Enquête

Aides à domicile : seules face au marché

Photographies Noémie Pinganaud

Temps de travail morcelé, cadences infernales, bas salaires : mises en lumière par la crise sanitaire, les aides à domicile, qui interviennent auprès des personnes âgées ou handicapées, cumulent les facteurs de précarité. Alors que le secteur a été bâti après la guerre par des associations à vocation sociale, celles-ci ont adopté depuis une quinzaine d’années des logiques marchandes issues du privé, engendrant épuisement et maltraitance.

Si Laëtitia Sauval garde la tête haute et le verbe franc, la colère qui anime l’auxiliaire de vie sociale de 46 ans est palpable. Il y a quelques jours, une femme âgée dont elle s’occupait avec plusieurs collègues a rendu l’âme. « Elle n’avait pas d’enfants, je pense qu’elle nous considérait comme ses filles. Tout de suite, ils me l’ont remplacée dans le planning. J’en pleurais en écrivant mon message au bureau. Je ne me sentais pas capable de prendre une autre personne, la dame n’était pas encore enterrée, on n’avait pas eu le temps de souffler. » À ses côtés, Angélique Louvet, d’un an son aînée, a la voix qui tremble en évoquant cette « bénéficiaire », dans le jargon consacré, qu’elle accompagnait de longue date. Les deux quadra­génaires travaillent depuis une quinzaine d’années pour le compte de l’Assad de Meaux, une petite association spécialisée dans le maintien à domicile des personnes âgées ou en situation de handicap. En 2018, celle-ci est passée sous le giron de l’Amapa, une autre association, créée en Moselle en 1962. Elle-même a été reprise six ans plus tôt par un groupe privé, Doctegestio – renommé en janvier dernier groupe Avec –, qui a d’abord prospéré dans le domaine de l’immobilier avant de diversifier ses activités. Son président, Bernard Bensaid, est parvenu à faire main basse sur l’Amapa en se faisant élire à la tête de l’association. Depuis, il en a fait l’opérateur médico-social de son groupe, à travers lequel il acquiert au tribunal des associations en difficulté financière, « au moins cinq ou six dans l’année », d’après Angélique.

Tous les jours, l’auxiliaire de vie sociale travaille de 7 h du matin à 19 h, au domicile de cinq personnes différentes. Elle s’occupe de leur toilette, de leurs repas, de les changer ou encore de les mettre au lit. Un rythme d’autant plus intenable que l’association, gérée à la manière d’une entreprise, traque le moindre centime, essorant ses salariées : « Je n’ai plus de vie de famille, je rentre le soir à 19 h, je ne mange pas, je vais me doucher et je me couche.Depuis qu’on a été repris par l’Amapa, c’est tout pour l’argent. Le bien-être de la personne, on s’en moque. Il n’y a pas d’humanité, même entre nous. »

À l’instar des femmes de chambre de l’hôtellerie ou des accompagnantes d’élèves en situation de handicap, les 243 000 aides à domicile que compte le territoire français sont emblématiques de ces emplois de service d’ordinaire invisibles, ces « premières de corvée » qui se sont retrouvées en première ligne pour affronter la pandémie de Covid-19. À 95,4 % des femmes, elles font face à un emploi morcelé, avec 77 % de temps partiels, ce qui tire leurs revenus à la baisse : en 2017, leur salaire net s’élevait à 1 286 euros par mois en équivalent temps plein – environ 900 euros en tenant compte de l’émiettement du temps de travail –, pour 43,5 % de bas salaires. Conséquence inévitable de cette précarité, l’aide à domicile peine à recruter. Le ministère de la Santé estime à 300 000 le nombre de postes à pourvoir dans le secteur d’ici 2030 pour répondre aux besoins sociaux. Une « pénurie de personnel » amenée à se creuser avec le vieillissement démographique et la hausse des maladies chroniques.

