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Andreas Malm : en défense du sabotage

Photo : Marie Rouge

Dans un texte publié par le Guardian le 28 avril 2023, le célèbre journaliste et militant écologiste britannique George Monbiot s’en prend aux positions d’Andreas Malm, géographe et universitaire suédois, auteur en 2020 du très remarqué Comment saboter un pipeline (La Fabrique). Un livre retenu aujourd’hui comme un élément à charge dans le cadre de la procédure de dissolution visant les Soulèvements de la Terre, laquelle a été confirmée par le gouvernement français le 21 juin 2023. Andreas Malm a alors décidé de répondre aux critiques que formule George Monbiot à l’encontre du sabotage des infrastructures écocidaires. L’échange entre les deux personnalités a ceci de stimulant qu’il dépasse la stérilité des débats entre violence légitime et pacifisme stratégique pour aborder la question, beaucoup plus féconde, de l’articulation entre activisme climatique et perspectives révolutionnaires.

1. L’argument de l’infini

Monbiot admet que l’histoire regorge de luttes pour des objectifs limités – le droit de vote des femmes, l’abolition de l’esclavage, l’émancipation de l’occupation coloniale – qui ont déployé différentes tactiques militantes et obtenu gain de cause. « Mais la révolte contre l’effondrement écologique est une révolte contre le système tout entier. » Elle n’est pas uniquement dirigée contre les combustibles fossiles, mais contre le capitalisme industriel dans son ensemble. On pourrait démanteler tous les oléoducs, toutes les mines de charbon et tous les SUV « et découvrir que nous sommes toujours condamnés à l’extinction » parce qu’il resterait encore à s’attaquer à « la dégradation des sols, la raréfaction de l’eau douce, la dysbiose des océans, la destruction des habitats, les pesticides et autres produits chimiques synthétiques », chaque problème étant « comparable, en termes d’échelle et de gravité, à l’effondrement climatique ». Nous ne sommes pas ici aux prises avec le seul capital fossile mais avec « tout le capital » (c’est moi qui souligne). Par conséquent, le sabotage et les tactiques militantes similaires contre la propriété fossile sont futiles et hors-sujet.

Article issu de notre numéro 59 « Sabotage : on se soulève et on casse ? », en kiosque, librairie et sur notre boutique.


Cet argument pose au moins quatre problèmes. Premièrement, si Monbiot veut trouver des exemples de luttes dans l’histoire qui visaient le capitalisme dans son ensemble, plutôt que de prendre telle ou telle injustice locale (si nous acceptons l’idée que quelque chose comme l’esclavage entre dans cette catégorie), il semble qu’il n’y ait qu’une seule tradition au menu : celle du socialisme révolutionnaire. Et d’ailleurs, cette tradition ne s’est pas vraiment cantonnée à la protestation pacifique. L’idée que les luttes systémiques auraient moins besoin de tactiques militantes que les campagnes portant sur un sujet unique n’est pas tout à fait conforme à ce que nous disent les deux derniers siècles.

Deuxièmement, la liste dressée par Monbiot est, bien entendu, incomplète. On pourrait continuer et démanteler tous les chalutiers, bulldozers et usines de pesticides et découvrir que nous sommes toujours guidés droit vers l’extinction : pensez simplement aux 10 000 ogives nucléaires stockées sur Terre. Elles n’évacuent pourtant pas les malheurs et les soucis auxquels il faudrait s’attaquer. La Palestine reste occupée. L’exploitation dans les ateliers de misère est plus répandue que jamais. L’extraction du cobalt au Congo repose sur des conditions de travail proches de l’esclavage, et ainsi de suite : la Terre entièrement capitaliste respire le désastre triomphant. Que faire de ce constat ? Si l’infinité des problèmes est une raison d’exclure le sabotage contre la propriété fossile, il faut étendre ce raisonnement à la plupart des autres tactiques et campagnes, jusqu’à ce que l’on atteigne le point où toute forme d’action s’avère par définition vaine.

Troisièmement, il y a quelque chose d’étrange à mettre sur un pied d’égalité l’effondrement climatique et ces autres facteurs de dégradation de l’environnement. Monbiot a l’habitude – sur un coup de tête apparemment – de déclarer que tel ou tel problème écologique est pire que le réchauffement global : en 2017, il a décrété que la pêche industrielle était plus urgente. Je ne sais pas d’où viennent ces impulsions, et je ne sais pas non plus quelles preuves scientifiques pourraient étayer l’affirmation selon laquelle la pêche ou les pesticides ont le même potentiel de destruction globale de la biosphère que la combustion à grande échelle d’hydrocarbures. Il me semble que cela confine à une banalisation du problème climatique.

