1967. Marx marquera toujours la plus grande déférence à l’égard de ses théories, et pour Engels, « Fourier est le premier à énoncer que, dans une société donnée, le degré d’émancipation de la femme est la mesure naturelle de l’émancipation générale. Il démontre que la civilisation se meut dans un “cercle vicieux”, dans des contradictions qu’elle reproduit sans cesse, sans pouvoir les surmonter, de sorte qu’elle atteint toujours le contraire de ce qu’elle veut obtenir ou prétend vouloir obtenir ; de sorte que, par exemple, “la pauvreté naît en civilisation de l’abondance même”. » 

2 - Notion empruntée à l’économiste hongrois Karl Polanyi qui, dans son ouvrage La Grande Transformation (1944), montre le rôle essentiel de l’intervention étatique dans la régulation de l’économie de marché. 

3- La réification est la transformation d’une idée ou d’un processus en chose mesurable, quantifiable, et parfois échangeable.

4 - Albert Cossery (1913-2008), écrivain égyptien exilé en France après la Seconde Guerre mondiale. Dans ses romans (Les Fainéants dans la vallée fertile, La Violence et la Dérision, Un Complot de saltimbanques, etc.), il met en scène des personnages rétifs à la malédiction du travail et ridiculisant l’arrogance et la sottise des autorités.

5 - Cérémonies de dons et contre-dons pratiquées par les civilisations amérindiennes et de l’océan Pacifique.

6 - Gustav Landauer (1870-1919), philosophe anarchiste allemand, auteur d’ouvrages de théorie politique et de critique sociale (La Révolution, Appel au socialisme), assassiné par les corps francs à Munich lors de la répression de la République des conseils de Bavière. 

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