Ouverture à la concurrence

Pour mieux comprendre les racines de cette catastrophe sociale, il faut remonter aux origines historiques d’une profession aussi déconsidérée que méconnue. C’est dans la seconde moitié des années 1940 qu’émergent les premières associations d’aide à domicile, issues d’« initiatives populaires d’entraide », rappelle Emmanuelle Puissant, économiste à l’université de Grenoble : « Il y a eu une prise de conscience, au sortir de la guerre, de la pauvreté extrême des familles ouvrières et des personnes âgées. Ce modèle associatif est apparu pour répondre à des besoins qui n’étaient pas couverts par ailleurs, ni par l’État, ni par le marché, ni par la solidarité collective. » Parmi ces pionniers, l’Aide à domicile en milieu rural (ADMR), fondée en 1945. Certaines de ses 2 700 antennes locales, en faillite, ont d’ailleurs été reprises ces dernières années par l’Amapa.

Jusque dans les années 1990, les associations sont « quasiment monopolistiques » dans le secteur. L’État fait de ces structures non lucratives la pierre angulaire de sa politique de prise en charge de la dépendance. Influencées par le double héritage du mouvement ouvrier et du catholicisme social, les associations veulent rompre avec « l’assistance publique vécue comme verticale » et défendent comme horizon « l’émancipation de la classe ouvrière », souligne Emmanuelle Puissant. Autrement dit, elles portent dans leurs gènes un projet de transformation radicale de la société. « Les décisions sont prises par et pour les usagers, ceux qui décident sont les bénéficiaires ; c’est ce qu’on appelle la double qualité. »

Au crépuscule du XXe siècle, ce modèle est bouleversé par des modifications progressives du cadre politique du secteur. C’est d’abord, en 1983, une des lois de décentralisation qui transfère aux départements la responsabilité de financer l’aide à domicile. Un changement d’échelle qui s’accompagne d’un changement de paradigme, précise l’économiste : « La tarification sort de la tradition sociale et médico-sociale. Alors que le financement allait directement aux structures, nous sommes passés à une logique d’allocations, avec la création de la prestation spécifique dépendance (PSD), devenue par la suite l’allocation personnalisée d’autonomie (APA). Bien avant la marchandisation, au sens de l’ouverture à la concurrence, on voit déjà poindre les premières formes d’individualisation. C’est l’idée de libre choix des personnes : on finance les personnes dépendantes, qui ont le choix entre différents opérateurs. » Parallèlement, les pouvoirs publics mettent en place des mesures fiscales à destination des particuliers afin qu’ils puissent employer eux-mêmes ces salariées.

Au début des années 2000, l’aide à domicile connaît un début d’« âge d’or », d’après le député François Ruffin, qui a consacré un rapport d’information à cette profession, parmi d’autres « métiers du lien » à dominante féminine : en 2002, un diplôme d’État est créé et les salaires sont revalorisés à hauteur de 24 %. Mais, en 2005, la loi Borloo vient acter la marchandisation du secteur, déjà rampante depuis quelques années. « Au nom de l’emploi, on est venu déstructurer un début de structuration », regrette l’élu picard. Le texte, qui vise explicitement à développer le marché des « services à la personne » afin de générer 500 000 emplois en trois ans – un objectif qui n’a jamais été atteint –, autorise des entreprises privées à recevoir l’habilitation à l’aide sociale délivrée par les départements. L’entrée dans le secteur d’acteurs marchands de grande taille, comme O2, leader des services à la personne, ou d’entreprises de petite taille à vocation sociale conduit à une situation concurrentielle concentrée dans les métropoles mais aussi à une « diffusion de la régulation marchande sur ce secteur d’activité », explique Emmanuelle Puissant : « Le modèle le plus déstabilisé, c’est celui des associations historiques. On entend beaucoup que les associations sont mauvaises gestionnaires. En réalité, elles ont construit ce secteur dont on change brutalement les règles. »

« L’humain est devenu un produit »

