Engagement et injustices

Salomé Saqué : pour un éloge de l'indignation

Illustration : Uli Knörzer

Dans sa chronique pour Socialter, la journaliste Salomé Saqué fait l'éloge de l'indignation comme un premier pas et un formidable moteur vers l'engagement.

Quinze mai 2011, la Puerta de Sol, place principale située au cœur de Madrid, est noire d’une foule compacte. Alors que le monde subit les conséquences de la crise des subprimes, une partie des Espagnols se lève dans un mouvement non violent pour réclamer la justice, l’égalité et le droit à une vie digne. Les slogans secouent la capitale, chantés par des dizaines de milliers de personnes : « Démocratie réelle ! », « Cette crise, nous ne la paierons pas ! », « Ils ne nous représentent pas ! » Ceux-là qui ont décidé de ne plus accepter les politiques d’austérité sans sourciller se nomment les Indignés, et les vidéos de leur mobilisation sont diffusées partout à travers le monde. Si ce mouvement donne naissance à un parti politique qui montre rapidement ses limites, ces images sont restées gravées dans ma mémoire d’adolescente. Cette indignation collective avait quelque chose de galvanisant.

Dans Le Robert, l’indignation est définie ainsi : « Sentiment de colère que soulève une action qui heurte la conscience morale, le sentiment de la justice. » Depuis petite, ce sentiment m’anime autant qu’il me fascine, et j’ai trouvé dans mes reportages un lieu parfait pour laisser libre cours à la dénonciation de ce qui me paraît injuste. Mais rapidement, je me suis heurtée à un mur : l’indignation a mauvaise presse, et mes collègues m’ont conseillé à maintes reprises de me débarrasser de ce style embarrassant. Car un journaliste doit feindre l’indifférence et ne surtout, surtout pas s’indigner publiquement (sauf pour les quelques motifs d’indignation qui font l’objet d’un consensus, comme la guerre en Ukraine par exemple). Dans mon métier, on amalgame souvent l’indignation à une facilité de l’esprit promue par des moralisateurs de salon. Libération l’associe à Twitter, un réseau de l’« indignation permanente » ; lorsque des appels au boycott de la Coupe du monde émergent, on regrette sur BFMTV une « indignation à géométrie variable » ; Le Point explique de son côté que « s’indigner à tout va est totalement contre-productif » ; Olivier Babeau, président de l’ultra libéral Institut Sapiens, fustige lui dans Valeurs actuelles une « jeunesse biberonnée aux grandes indignations » en évoquant leurs combats écologiques ou antiracistes. Les articles, les tribunes, voire les livres sont en nombre pour dénoncer ceux dont l’indignation n’est le moteur de rien, ou pire, ceux qui s’indignent pour les mauvaises causes. 

L’indignation ou la mort 

Voilà qui m’a donné envie de redorer le blason de ce sentiment ô combien nécessaire. À mes yeux, la capacité à s’indigner est une vertu qu’il faut chérir puisqu’elle constitue le premier pas vers l’engagement. Quelle alternative à l’indignation ? La non-indignation, le choix de l’acceptation silencieuse. Ne pas s’indigner, c’est accepter le monde tel qu’il est, c’est se résoudre à l’immobilisme face aux injustices les plus insignifiantes, comme face aux horreurs les plus insupportables. Historiquement, c’est cet attentisme collectif qui a mené aux événements les plus sanglants, et ce sont les révoltes nourries d’une indignation débordante qui nous ont permis d’avancer vers plus de respect des droits humains et la réduction des inégalités.

Aujourd’hui, l’essor du système néolibéral et son individualisme roi conduisent à une forme de paralysie que seule l’indignation pourrait commencer à entamer, à condition qu’elle ne soit pas uniquement pulsionnelle, circonscrite, exceptionnelle. Seulement pour l’instant, nous semblons loin de la révolte collective.

Il y aurait pourtant motif à l’indignation en France. Les files d’attente pour l’aide alimentaire se rallongent chaque mois, 300 000 personnes vivent sans domicile fixe, et plus de 800 meurent chaque année dans la rue, sans que ça n’émeuve grand monde. Nos dirigeants restent indifférents aux scénarios apocalyptiques des rapports du Giec et nous conduisent tous à la catastrophe – et ça non plus, ça ne provoque pas d’indignation collective. Les discours intolérants, discriminatoires et haineux à l’encontre des minorités fleurissent dans l’espace public et prospèrent sans réelle indignation. C’est précisément parce que nous ne nous indignons pas, ou pas assez, que la température augmente aussi rapidement, que la biodiversité s’effondre et que les inégalités se creusent inéluctablement. 

Lorsque Stéphane Hessel écrivait Indignez-vous !, un appel à la résistance vendu à plus de 4 millions d’exemplaires depuis sa parution en 2010, il appelait non seulement à l’indignation, mais aussi à l’action pour changer ce qui défigure le monde. C’est la mobilisation, les actes de désobéissance civile, le refus de l’indifférence, l’implication individuelle dans le collectif qui mènent au changement et à la fin de l’injustice à l’origine de ladite indignation. 

Le premier pas vers l’action 

Aujourd’hui, certains s’inscrivent dans cette logique, des étudiants diplômés des grandes écoles, à l’image de ceux d’AgroParisTech, sont de plus en plus nombreux à appeler à l’indignation et à la résistance. En octobre dernier, Albane, étudiante à l’Essec, a terminé ainsi son discours de remise de diplôme : « Nous faisons partie de ceux et celles qui peuvent faire plus que les gestes quotidiens d’un citoyen [...] Nous pouvons miner les lobbies et les entreprises polluantes [...] Indignez-vous, indignons-nous, et construisons le monde auquel nous aspirons vraiment. »

Cette conclusion a le mérite de souligner l’une des limites de l’indignation : elle ne se suffit pas à elle seule. Souvent, elle ne mène qu’à de vaines esbroufes sur les réseaux sociaux qui retombent aussi vite qu’elles sont montées. Parfois, elle est utilisée pour alimenter le racisme, le sexisme, la haine, le harcèlement. De plus, l’indignation renvoie à la morale, or nous disposons toutes et tous de notre morale propre et de notre échelle de valeurs, mais elle n’en constitue pas moins un formidable moteur. C’est l’indignation face aux inégalités de genre qui a permis à des femmes de lutter pour leurs droits avec endurance et sagacité. C’est l’indignation face à l’occupation nazie qui a poussé Stéphane Hessel à résister. C’est l’indignation qui a donné lieu aux mouvements de contestation contre la réforme des retraites d’Alain Juppé en 1995, et aux mouvements de cette année contre celle d’Élisabeth Borne. Et c’est l’indignation qui permettra à des foules de se dresser contre les forces financières qui s’accaparent les richesses et détruisent la planète. L’indignation ne mène pas toujours à l’action, et c’est là son défaut le plus saillant. Elle n’est pas la solution en soi, elle est le déclencheur de cette solution, l’étincelle, qui ne donne pas toujours lieu à un grand feu de joie. Elle peut s’éteindre aussi rapidement qu’elle peut faire naître une révolution. 

Retrouvez cette chronique dans notre dernier numéro « Géo-ingénierie, c'est parti ? », disponible en kiosque en février-mars et sur notre boutique.


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