Carrière politique et déontologie

Salomé Saqué : pantouflage au sommet de l'État

Illustration : Marie Casaÿs

Après des débuts au Monde diplomatique et à France 24, Salomé Saqué acquiert une certaine notoriété pour sa couverture du mouvement des Gilets jaunes pour le média en ligne Le Vent se lève (LVSL). Spécialisée dans les questions économiques, elle rejoint Blast, le site d’information lancé en 2021 par Denis Robert. Elle est également chroniqueuse régulière dans l’émission « 28 minutes » sur Arte et « Ça vous regarde » sur LCP. Elle tient cette chronique pour Socialter.

L’annonce a surgi sur Twitter le 16 mai au petit matin : « Le Conseil d’Administration d’Hopium propose la nomination de Monsieur Jean-Baptiste Djebbari, Ministre délégué aux Transports, en qualité d’administrateur. » Hopium, c’est une société qui a l’ambi­tion de produire des véhicules à hydrogène comptant 500 chevaux sous le capot, que vous pourrez bientôt acquérir pour la modeste somme de 120 000 euros (pièce). Suite à cette annonce, l’ex-ministre, plus célèbre pour ses vidéos sur TikTok que pour son action publique, s’est attiré les foudres d’une partie des internautes qui se sont mués en archéologues numériques le temps d’une journée. Ils ont rapidement exhumé cette archive embarrassante : une vidéo de l’intéressé en visite de « courtoisie » à Hopium en septembre dernier alors qu’il est encore en fonction. Devant un coucher de soleil sublimant le véhicule aux allures futuristes, il évoque une « expérience assez dingue » grâce à un produit qui va « ouvrir une nouvelle page de l’histoire automobile française », rien que ça.

Visiblement embarrassée par la polémique frémissante, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) est intervenue précipitamment. Cette instance chargée de trancher sur le potentiel conflit d’intérêts a publié dans la foulée un « avis de compatibilité avec réserves ». Traduction : cette reconversion professionnelle est légale, mais le ministre ne doit pas entamer « de démarche » auprès du gouvernement, ni des membres de son cabinet et des services dont il dispose en tant que ministre, pendant les trois années qui suivent. Après cette publication, les « marcheurs » ont triomphé sur les réseaux sociaux : cet avis étant à leurs yeux une « victoire » face aux mauvaises langues qui ont eu l’outrecuidance d’accuser l’ex-ministre de conflit d’intérêts. Ils semblent cependant oublier que « légalité » n’est pas synonyme de moralité ou d’éthique. La légitimité des lois peut aussi être dénoncée – sinon, on n’en changerait jamais.

« Risques déontologiques substantiels »

Si l’on veut être tatillon, on pourrait relever que l’un des éléments évoqués par cet avis pour écarter le risque de prise illégale d’intérêts réside dans le fait qu’Hopium « n’a bénéficié d’aucune subvention publique ». Certes. Mais dans ses documents financiers publiés en début d’année, l’entreprise écrit noir sur blanc compter sur l’investissement public dans ce secteur. Elle souhaite s’appuyer sur l’accroissement du nombre de stations à hydrogène (difficile de conduire une voiture à hydrogène si on ne peut pas la recharger) installées à travers le pays. Un développement vivement encouragé par les 7 milliards d’euros attribués à l’hydrogène en 2021 par le gouvernement auquel Jean-Baptiste Djebbari a appartenu.

On pourrait aussi relever que le ministre a saisi la HATVP le 31 janvier 2022, soit au milieu de son mandat : il préparait donc déjà sa reconversion dans le privé, le tout en suivant une semaine par mois depuis 2019 un Master of Business Administration (MBA) de l’École polytechnique pour la somme de 49 000 euros – gérer l’ensemble des transports du pays laisse du temps libre visiblement. Un diplôme qui forme en partie… les futurs dirigeants du CAC 40.

Non content de sa reconversion dans le secteur des voitures, l’ex-ministre avait également prévu de rejoindre l’armateur CMA-CGM, alors qu’il avait géré des dossiers directement liés à ce géant de l’industrie, mais cette fois la HATVP, déjà sous le feu des critiques après l’épisode des voitures, a posé son veto : elle y voit des « risques déontologiques substantiels ».