Début octobre 2021, dans le quartier parisien de Bercy, Anne Lauseig s’apprête à intervenir aux Assises nationales de l’aide à domicile. Ce jour-là, au milieu d’un panel très masculin composé de cadres d’associations, de groupes privés et des principales fédérations du secteur, la quinquagénaire vêtue d’un chemisier blanc et d’un cardigan noir est la seule aide à domicile à prendre le micro sur la petite estrade. La Bordelaise, employée par une entreprise privée, n’a jamais été syndiquée, comme l’écrasante majorité de ses collègues. Un jour de juin 2020, en rentrant chez elle après une énième journée de travail éreintante, elle s’effondre. « Après la première vague, on nous avait méprisées, complètement oubliées. On est parties au travail sans protection. » C’est alors qu’elle décide de créer un collectif pour briser l’isolement des aides à domicile, quelle que soit la structure qui les emploie – associations, entreprises, particuliers ou service public. Un an et demi plus tard, le collectif national La force invisible des aides à domicile rassemble, d’après Anne, 5 600 personnes.

Cette expérience collective lui a permis d’acquérir une vision d’ensemble du secteur. « Dans l’aide à domicile, l’humain est devenu un produit, que ce soit dans l’associatif ou dans le privé », résume-t-elle. L’ouverture à la concurrence a en effet poussé les associations, qui représentent toujours 45 % du secteur, à adopter des logiques marchandes issues du privé. « Depuis la fin des années 2000, la tendance est au recrutement de directions des ressources humaines issues de l’industrie, des écoles de commerce, pour mettre en place des standards de gestion, alors qu’historiquement il y avait une logique de promotion interne », relève Emmanuelle Puissant. Après la loi Borloo, face à la montée en puissance des acteurs marchands, l’ADMR, association pionnière du secteur, a décidé de diversifier ses activités en investissant d’autres types de services à la personne – du ménage au jardinage, en passant par la garde d’enfants.

Mais c’est sans doute le cas de l’Amapa qui illustre le mieux la marchandisation à l’œuvre au sein du modèle associatif. Sur son site internet, l’association se targue de réaliser un produit d’exploitation de 135 millions d’euros. « On est devenus une association lucrative sans but, soupire Valérie Lambert, déléguée syndicale CGT de l’Amapa. C’est le monde à l’envers. On est maltraitants avec les familles. » L’assistante aux ressources humaines a vu la situation se dégrader d’année en année. Tout en prétendant s’inscrire dans le champ de l’économie sociale et solidaire – en janvier, le groupe Avec a été transformé en entreprise à mission –, Bernard Bensaid n’a eu de cesse de rogner sur les droits acquis par les salariées des associations qu’il a placées dans son escarcelle. Si une partie a été récupérée aux prud’hommes l’an dernier, l’avocat Bernard Petit indique avoir suivi une cinquan­taine de dossiers pour non-paiement d’heures supplémentaires, de frais kilométriques ou encore de temps d’« intervacations », c’est-à-dire de déplacement du domicile d’un bénéficiaire à un autre. « Il s’est fait condamner des centaines de fois, il y en a eu pour près d’un million d’euros de rappels de salaires à ce titre. »

Automatisation, géolocalisation et primes d’objectif

En plus de mépriser le droit du travail, Bernard Bensaid a introduit au sein de l’Amapa des outils de gestion issus du privé visant à rationaliser l’activité. « À chaque fois qu’il faut faire des économies, c’est sur le dos des aides à domicile », s’indigne Valérie Lambert. La planification et la facturation des interventions mais aussi le paiement des salariées ont ainsi été automatisés par le biais du logiciel Apologic. « C’est le logiciel qui calcule avec une carte géographique combien on est payées pour les déplacements, décrit Laëtitia Sauval. Si on a des problèmes sur la route, ce n’est pas pris en compte. » Dans la structure privée qui l’emploie, Anne Lauseig est confrontée à la même problématique : « On nous géolocalise avec notre téléphone, et notre emploi du temps part sur un logiciel qui calcule lui-même. Quelquefois il y a des erreurs, il faut tout vérifier. » Mais le président du groupe Avec est allé encore plus loin, en instaurant des « primes d’objectif au trimestre » pour les responsables administratifs, les incitant à planifier un maximum d’interventions, à en croire Valérie Lambert.