Oui, tout acte de sabotage est un pari, et toute action de masse est sujette à des tentatives et des erreurs.

Quatrièmement, je n’ai jamais suggéré, comme le prétend Monbiot, que « la lutte contre les combustibles fossiles » était la seule à devoir être menée (saluons Palestine Action, pour prendre un exemple de l’Angleterre de Monbiot). Je ne me berce pas non plus de l’illusion que si le sabotage descendait dans la rue, cela amènerait instantanément les classes dominantes à « abandonner le système économique ». Tout ce que j’ai dit, c’est que la lutte contre les combustibles fossiles était d’une importance cruciale, que la situation sur le front du climat était désormais si grave que le mouvement devait envisager d’aller au-delà d’une désobéissance civile absolument non violente, que nous devrions expérimenter la destruction de biens dans le cadre d’une diversité de tactiques – ce dont aucun mouvement contestant radicalement les intérêts établis des classes dominantes ne s’est jamais privé – et que nous devons infliger des dégâts matériels réels au capital fossile, dans le cadre d’une vague de mécontentement qui seule, semble-t-il, est en mesure de sortir le business-as-usual de ses ornières. Je peine à voir en quoi l’argument de l’infini affaiblit cette thèse. L’émancipation et le sauvetage de l’humanité et de toutes les autres espèces doivent bien commencer quelque part.

2. L’argument de la certitude

Monbiot soutient qu’on ne peut recommander l’escalade de la résistance contre le capital fossile que si l’on est certain qu’elle sera un succès. « Si, théoriquement, vous tenez un pistolet sur la tempe de quelqu’un, vous devez savoir précisément ce que vous demandez et si cette personne peut le faire. » « Si vous tirez réellement sur le capitalisme, vous avez intérêt à ne pas le rater. » « Il faut être certain que la stratégie fonctionnera. Je n’en suis pas sûr. » Mais cette assurance est-elle nécessaire ? Si les tactiques militantes ne sont légitimes qu’à la condition préalable d’être certain de leur efficacité, elles devraient être exclues dans la plupart des cas, sinon tous. Rares sont les résistances lancées avec l’assurance de la victoire. En réalité, une grande partie des résistances passées et actuelles a été entreprise malgré des obstacles insurmontables, sans rien qui ressemble de près ou de loin à la garantie du succès. Il suffit de considérer, une fois encore, la résistance palestinienne sous toutes ses formes : selon les critères de Monbiot, elle aurait dû être annulée depuis longtemps. Je parierais que les esclaves haïtiens qui se sont rassemblés à Bois Caïman dans la nuit du 14 août 1791 ne savaient pas non plus qu’ils allaient gagner – comment l’auraient-ils su ? Heureusement, ils se sont soulevés malgré l’incertitude qui imprègne chaque moment de rébellion.

Si nous décidons d’entreprendre une action violente, elle devrait viser les sources d’émission les plus flagrantes – les SUV, les jets privés ou les nouveaux oléoducs et gazoducs, par exemple.

Ce qu’il faut, c’est autre chose : savoir que les tactiques que nous avons essayées jusqu’à présent ont été insuffisantes et avoir des raisons de croire que l’escalade pourrait faire avancer la cause. La certitude se rapporte à la nécessité d’essayer quelque chose de plus. Évidemment, personne ne sait exactement ce qui pourrait encore nous sortir de ce pétrin. Mais nous savons qu’il ne suffit pas de demander gentiment aux hommes politiques d’écouter la science, loin s’en faut. Il semblerait que toutes les voies s’offrant encore à nous présentent le risque de nouveaux échecs, mais ce n’est pas en soi une raison pour rester dans le périmètre de protestation où nous sommes depuis des années, voire des décennies. Oui, tout acte de sabotage est un pari, et toute action de masse est sujette à des tentatives et des erreurs. C’est précisément lorsqu’une situation est mauvaise qu’il faut accepter ce genre de saut dans l’inconnu.

