Journalisme et neutralité

Salomé Saqué : « l'illusion de la neutralité »

Après des débuts au Monde diplomatique et à France 24, Salomé Saqué acquiert une certaine notoriété pour sa couverture du mouvement des Gilets jaunes pour le média en ligne Le Vent se lève (LVSL). Spécialisée dans les questions économiques, elle rejoint Blast, le site d’information lancé en 2021 par Denis Robert. Elle est également chroniqueuse régulière dans l’émission 28 minutes sur Arte et Ça vous regarde sur LCP. Elle tient cette chronique pour Socialter.

« Journaliste engagée » : le qualificatif m’a été attribué dès le premier article de presse à mon propos. Un adjectif dont continuent à m’affubler aujourd’hui certains médias, internautes et commentateurs en tous genres quand ils ne me considèrent pas carrément comme « militante ». Du fait de mes choix de sujets (conflits sociaux, écologie, violences faites aux femmes, pauvreté, inégalités) et d’un ton parfois incisif, cette étiquette souvent utilisée pour me disqualifier est désormais collée à la super glue sur mon front : « engagée ». Comprendre : subjective et/ou partisane, émotionnelle, militante, voire carrément au service d’un parti politique.

Au-delà de mon cas personnel, si l’on suit cette logique, il y aurait donc les journalistes engagés et ceux qui ne le sont pas – les « non-engagés » se réclamant souvent d’une certaine « neutralité ». C’est d’ailleurs précisément ce qu’on m’a enseigné pendant mes études : un journaliste ne doit surtout pas « prendre parti » mais adopter une approche « objective ». Pourtant, atteindre cette impartialité impliquerait de gommer tous nos biais : notre vécu personnel, notre éducation, notre expérience. Nous avons des idées, des convictions, des préjugés. Nous pouvons (et nous devons) essayer de penser contre nous-mêmes, mais nous ne pouvons pas totalement évincer notre humanité, notamment lorsque nous sommes confrontés à la souffrance d’autrui.

Être journaliste, c’est par définition passer sa journée à faire des choix. Le choix d’un sujet, le choix d’un angle, le choix des personnes interviewées, le choix de la place laissée aux acteurs, aux témoins, aux spécialistes ou aux victimes d’un événement. Lorsque l’on tient une caméra ou un appareil photo entre ses mains, c’est le choix d’un cadre, d’un point de vue, d’une lumière, d’un focus. C’est aussi le choix de la hiérarchie des sujets dans un JT, une matinale ou un journal. C’est le choix d’un titre, le choix de mots et des virgules. Comment croire que cette myriade de choix n’est pas guidée par un regard personnel ? 

Engagement à géométrie variable 

S’il existe une diversité de tons, d’exercices journalistiques, de pratiques du métier, le distinguo entre les journalistes « engagés » et « objectifs » me semble relever de l’illusion naïve. Considérer qu’il faut donner la parole à l’extrême droite au nom de la pluralité et de l’objectivité, c’est un engagement. Considérer au contraire, comme le font Le Monde et Libération, que l’extrême droite n’a pas voix au chapitre, c’est aussi un engagement. Lorsque FranceInter en octobre dernier décide de consacrer une journée entière aux afghanes qui ne « doivent pas tomber dans l’oubli », c’est un engagement fort en faveur des femmes de ce pays. Elles sont qualifiées de «courageuses », ce qui leur arrive est « terrible » et les journalistes ne cachent pas leur empathie et leur soutien aux victimes d’un patriarcat violent et débridé.

Pourtant, personne n’a semblé considérer que FranceInter prenait là un « engagement » particulier ou que les journalistes qui intervenaient « militaient » pour elles. En documentant avec précision la situation des femmes sur place et les exactions commises par les talibans, en choisissant d’en faire un sujet majeur même s’il n’est pas au cœur des préoccupations des Français, la radio défendait une des valeurs chères à notre démocratie : l’égalité femmes-hommes. Elle ne donnait pas 50 % de temps de parole aux femmes et 50 % de temps de parole aux talibans, et pourtant, son objectivité n’a pas été remise en cause.