Emblématique de cette gestion rationalisée, le recours à des « pointeuses » a progressé dans le secteur depuis une décennie. « L’objectif est de rentabiliser les heures, qu’on soit à la minute près, ce qui amène une violence pour le bénéficiaire et une violence pour nous, explique Anne Lauseig. On ne peut pas laisser une personne âgée sur une toilette parce que l’heure est passée. Donc, ce qu’on fait, c’est qu’on badge, et on fait du bénévolat derrière. » Depuis l’automne 2020, les salariées de l’Amapa doivent scanner un QR code avec leur téléphone professionnel en arrivant chez leurs bénéficiaires. « Pour réduire les coûts, on se focalise sur l’efficience, et non plus sur l’efficacité et la réponse aux besoins, analyse Emmanuelle Puissant. On recherche des gains de productivité au sens industriel, c’est-à-dire faire la même chose en moins de temps. » À l’Amapa, nombreuses sont celles qui ont déserté, la pression psychologique s’ajoutant aux maladies professionnelles et accidents de travail, particulièrement fréquents dans le secteur. « Le pire qu’on ait vu passer, c’est des gamines de 20 ans en inaptitude », s’affole Laëtitia Sauval. « À 47 ans, j’ai déjà de l’arthrose dans le dos, j’ai le dernier disque écrasé, abonde sa collègue, Angélique Louvet. Je suis sûre qu’à 55 ans, je serai foutue. »

« Non-ingérence » de l’État

Reportée ad nauseam depuis 2018, la loi « grand âge et autonomie », promise par le gouvernement afin, entre autres choses, de revaloriser l’aide à domicile, a été enterrée en septembre dernier. En guise de maigre consolation, une hausse des salaires présentée comme « historique », de 13 à 15 %, a été mise en place au mois d’octobre. D’après Anne Lauseig, cet « avenant 43 » ne concerne en réalité qu’une partie des salariées : « Ce n’est que pour l’associatif, donc ça exclut toutes les autres. Il faut avoir le diplôme d’auxiliaire de vie sociale et minimum dix ans d’ancienneté pour avoir les 15 %. Et il faut être à temps plein, alors que nous avons une majorité de temps partiels. »

Fin octobre, le député François Ruffin a profité du projet de loi de financement de la Sécurité sociale, « budget de la dernière chance » du quinquennat, pour déposer, avec des collègues de diverses sensibilités politiques, des amendements visant à améliorer le sort des auxiliaires de vie sociale. Celles-ci occupent une place centrale dans son dernier film documentaire, Debout les femmes !, réalisé avec Gilles Perret. « Le cœur du problème, c’est que ce sont des faux temps partiels qui conduisent à de vrais salaires partiels », diagnostique-t-il. Dans l’hémicycle, le « député-­reporter » a proposé trois mesures phares : un « congé de deuil », des « groupes de parole » hebdomadaires et l’instauration d’un système de « travail en tournée » dans lequel des équipes se relaieraient pour intervenir sur des demi-­journées. Résultat ? Seul un « tarif plancher » de 22 euros de l’heure a été voté, pour « permettre aux associations en train de se noyer de maintenir le nez au-dessus du niveau de l’eau », d’après François Ruffin. Quant à ses propositions, aucune n’a été adoptée : « La réponse qui m’est faite, c’est que ce n’est pas à l’État de s’ingérer dans l’organisation du travail des entreprises ou des associatifs. Heureusement que l’État s’est ingéré pour interdire le travail des enfants ou instaurer le congé maternité ! » Pour autant, il demeure optimiste et espère bien faire de ces « métiers du lien » une des grandes questions de l’élection présidentielle. « Sur ces métiers-là, on peut gagner. Je suis confiant. »

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