Rapport au travail

Salomé Saqué : l'urgence de travailler moins

Illustration : Uli Knörzer

Dans sa dernière chronique pour Socialter, Salomé Saqué explore les alternatives pour changer notre rapport au travail et réduire son emprise sur nos vies.

Fin 2021, alors que la France sort de la période de confinement, un nombre impressionnant de travailleurs décident de quitter volontairement leur poste. Surnommé par certains médias « grande démission », ce phénomène fait souffler un vent de panique chez les patrons français qui assistent, impuissants, au départ de 500 000 personnes chaque trimestre. Une étape supplémentaire semble franchie dans une « crise du travail » profonde que connaît notre pays (comme d’autres) depuis plusieurs décennies. Depuis les années 1970, le marché de l’emploi n’a cessé de se dégrader.

Chronique à retrouver dans notre numéro 57 « Manger les riches ? », disponible en kiosque et sur notre boutique !


En France, le taux d’emplois précaires a été multiplié par deux en quarante ans, plus de 9 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté et on compte 2,2 millions de chômeurs selon les derniers chiffres de l’Insee. C’est un peu moins qu’en 2020, mais le taux reste tout de même historiquement haut. Avec la tertiarisation du marché du travail et l’irruption du numérique, un nombre croissant d’emplois sont dépourvus d’utilité sociale ou de sens pour les travailleurs et travailleuses qui les exercent. La seule raison qui les pousse à obtempérer relève du « chantage au salaire », de l’obligation à « gagner sa vie » coûte que coûte dans un contexte social et économique de plus en plus détérioré.

Une situation largement décrite par l’anthropologue David Graeber à travers son concept de bullshit jobs, l’essor de ces « jobs à la con » qui prennent le relais et s’additionnent aux traditionnels « boulots de merde ». Autre ombre au tableau, la souffrance au travail, croissante en France, dont témoigne l’explosion du nombre de burn-out. Le dernier baromètre de la santé psychologique des salariés français réalisé en juin 2022 par OpinionWay pour le cabinet Empreinte Humaine donnait ce chiffre édifiant : 34 % des salariés seraient en burn-out et 41 % dans un état de détresse psychologique. Glaçant. 

Du « détravail » à la semaine de 4 jours

Et si ces considérations humaines ne suffisent pas, on peut y rajouter l’entrée dans une catastrophe écologique globale qui rend la transformation du marché du travail d’autant plus urgente : il est dorénavant suicidaire de s’accrocher au mantra « produire plus et consommer plus » alors que cela revient à augmenter notre consommation énergétique, accroître la pression sur les ressources, intensifier la pollution des milieux mais aussi émettre plus de gaz à effet de serre. La croissance économique actuelle n’est tout simplement pas compatible avec les limites planétaires, et la réduction du temps de travail est présentée par plusieurs spécialistes comme un outil de la transition écologique. Cette logique a donné naissance au mouvement du « détravail » : travailler moins et mieux. Cette mouvance trouve de plus en plus de défenseurs, mais aussi de relais au sein des médias, à l’image de la journaliste Paloma Moritz qui en défendait récemment les principes et la nécessité dans une vidéo sur Blast.

Et le chantier est immense : nous devons construire des emplois plus désirables, plus utiles, et surtout dont les finalités sont plus adaptées aux enjeux de notre époque, tout en sortant de la logique productiviste. Dans ce cadre, sans surprise, la réduction du temps de travail s’impose comme une évidence pour une partie des économistes – mais pas seulement. Nombreux sont celles et ceux qui, dans la population, et surtout du côté des plus jeunes, aspirent à un temps de travail plus restreint. Une récente étude de l’Ifop a révélé que 61 % des salariés français préféraient gagner moins d’argent mais avoir plus de temps libre, alors que c’était le contraire en 2008 ! 

L’une des solutions pratiques proposées pour réduire le temps de travail est la semaine de quatre jours. Dans les modèles les plus courants, les économistes hétérodoxes ont généralement théorisé une réduction du travail hebdomadaire à 32 heures réparties sur quatre jours en conservant le même salaire. En plus de potentiellement permettre une réduction significative du chômage, cette semaine modifiée permettrait d’améliorer la qualité de vie des travailleurs selon ses promoteurs, à l’image des économistes Jean Gadrey ou Pierre Larrouturou. Une chimère de gauche déconnectée de la réalité ? Plusieurs expérimentations de la semaine de quatre jours ont déjà été réalisées et se sont révélées fructueuses. La plus récente a été menée au Royaume-Uni. Après six mois de test, 56 des 61 entreprises britanniques qui l’ont testée ont décidé de garder ce rythme. Les bénéfices sont indéniables : le taux de burn-out a chuté de 71 %, 39 % des participants disent se sentir « moins stressés » etleur santé mentale et physique s’est considérablement améliorée, le tout pour un chiffre d’affaires similaire pour les entreprises.

D’autres vont encore plus loin, et défendent un changement de paradigme via le revenu de base ou le revenu universel. L’idée est de donner la possibilité aux individus de pouvoir réduire leur temps de travail rémunéré, voire… de le supprimer. Cela consisterait à octroyer à tous les individus une allocation à vie, tous les mois, sans exigence de contrepartie, qui serait cumulable avec un emploi. 

Le revenu universel, fausse bonne idée ? 

Selon ses défenseurs (dans notre pays, le mouvement français pour un revenu de base est une des références) cela permettrait d’obtenir une sécurité économique permanente pour se former à un métier qui nous plaît, s’occuper de ses proches, s’adonner à des activités personnelles ou s’impliquer dans la vie asso­ciative. Le revenu de base connaît cependant de très nombreuses versions, des plus libérales aux plus marxisantes, et reste une thèse très critiquée – y compris à gauche. Et comme il n’a jamais été testé à grande échelle, ses détracteurs craignent qu’un revenu universel ne justifie la destruction du système de protection sociale ou ne soit irréalisable dans le cadre de l’économie de marché mondialisée. 

L’économiste et sociologue Bernard Friot, critique du revenu universel, propose une alternative plus radicale : un salaire à vie, qui serait rattaché à la qualification personnelle et non à l’activité professionnelle. Les salaires s’établiraient alors en fonction de cette qualification, et seraient compris entre 1 700 euros et 5 000 euros, avec une moyenne à 2 500 euros. Une telle proposition vise à casser le lien que le capitalisme a voulu rendre indépassable entre revenu et travail, en élargissant à tous un statut comparable à celui dont bénéficient les fonctionnaires. Nous serions payés pour notre statut et non pour le travail que nous effectuons, ce qui constituerait une petite révolution. Le sociologue entend transformer l’intégralité du marché de l’emploi en considérant comme du travail les activités non marchandes telles que les études, le travail domestique ou associatif par exemple.

Alors revenu de base, salaire à vie ou semaine de quatre jours, comment réduire le temps de travail et modifier le marché de l’emploi ? La question mériterait de longs débats démocratiques. Malheureusement, nos dirigeants politiques vont actuellement à rebours de l’urgence écologique et sociale, et empêchent l’émergence de ces thématiques dans le débat public. La séquence des retraites et la large contestation qu’elle a vu naître sont peut-être l’occasion de pousser la réflexion plus loin collectivement, pour ne pas seulement s’atteler à défendre nos droits, mais à en créer de nouveaux. 

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