Pourquoi donc cette logique ne paraît-elle pas aussi naturelle lorsqu’elle est appliquée à d’autres domaines : politique, économique ou environnemental ? Pourquoi, au nom de la « neutralité », certains se sentent-ils obligés de donner autant de temps d’antenne au PDG de TotalEnergies (en partie responsable du déplacement forcé de 100 000 personnes en Tanzanie et en Ouganda) et à des militants écologistes bénévoles ? Ceux qui donnent 50 % de temps de parole aux deux vont plus facilement pouvoir brandir l’étendard de la neutralité, quand ceux qui vont recueillir et privilégier la parole des activistes au nom de l’intérêt public vont directement rejoindre la case de « journalisme militant ».

Lorsque des sujets font l’objet d’un consensus social, les journalistes dits « neutres » peuvent se permettre tous les écarts sur la forme et même assumer un jugement moral sans que cela n’offusque qui que ce soit, tandis que l’étiquette de « journaliste engagé » sera apposée sans discussion au malheureux qui aura l’audace d’utiliser les mêmes mots pour des sujets plus clivants. Un retournement bien pratique car, soyons honnêtes, dans la profession comme dans l’esprit des citoyens, un journaliste « engagé » est un peu moins journaliste qu’un « non-engagé ».

Et on touche au cœur du problème : établir cette distinction, c’est vider le journalisme de sa substance politique. C’est nier que les médias contribuent à façonner le paysage politique, l’opinion publique, et sont in fine l’un des visages de la démocratie. Dans une démocratie, le journalisme incarne, ou devrait incarner, un quatrième pouvoir qui garantit le bon fonctionnement des trois autres. Il ne se résume pas simplement à rapporter des faits glanés ici et là de manière aléatoire, mais consiste aussi à porter des valeurs, directement ou indirectement, et à garantir le bon fonctionnement des institutions. Ne pas pointer les failles démocratiques, ne pas « s’indigner » dans certains cas, c’est aussi contribuer à ce que rien ne change. Et on ne m’ôtera pas de la tête que ça aussi, c’est une forme d’engagement.

Occulter le rôle politique du journalisme porte un danger : s’aveugler au fait qu’il y a, en France comme ailleurs, des idéologies qui mènent la fameuse « bataille culturelle », et qu’elles remportent des victoires. En témoigne la diffusion de la théorie du grand remplacement, considérée comme raciste (ce qu’elle est) il y a encore dix ans, désormais acceptée dans de nombreux médias au nom de la diversité des opinions. 

Subjectivité doit rimer avec professionnalisme

Précisons cependant que si je ne crois donc pas une seconde à l’existence de l’objectivité dans le journalisme, je crois en revanche au professionnalisme. Je crois à l’éthique et la déontologie journalistique inscrites dans la charte de Munich, à laquelle nous sommes censés nous référer. Je crois que d’ailleurs c’est là le remède à la défiance des citoyens envers les médias – et pas la prétention à la neutralité. Nous pourrions sortir de cette posture de « sachants », au-dessus des masses auxquelles nous distillerions « l’information, la vraie ».

Ce qui distingue un journaliste d’un simple citoyen, ce ne serait pas alors son « objectivité », mais sa méthodologie : aller chercher l’information sur le terrain quand c’est possible, toujours recouper ses sources, ne pas relayer sans vérifier ou questionner les déclarations des politiques, entreprises ou associations, ne pas se laisser corrompre, laisser une place au contradictoire lorsque l’on met quelqu’un en cause publiquement, ne jamais omettre volontairement une partie essentielle des événements et, surtout, reconnaître publiquement que l’on a commis une erreur et la rectifier quand c’est le cas.

À titre personnel, je l’admets volontiers : j’ai parfois involontairement écrit des choses imprécises, voire fausses, que j’ai rectifiées dès que j’en ai été informée. Parce que je ne suis pas surhumaine, parce que je peux me tromper, voire me faire moi-même berner ou manipuler. Je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour que ça ne soit pas le cas, mais je suis convaincue qu’assumer mes failles et affirmer mon honnêteté est plus constructif que ladite neutralité. 

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