Nous n'irons pas sur Mars

Mars la morte - Édito N°49

Illustration : Thomas Haymann
Illustration : Thomas Haymann

Découvrez l'édito de notre numéro 49 : Nous n'irons pas sur Mars, par Philippe Vion-Dury.

À force de répéter que la Planète bleue est unique, nous en oublions le sens profond. Ce n’est pas simplement que le joyau sur lequel nous vivons est singulier par son emplacement dans un Système solaire lui-même différent de tous les autres, remarquable par son diamètre, sa pesanteur, son atmosphère et l’interrelation de tous les facteurs planétaires et cosmiques qui la caractérise, mais que cet astre flottant est notre unique foyer dans le grand vide. « Notre » : celui de tous les êtres terrestres, fruits d’une coévolution de plusieurs milliards d’années, qui bruissent ensemble dans le silence environnant. Notre Terre et la vie qui a sculpté son visage constituent jusqu’à preuve du contraire un hapax évolutif, une occurrence non reproductible, sans précédent ni réédition, sans seconde fois ni plan B, pour reprendre l’interprétation que le philosophe Vladimir Jankélévitch avait faite du mot dans La Mort (1966). Ainsi de la perte d’un enfant, pour sa mère : « Mais l’enfant qu’elle a perdu, qui le lui rendra ? Or c’est celui-là justement qu’elle aimait… Hélas, aucune force ici-bas ne peut faire revivre ce précieux, cet incomparable “hapax” littéralement unique dans toute l’histoire du monde. » Disons-le plus franchement : la vie terrienne est unie à la Planète bleue par un lien insécable. C’est la vie elle-même qui a construit son foyer, qui maintient l’équilibre dynamique global, répare le toit et consolide les murs, qui a créé le vent qui inonde nos cheveux et la chaleur qui caresse nos visages. C’est la photosynthèse qui a donné à l’atmo­sphère son oxygène, éradiquant alors toutes les autres formes de vie non adaptées, déclenchant des effets boule de neige qui ont couvert la Terre de glace jusqu’à l’équateur à plusieurs reprises. Entre la « Grande oxydation » – ou « Catastrophe de l’oxygène » – et l’apparition d’une vie qui ressemble à celle que nous connaissons : deux milliards d’années de labeur pour les bactéries.

Et voilà que l’on nous promet le même résultat pour Mars en une paire de siècles. Mars : une planète tellurique morte, parsemée de geysers de CO2, sans eau, sans champ magnétique, presque sans atmosphère, à la gravité trois fois inférieure à la nôtre, d’une température moyenne de - 65 °C… Il faut tout le talent des auteurs de science-fiction pour imaginer la possibilité d’une terraformation de cette pierre morte. Et il est pourtant des Elon Musk, patient zéro de l’« astrocapitalisme » en pleine métastase, pour vouloir nous emmener « tous » sur Mars. Pour quoi faire ? Sauver l’humanité, bien sûr, et « préserver la lumière de la conscience » alors qu’il est lui-même le signe annonciateur de l’extinction de celle-ci. Car quelle existence nous promet-on en réalité ? Nous embarque-t-on réellement vers une seconde Terre ? C’est plutôt la vie mutilée qui nous attend là-haut, là-bas. Il faut lire la description des avantages de la vie martienne par une chercheuse de la Nasa, Laura Kerber, enthousiasmée par les projets de Musk : « Pas d’embouteillages, pas de fourmis ou de termites en train d’envahir votre maison, pas de moisissures, pas de rats – c’est plaisant. Le fait que la planète soit complètement vide sera intéressant pour nous. Car ici, nous avons toutes ces lois et règles à respecter. Là-bas, vous pourriez inventer une nouvelle société en partant de zéro. [...] À chaque fois qu’il y a des roches et que je vois de l’herbe dessus, je me dis “Oh, enlevez-moi tous ces trucs biologiques, je veux voir les belles pierres en dessous”. Et sur Mars, je n’aurai pas ce problème. » Ces gens ont la vie en horreur. Comparant l’existence sur Mars à la vie dans une grotte : « Un endroit formidable [...], même température toute l’année, vous êtes protégé(e) de tout ce qui peut venir de l’extérieur… » Loin des délires de FarWest spatial et des chimères démiurgiques de créer demain une « Mars la Bleue », c’est bien la vie encapsulée, mutilée, contrôlée, régulée qu’on nous prépare en vue du no man’s land terrestre qui succédera à la catastrophe écologique. Une vie où la liberté de l’homme n’est plus qu’un souvenir. L’espace n’est même pas une échappée, c’est le terminus pour l’humanité simplifiée.

Numéro 49 : Nous n'irons pas sur Mars. En kiosques le 15/12. 

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