3. L’argument de la contre-productivité

Monbiot s’inquiète du fait qu’il serait difficile de gagner le soutien des gens « si nous nous engageons simultanément dans un conflit violent avec ceux que nous cherchons à retourner ». Je l’accorde, c’est l’une des raisons pour lesquelles on ne devrait pas escalader des rames de métro et balancer des coups de pied à la tête des banlieusards. Nous devrions probablement aussi nous abstenir de bloquer sans discernement les travailleurs qui rentrent chez eux ou de jeter au hasard des substances sur des tableaux. Si nous décidons d’entreprendre une action violente, elle devrait viser les sources d’émission les plus flagrantes – les SUV, les jets privés ou les nouveaux oléoducs et gazoducs, par exemple. Ces choses mortes qui causent la mort des gens ne sont pas la propriété de ceux « que nous cherchons à retourner ». Ils appartiennent à l’ennemi de classe. L’art de détruire des biens dans un monde qui se réchauffe rapidement est l’art de cibler des choses dont la destruction ne ferait pas pleurer ceux qui se trouvent en bas de l’échelle.

4. L’argument de la répression

« Peu de gens, prédit Monbiot, s’en tireront impunément. » Les capacités de surveillance sont désormais si ubiquitaires que le sabotage enverra les activistes en prison pour des décennies. Il cite le cas de deux camarades de Just Stop Oil condamnés à des peines de deux à trois ans simplement pour avoir escaladé un pont. Mais si le problème de la répression n’est que trop réel, l’idée que le sabotage devrait être rejeté pour cette raison me semble infondée, et ce pour de nombreuses raisons. J’ai déjà abordé cette question ailleurs et, pour éviter de me répéter, je me contenterai de souligner deux points.

Tout d’abord, un tournant vers le sabotage nécessiterait de revenir sur le protocole d’interaction avec l’appareil répressif de l’État tel que défendu jusqu’à présent, particulièrement par l’aile britannique d’Extinction Rebellion. La tradition de ce mouvement et de ses ramifi­cations veut que se faire arrêter serait une vertu. Revendiquer la responsabilité ferait partie intégrante de l’action de désobéissance civile, jusqu’au point d’attendre les flics. Indé­pen­damment de toutes les autres raisons qui peuvent faire de cela une mauvaise idée, il est évident que ce n’est pas viable lorsque les activistes passent à la destruction de biens. On ne peut pas faire exploser un pipeline puis rester sur place pour tous finir en prison (bien que certains d’entre nous puissent en avoir envie, si on en croit le film Sabotage). La diversification des tactiques exige que l’on renonce au désir de se faire arrêter. Ce n’est bien sûr pas une solution infaillible au problème de la répression – nous pourrions échouer dans nos efforts pour échapper aux policiers – mais c’est un début nécessaire, et qui n’est pas sans précédent.

Ainsi, les Tyre Extinguishers (dégonfleurs de pneus, ndt) s’efforcent de désarmer le plus grand nombre possible de SUV sans se faire prendre, avec un franc succès jusqu’à présent. Ou, pour prendre un exemple à l’autre bout du spectre : la campagne incessante de sabotages contre le gazoduc Coastal GasLink en Colombie-Britannique s’est jouée des policiers nuit après nuit sans que, jusqu’à présent et à ma connaissance, ces derniers n’aient fait de progrès en termes d’arrestations. Si vous voulez déjouer la répression, il peut être plus efficace de vous engager dans la destruction de biens et de dissimuler votre identité derrière un masque ou dans l’obscurité que de rester immobile sur l’asphalte pour faire un blocus gandhien. Et si, par malheur, la police vous démasquait, il se peut très bien, comme l’a récemment écrit Monbiot lui-même, que « les manifestants condamnés comme criminels aujourd’hui seront les héros de demain ».

Deuxièmement, l’intensification de la répression que craint Monbiot – l’assassinat d’activistes climatiques, aux États-Unis en particulier – est déjà en cours. Nous savons maintenant que Tortuguita a été exécuté de 57 balles par les policiers. Il semblerait que le conseil de Monbiot au mouvement contre Cop City serait alors de baisser les bras et de rentrer chez soi. Personnellement, je pense qu’il y a une réponse plus appropriée : une action de masse continue et à l’intensité croissante contre les forces de police meurtrières qui s’acharnent à détruire la forêt de Weelaunee. En effet, sur le terrain aux États-Unis, la réaction des militants à l’exécution de Tortuguita a été à l’opposé de celle de Monbiot : s’ils nous tuent, nous nous en prenons à leurs biens. Natasha Lennard comprend mieux la logique de ces événements lorsqu’elle note que « si la répression des manifestants de Cop City est si brutale, c’est en raison du succès du mouvement ».Alors, chers camarades de ce glorieux mouvement : ne lâchez pas.