Si l’histoire de Jean-Baptiste Djebbari peut paraître choquante, elle est pourtant terriblement banale. Elle s’inscrit dans une longue tradition de pantouflage (terme péjoratif pour désigner la reconversion d’un responsable public dans le privé), voire de « rétropantouflage » (passer du privé au public), et ce au sommet de l’État. Car l’ex-ministre avait déjà en premier lieu débarqué du privé pour officier dans le public. Avant d’accéder à cette fonction, cet ancien pilote d’avion a fait carrière dans les compagnies de jets privés et travaillé en tant que chef des pilotes pour une compagnie aérienne luxembourgeoise se livrant à des pratiques d’optimisation fiscale. Étant donné qu’il n’a cessé de promouvoir le secteur aérien malgré l’évident drame écologique duquel il participe, la nomination même d’un spécialiste des jets privés à la tête de ce ministère pourrait soulever une interrogation plus large : les responsables politiques défendent-ils l’intérêt privé (leur intérêt personnel, en l’occurrence) ou l’intérêt public ?

Une mafia d’État

Un faisceau d’indices permet de douter du dévouement de certains responsables, au vu du phénomène tentaculaire que constituent les pantouflages. En janvier dernier déjà, Marion Beyret, la conseillère en communication de Jean-Baptiste Djebbari (encore lui), avait créé la polémique en rejoignant le groupe Air France-KLM alors qu’on apprenait au même moment la nomination d’un député LREM, Mickaël Nogal, à la tête d’un lobby : l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA). Mais le cas emblématique du premier quinquennat d’Emmanuel Macron reste Brune Poirson : initialement cadre chez Veolia, une entreprise impliquée dans plusieurs scandales écologiques, elle devient secrétaire d’État auprès du ministre de l’Écologie, puis retourne avant la fin de son mandat de députée dans le privé, chez le groupe Accor en tant que directrice du développement durable de ce géant hôtelier. Ces allers-retours sont observables à l’Assemblée nationale, dans les cabinets ministériels, et s’étendent à l’ensemble de la haute fonction publique.

Le journaliste de Mediapart Laurent Mauduit a consacré un livre à ces pratiques intitulé LaCaste (La Découverte, 2018). Il estime qu’une « oligarchie capitaliste » s’est installée au sommet de l’État en occupant des postes-clés pour imposer ses vues et ses réformes néolibérales, en contradiction totale avec l’intérêt collectif. Pour lui, la HATVP n’est tout simplement pas à la hauteur, et des réformes sont urgentes pour mettre fin à cette porosité délétère entre le public et le privé. Un point de vue que partage aussi le journaliste de L’Obs Vincent Jauvert, qui a réalisé plusieurs longues enquêtes sur le sujet.

Il estime que les fonctionnaires d’État forment un type de « mafia » et souligne que 40 % des patrons et des membres du conseil d’administration du CAC 40 sont des hauts fonctionnaires. Ces pratiques systémiques sont d’ailleurs enseignées dans les grandes écoles, comme en témoignent ces déclarations du directeur de Sciences Po en 2021 devant un parterre d’étudiants, relevées par le journal Marianne : « On peut aussi – et je vous le recommande – faire des allers-retours [entre le privé et le public]. Parfois c’est mal vu, on dit qu’on pantoufle. Mais je pense que c’est assez riche de pouvoir aller dans différents univers professionnels. »

Pour l’instant, la « richesse » semble surtout pécuniaire pour ceux qui pratiquent le pantouflage. Vincent Jauvert estime qu’il y a 2 000 hauts fonctionnaires en France, dont la moitié se partage les plus hauts postes. Leurs revenus annuels oscillent selon lui entre 200 000 et 500 000 euros, sans compter les actions et dividendes. Car ceux qui sont embauchés par le privé après avoir officié au sommet de l’État sont recrutés précisément pour leur connaissance aiguë de cette administration... et aussi de ses failles. Ils travaillent donc contre l’intérêt collectif, après avoir été censés le défendre. Si l’on adopte cette lecture, de nouvelles lois visant à endiguer ce phénomène ne paraissent pas optionnelles, tout particulièrement dans le cadre de la transition écologique où intérêts publics et privés sont résolument incompatibles.

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