Interview Post-apocalyptique

Après le déluge : entretien avec Phœbe Hadjimarkos Clarke

Mona et Pauli ont survécu au Déluge qui a englouti la société industrielle. Les habitants de Tabor, communauté de rescapés où elles ont trouvé refuge, sont hantés par la fin du monde à laquelle ils ont survécu et le désir d’en recréer un sur les ruines de l’ancien. Dans Tabor (Le Sabot, 2021), son premier roman, Phœbe Hadjimarkos Clarke dépeint de manière pessimiste et hallucinée ce qu’il reste de l’espoir et de l’amour dans une nature qui a retrouvé son aura magique et hostile. La catastrophe écologique emportera-t-elle jusqu’à la possibilité même de l’utopie ?

Certains ont qualifié Tabor de « post-apo queer » ou même de « sci-fi post-apo (éco)féministe post-patriarcale »... Où classez-vous votre ouvrage, et avez- vous seulement souhaité vous inscrire dans un genre ? 

Pas nécessairement, non. J’ai trouvé néanmoins intéressant que le lectorat ait cette volonté de classer le livre quelque part, et souvent du côté de la science-fiction. Cela me semble faire écho à l’analyse d’Amitav Ghosh dans Le Grand Dérangement, à savoir que dès lors que l’on traite de la question climatique, ça ne semble pouvoir se faire que sous l’angle de la science-fiction. On ne peut pas envisager que cela relève du « réel », alors même que tous les phénomènes que je décris dans le livre sont des choses qui existent déjà ou vont exister, et ne relèvent pas de la spéculation.

Mais d’un point de vue littéraire et social, ce type de roman est automatiquement considéré comme appartenant à la littérature de l’imaginaire. Il y a vraiment un refus de l’événement exceptionnel de la part de la littérature « sérieuse ». Mon intention était simplement de traiter ce sujet de manière romanesque parce qu’il m’habitait et qu’il me semblait par ailleurs y avoir un manque de ce côté-là. 

Une autre étiquette est associée à votre livre : le « post-apo » [littérature post- apocalyptique, ndlr]. Avez-vous réfléchi au moment de commencer l’écriture à la nécessité du ressort apocalyptique, ou à la manière de figurer la catastrophe ? 

L’écriture s’est faite en deux temps. Dans un premier temps, j’étais en prise avec ce qu’on pourrait qualifier d’« angoisse climatique », c’est-à-dire la possibilité d’une catastrophe de type « apocalyptique ». Puis, au fil de l’écriture, je me suis rendu compte que le problème ne se situait peut-être pas là, et j’ai essayé d’explorer le sujet différemment. Le dérèglement climatique peut effectivement se manifester par des catastrophes, mais plus largement, ce sont des processus beaucoup plus insidieux qui s’infiltrent dans notre quotidien, qui détruisent nos vies de façon souterraine et bousculent nos certitudes sur le monde et sur la manière dont nous pouvons vivre.

Comme le soulève Amitav Ghosh, il y a une forme d’« impensabilité » de la catastrophe climatique, et il paraît très compliqué d’envisager un monde dans lequel ce dérèglement fait partie de nos existences. C’est davantage cela que j’ai souhaité explorer, bien plus que l’apocalypse qui figure au début du récit et prend des allures mythiques dans les représentations collectives des personnages, alors qu’on se rend compte au fil du récit que ce n’est finalement peut-être pas tout à fait ainsi que les choses se sont passées.

Vous avez tout de même choisi de faire place à l’imaginaire chrétien : le Déluge, Tabor [dans la tradition rabbinique, le mont Tabor situé en Israël a été épargné lors du Déluge, ndlr], Jonas, l’apparition du Diable… 

Il me semble qu’on n’arrive à penser ces problèmes-là qu’à travers un imaginaire collectif qui se trouve être teinté de mythes judéo-chrétiens. C’est en ces termes qu’on se figure la catastrophe. Pour autant, celle-ci ne se joue pas à ce niveau, et j’essaie de dépasser cette culture commune, car elle me paraît problématique en ce qu’elle limite nos possibilités conceptuelles : c’est précisément parce qu’ils sont englués dans ces imaginaires que les personnages ne savent pas faire face aux bouleversements.

Ce qui est frappant, c’est que la catastrophe est « immanente », nous y sommes déjà, et pourtant nous continuons de la représenter comme « imminente », comme un gigantesque événement qui va finir par arriver, pour reprendre la distinction faite par Günther Anders

Il est probable que l’inaction face à la catastrophe climatique provienne au moins en partie de l’incapacité à se figurer une action lente et destructrice plutôt qu’un cataclysme. La proposition est un peu essentialisante et problématique, mais cela a peut-être davantage à voir avec nos structures cognitives qu’avec un défaut d’imagination ou d’imaginaires.

On voit se multiplier les appels à réinventer nos imaginaires, notamment ceux liés au genre et à la figure héroïque masculine, guerrière. Cela fait donc écho à la « fiction-panier » d’Ursula Le Guin , figure de la « science-fiction queer », qui enjoignait d’abandonner la lance et la flèche qui tuent et conquièrent pour le panier qui récolte et rassemble. Y avez-vous réfléchi  en élaborant les personnages ? 