Il en va de même pour les Soulèvements de la Terre. Serge Duteuil-Graziani est toujours dans un état critique après que les policiers lui ont tiré dessus lors de l’action de masse à Sainte-Soline le 25 mars *. Devrions-nous lui rendre hommage en suspendant la lutte ou en revenant au calme d’antan ? Encore une fois, je pense qu’il y a une réponse plus appropriée : nourrir le feu qui couve sous les pieds des classes dominantes et leur bras armé. Ces deux mouvements, aux États-Unis et en France, ont plusieurs choses en commun. Ils ont réussi à articuler la lutte pour la justice climatique et l’écologie – y compris la résistance contre les pesticides, dans ce dernier cas ! – avec les luttes sociales de race et de classe. La réaction féroce des appareils répressifs de l’État est révélatrice du défi qu’ils posent, et leur détermination et leur résolution ont été jusqu’à présent inébranlables. Saluons ces gens qui osent rester en première ligne : ce sont elles et eux qui nous ouvrent un avenir.

5. L’argument du courage 

Monbiot lui-même n’est pas prêt à s’engager dans un quelconque sabotage. Il ne recommandera donc à personne de le faire. Il y a également un sous-texte dans son billet – ou alors c’est une mauvaise interprétation de ma part, mais je ne pense pas – insinuant que je ne suis pas personnellement prêt à faire les choses que j’encourage les autres à faire. Monbiot fait référence aux « méthodes douces » que je décris dans le livre – « dégonfler les pneus des SUV avec des haricots mungo, aider à franchir deux clôtures » – et considère apparemment qu’il s’agit d’une liste exhaustive d’actions auxquelles j’ai personnel­lement participé et/ou que je serais prêt à entreprendre. Sous-entendu : je suis tel un général qui envoie des jeunes gens malchanceux à la guerre, jouant à une sorte de jeu de société tandis que je lis des bouquins et en écris. Je n’en dirai pas plus, pour des raisons évidentes qui ont trait au quatrième argument ci-dessus. Il me suffit de dire qu’il est fallacieux de conclure que, parce que George Monbiot ne peut pas s’imaginer lui-même sérieusement engagé dans une praxis révolutionnaire, d’autres personnes ne peuvent pas non plus – et ne devraient pas – avoir un tel engagement.

Saluons ces gens qui osent rester en première ligne : ce sont elles et eux qui nous ouvrent un avenir.

Depuis la publication de Comment saboter un pipeline, il y a un peu plus de deux ans, le sabotage et d’autres tactiques militantes au sein du mouvement climatique n’ont peut-être pas explosé, mais ont certainement pris de l’ampleur. Une nouvelle étude concernant cet espace en évolution rapide vient de paraître dans Politico (bien que sous un titre bizarre : comme si le pneu d’un SUV était un civil – un titre qui n’a pu être inventé que par quelqu’un qui n’a jamais été dans une zone de guerre et qui ne sait pas ce que signifie réellement le fait de cibler des civils). Un autre est paru dans Le Monde ; en fait, il est devenu difficile de suivre l’évolution de la situation. Plus continental qu’insulaire, le fer de lance du mouvement climatique européen – les Soulèvements de la Terre, Ende Gelände, End Fossil : Occupy ! – a ouvertement adopté le sabotage comme tactique.

Comme je l’ai dit à maintes reprises, je ne tire de ces tendances aucun mérite personnel. Elles ne se sont clairement pas développées parce que j’ai écrit un livre d’une stupéfiante qualité. Mon livre a simplement été publié – comme c’est parfois le cas – au moment où les idées qu’il portait étaient dans l’air. Après la vague de 2018-2019, certaines ailes du mouvement climat au sein du Nord global ont commencé à se rapprocher du militantisme pour des raisons totalement indépendantes de mes écrits : c’est avant tout le fait de l’inexorable désastre du business-as-usual lui-même. Un examen des expériences menées les deux dernières années nécessiterait un autre texte, bien plus long que celui-ci. Mais deux choses sont certaines. Premièrement : les activistes – des Tyre Extinguishers aux saboteurs du gazoduc Coastal GasLink ; de la bataille de Lützerath à la bataille de Sainte-Soline ; d’Atlanta à Lisbonne et au-­delà – réfutent par leur pratique les cinq arguments de Monbiot : ceux de l’infini, de la certitude, de la contre-­productivité, de la répression et du courage. Deuxièmement : nous n’en sommes qu’au début. 

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