C’est un roman choral, avec uniquement des narratrices et un seul personnage masculin, qui a d’ailleurs un rôle de perturbation dans la communauté alors que ce rôle échoit la plupart du temps aux femmes. Il y avait donc bien l’idée de valoriser une parole féminine, mais aussi, pour faire écho au texte d’Ursula Le Guin, d’avoir une fiction « contenante ». Le lieu où se déroule le récit, Tabor, est aussi un personnage à part entière qui s’exprime au nom de la communauté dans plusieurs chapitres, une sorte de personnage collectif et contenant à la fois. Donc oui, au-delà du sujet du changement climatique, il y a un travail de ré-imagination au cœur du livre, une exploration quant à la manière dont on crée le monde en le racontant.

Vous n’êtes pas tendre avec le collectif. Tabor est une sorte de communauté néo-médiévale, agraire et harmonieuse, mais en réalité il y a beaucoup de non-dits, le conflit est refoulé en permanence… 

Oui et non : jusqu’à un certain point, ça fonctionne malgré tout ! Mais en effet, ça partait aussi d’un constat d’échec dans les organisations collectives auxquelles j’ai pu participer ou assister à titre individuel. Il y a tout un tas d’impensés culturels qui rendent compliquée une organisation réellement « communiste », au sens premier du terme. Sans compter qu’en plus des aspects organisationnels et humains, la répression extérieure rend l’expérience difficile – mais pas tellement plus que dans notre société contemporaine qui est grevée de conflits qui ne trouvent pas non plus leur résolution dans les institutions.

Et les habitants de Tabor échouent un peu dans tout ce qu’ils tentent… même faire pousser des patates ! 

Le fantasme néo-rural est très problématique, car il n’est pas ancré dans une pratique réelle. Il ne me semble pas particulièrement fertile. Mais ce n’est pas mon rôle de romancière de résoudre cette aporie-là, je voulais juste la pointer.

Le récit évolue peu à peu vers un retour à l’état de nature. Pour autant, Tabor ne part pas dans une vision du « sauvage » limitée à la compétition pour la survie, tous contre tous, et laisse une large part à la camaraderie, l’amitié et l’amour. 

Là encore, le roman bourgeois qui se penche sur ce type de questions part de certaines théories philosophiques plus ou moins fumeuses, de Hobbes à Rousseau, généralement avec l’intention de les confirmer ou de les infirmer. Il fallait repartir d’un terrain vierge et s’affranchir de ces théories. Je n’avais pas à cœur de démontrer quoi que ce soit par cette fiction, mais je désirais imaginer ce que pouvait donner une sorte de réensauvagement désespéré une fois que l’on s’est départi de ces projets philosophiques et politiques : qu’est-ce que cela fait aux personnages de replonger dans l’animalité.

Ce qui est surprenant aussi, c’est que l’on s’est habitué dans la littérature dite « de l’imaginaire » à avoir du réalisme mais transposé dans un monde parallèle ou inventé. Ici, on est davantage dans quelque chose de l’ordre du réalisme magique, de Boulgakov… Le « réenchantement » du monde est très pessimiste, noir : la forêt est inquiétante, le Mal ressurgit… 

J’ai lu Le Maître et Marguerite [1967 pour la version russe, 1968 pour la première édition française chez Robert Laffont, ndlr] juste avant de commencer l’écriture du roman, ça n’y est certainement pas étranger, et j’ai une affection particulière pour le roman gothique, le fantastique du XIXe siècle et le genre du conte. Je me suis demandé comment faire face, avec les outils offerts par la fiction, à la fin du monde en direct, et comment figurer l’irruption de cet impensé terrifiant. Dans les faits, je ne vois pas vraiment de raison d’être optimiste à ce stade, et je ne suis même pas certaine qu’il y ait une utilité politique à l’être. Nous vivons déjà dans une dystopie.

Vous n’essayez pas de décrire la catastrophe, ni ce que serait une communauté idéale post-apo, pas plus que vous ne vous inscrivez dans le fantasme commun d’un retour à la nature réenchantée… Qu’est-ce que vous avez essayé de faire, finalement, avec ce roman ? 

Au début de la rédaction, j’avais dans l’idée de représenter une communauté idéale, peut-être pour calmer mes propres angoisses face à la difficulté à réagir politiquement et au vide qui règne autour de l’écologie politique. Je souhaitais repenser les termes même de l’utopie, sortir d’une vision où tout fonctionne pour en revenir au fait que l’utopie est probablement vouée à l’échec, mais que cet échec fait partie du développement du monde à venir. Le roman m’a échappé et le récit a pris sa propre direction, qui était plutôt d’aller du côté de l’échec et de l’impossibilité. Mon pessimisme a repris ses droits.

Retrouvez Tabor  aux Éditions du Sabot, 2021.

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